vendredi 28 septembre 2018

Télécharger la boîte de Pandore

                                                     

                                                      La boîte de Pandore, format E-PUB

MUSIQUES ÉCOUTÉES DURANT L'ÉCRITURE DE CE ROMAN

Vivaldi, Les Quatre Saisons, version classique et version hard-rock.
  Supertramp, " Fool's Overture ".
  Peter Gabriel, " In Your Eyes ".
  René Aubry, " Steppes ".
  Pink Floyd, " Shine on Your Crazy Diamond ".

Remerciements

REMERCIEMENTS
  À Amélie Andrieux qui m'a éclairé, soutenu et supporté durant toute l'écriture de cet ouvrage.

  À mon éditeur, Richard Ducousset, qui me suit depuis 28 ans.
  À ma nouvelle éditrice, Caroline Ripoll, qui m'a aidé à accoucher de ce dernier bébé.

  À MES AMIS MAGICIENS.
  Pascal Leguern qui m'a appris le tour de magie " Malgré moi " (et m'a enseigné l'hypnose de spectacle).
  Yann Frisch et Éric Antoine qui m'ont aidé à l'améliorer en me montrant des variantes sur ce tour de leur invention.

  À MES AMIS HYPNOTISEURS RÉGRESSIFS.
  Thierry Leroux (ancien batteur de Johnny Hallyday) qui m'a permis de faire ma première séance de régression (me donnant l'impression, comme par hasard, de visiter l'Atlantide).
  Alessandro Jodorowski, qui m'a initié à l'hypnose de projection dans des mondes imaginaires (et enseigné la lecture des cartes de tarot).
  Sabine Mulko qui m'a fait découvrir l'hypnose ericksonienne.
  David Picard qui, lors d'une séance mémorable, a fait évoluer ma technique de plongée dans mes vies antérieures et m'a fait visiter une vie particulièrement surprenante (archer en Angleterre en 1200, un travail qui ressemble finalement assez à celui d'intermittent du spectacle... puisqu'on attend qu'il y ait des batailles pour avoir du boulot comme un acteur attend d'être engagé dans des films).

  À MES AMIS HISTORIENS.
  Franck Ferrand.
  Julien Hervieux, prof d'histoire (aussi connu sous le nom d'" Odieux Connard " pour son blog Internet).
  Vivianne Perret, historienne (spécialiste entre autres d'Houdini et de l'histoire de la magie).

  À MES PREMIERS LECTEURS QUI ONT EU LA PATIENCE DE LIRE LES 11 VERSIONS BROUILLONS COMPLÈTEMENT DIFFÉRENTES DE CET OUVRAGE (à chaque fois je change d'intrigue et de personnages) : Jonathan Werber, Zoé Andrieux, Sylvain Timsit, Mélanie Lajoinie, Sébastien Tesquet, Agathe Maire, Isabelle Doll, Charlotte Ganouna-Cohen, Laurence Malençon, Laurent Bertin, Stéphane Pouyaud, Hélène Pau, Gilles Malençon, Béryl Husser, Steven Le Bozec, David Galley, Gil Meyland.

134.


  Les deux Atlantes sont tellement épuisés et assoiffés qu'ils ne parviennent plus à tenir debout. Ils parcourent les derniers kilomètres à quatre pattes, puis rampent jusqu'à l'oasis de Siwa.
  Enfin, Geb et Nout se désaltèrent dans l'eau douce du lac turquoise.
  Ils cueillent des végétaux pour s'en nourrir, se reposent un peu, avant de reprendre leur route pour rejoindre la grotte de la montagne blanche.
  Ils n'ont guère de difficulté à trouver la cavité rocheuse et franchissent son seuil. Nout veut descendre dans le tunnel qui se révèle face à eux, mais son compagnon lui indique qu'il doit au préalable prendre une disposition. Il cherche un gros rocher rond puis, de l'intérieur, il le pousse comme une porte coulissante jusqu'à obstruer entièrement le passage. Geb et Nout allument des torches et descendent au plus profond du tunnel jusqu'à atteindre une caverne circulaire.
  - Nous y voilà, annonce Geb.
  Les deux Atlantes déposent les deux jarres de terre cuite sur une plateforme rocheuse.
  - Maintenant, nous avons accompli ce que nous devions accomplir, dit Geb. Il y a une chance infime pour que cela soit lu, mais une chance quand même.
  Nout sort de sa poche deux fioles contenant un liquide bleu. Ils boivent le poison à tour de rôle.
  Tous deux s'étendent sur le sol. Ils ont encore les yeux ouverts et regardent le plafond couvert de stalactites. Nout vient poser sa main dans celle de son compagnon.

  - C'était bien, hein ? dit-elle.
  - La vie est facile quand tu acceptes l'existence que tu as reçue. Et que tu en profites un maximum.
  - J'ai adoré tout ce que j'ai vécu.
  - Moi aussi, grâce à toi, reconnaît-il.
  Ils inspirent amplement.
  - J'aimerais te retrouver plus tard, déclare-t-elle.
  - Comment pourrons-nous nous reconnaître ?
  Ils sentent que leurs cœurs, qui battent à l'unisson, commencent à ralentir.
  - Je porterai un collier avec un dauphin bleu en pendentif. Cela pourrait constituer un bon signe de reconnaissance, n'est-ce pas ?
  Ils s'embrassent, ferment les yeux et sourient.
  - Adieu, Nout.
  - Maintenant qu'on sait ce qu'il advient de nos âmes, disons-nous plutôt " au revoir "...



133.


  - " Ensuite, vous verrez bien ? " Cela veut dire quoi ? demande René après avoir noté le texte sur son ordinateur.
  - Ce n'est qu'une première mouture. Cela signifie que, pour chacun, l'expérience sera différente. Peut-être que certains ne trouveront rien, peut-être qu'ils trouveront comme toi des sortes de petits films dont ils sont les héros.
  - Donc on aurait pu aussi bien finir par " Ensuite, advienne que pourra " ou " Ensuite, il se passera ce qu'il doit se passer " ?
  Elle lui masse les épaules. Devant eux, l'océan.
  - Tu crois toujours que tout est écrit, comme dans ton tour du " Malgré moi " ?
  Elle se retourne, le fixe de ses grands yeux verts.
  - Je pense que les choses tendent naturellement vers une direction précise, quels que soient nos choix. Nous devions nous rencontrer, nous devions faire l'expérience de la régression, nous devions nous revoir, tu devais sauver les cent quarante-quatre Atlantes, nous devions aller en Égypte.
  - Et les jarres et les squelettes devaient être détruits aussi ?
  - Probablement. Et nous devions nous retrouver tous les six pour nous installer aux Bermudes.
  Elle l'embrasse.
  - Et nous devions nous embrasser à cette seconde. Cela doit être écrit quelque part, dans un roman, un scénario de film ou un grand livre des destins.
  - Tu m'expliqueras un jour le truc de ton tour du " Malgré moi1 " ?
  Elle lui adresse un clin d'œil.
  - Tu ne crois pas que cela peut être intéressant de garder une part de mystère ? En fait, comme pour tous les tours de magie, tu risques d'être très déçu quand tu sauras combien c'est simple. Regarde ton Geb, comment vivrait-il si tu avais pu lui dire tout ce qu'il va lui arriver ? Et toi ? Comment vivrais-tu si tu pouvais lire dans un livre la suite de ta propre vie ?
  - Je ne crois pas que tout est écrit. Je crois que nous avons notre libre arbitre. Il n'y a encore personne derrière la porte 113. Et peut-être même que, pour Geb, à cette seconde, il existe encore une marge de manœuvre pour qu'il arrive quelque chose d'imprévu. Qui sait ?

Note
  1. Si vous voulez connaître l'astuce du tour de magie " Malgré moi ", voici l'adresse Internet sur laquelle j'ai déposé l'explication pratique : www.bernardwerber.com/pandore/malgre-moi/


132. MNEMOS. HYPNOSE RÉGRESSIVE.

Installez-vous dans un endroit tranquille où vous ne risquez pas d'être dérangé.
Éteignez votre téléphone portable, éteignez tous les écrans autour de vous, éteignez la lumière.
Défaites votre ceinture et débarrassez-vous de tout ce qui peut vous serrer : montre, bracelet, lunettes, bague, collier...
Étendez-vous de manière à relaxer complètement votre dos.
Fermez les yeux, respirez de plus en plus lentement jusqu'à ce que vos poumons soient bercés par une vague douce et lente.
Visualisez un escalier. C'est l'escalier qui mène à votre inconscient. Chaque fois que vous descendez une marche, vous descendez plus profondément en vous-même, mais sans vous endormir, juste en atteignant un état de relaxation qui vous fait oublier tous vos problèmes pour vous rapprocher de votre essence la plus intime.
10, 9, 8... descendez chaque marche en sachant que vous vous approchez de la porte de votre inconscient.
... 7, 6, 5...
Préparez-vous à voir la porte de votre inconscient. Et souvenez-vous que, derrière, il y a vos vies antérieures.
... 4, 3, 2, 1... zéro !
Ça y est, vous y êtes. Vous voyez la porte de votre inconscient, observez-la. Regardez sa poignée, tournez-la.
Derrière cette porte, vous trouvez un couloir aux portes numérotées.

Derrière chacune de ces portes se trouve un accès à l'une de vos vies précédentes.
Avant d'ouvrir une porte, faites un vœu. Dans ce vœu, indiquez quelle vie vous voulez visiter et précisez à quel moment de cette vie vous voulez accéder.
Une fois que votre souhait est clairement formulé, une porte s'éclaire pour vous indiquer qu'elle correspond à votre choix. Ouvrez-la.
Et ensuite...
Ensuite, vous verrez bien.



131.

C'est un fiasco.
  L'émission sur la comparaison des règnes de Louis XIV et de Louis XVI obtient des résultats d'audience très décevants.

  Les six membres se retrouvent autour de la table ronde du patio qui donne sur la plage. L'ambiance est à la morosité.
  - Ce n'était peut-être pas un bon choix de sujet. Je pense que cela n'a intéressé que les Occidentaux. Et encore, beaucoup d'Américains ignorent l'histoire de France, rappelle Gauthier.
  - Alors, comme " idole à déboulonner ", après Louis XIV, je peux vous proposer John Kennedy.
  - Ce fut le meilleur président américain !
  - C'était l'un des pires. Son père était Joseph Kennedy, mafieux, gangster qui trafiquait de l'alcool sur la frontière canadienne, ambassadeur des États-Unis en Angleterre en 1938, qui a milité pour que l'Amérique ne s'engage pas dans la guerre contre son " ami " Hitler. Le fils, John Kennedy, était accro aux narcotiques, se livrait à des orgies sexuelles organisées par son frère à la Maison-Blanche. C'était un fou qui a fait fabriquer à profusion des missiles nucléaires, ce qui a accru la tension avec les Russes, risquant à tout moment de dégénérer en troisième guerre mondiale. Il a frôlé la catastrophe avec l'affaire de la baie des Cochons à Cuba, destinée uniquement à assurer sa popularité en vue des prochaines élections. C'est lui aussi qui, en 1961, a envoyé les soldats américains au Vietnam, rappelle René.
  - Moi qui ai toujours cru que Kennedy était un président beau, riche, honnête et courageux ! C'est peut-être parce que je le jugeais par rapport au choix de sa femme : la formidable Jackie, reconnaît Nicolas.
  - Il est intéressant de faire tomber les vedettes médiatiques de leur piédestal entièrement fabriqué par des conseillers en communication, ajoute Gauthier.
  - Tu as d'autres exemples de types qu'on croyait admirables et qui se révèlent être décevants ? questionne Nicolas.

  - On sait maintenant que Staline, longtemps considéré comme l'incarnation du communisme, était un agent tsariste infiltré chez ces mêmes communistes. Et c'est lui qui a transformé la révolte des soviets en une dictature du prolétariat encore plus dure et totalitaire que le règne du tsar.
  - J'ignorais cette partie de l'histoire, reconnaît le journaliste. Qui d'autre ?
  - Je parlerais de Mao Tsé-Toung, libérateur du peuple qui a éliminé tous les intellectuels et fait disparaître avec sa révolution prétendument " culturelle " trois mille ans de tradition raffinée et de science chinoise.
  - Qui d'autre ?
  - Che Guevara, ou Saint-Just, deux icônes révolutionnaires soi-disant romantiques qui ont sur la conscience des milliers de morts inutiles et d'innocents suppliciés.
  - Et pourtant ils sont arborés sur les tee-shirts des jeunes ados qui se veulent révoltés, dit Nicolas.
  - Je parlerais de Napoléon qui a envahi les pays voisins pour placer comme rois fantoches sa famille et ses copains. Je parlerais de César, un autre mégalomane qui n'a fait que semer la guerre et la désolation pour satisfaire ses ambitions politiques. Tous ces types qui ont causé des catastrophes en chaîne ont pourtant été retenus par les historiens comme de grands dirigeants charismatiques.
  - Il faut reconnaître que, dans l'inconscient collectif, on a fini par admettre l'idée que si tuer une personne est un crime, tuer des millions de personnes est un projet politique ambitieux..., ironise Nicolas qui s'intéresse de plus en plus aux sujets évoqués par René.

  Tous réfléchissent aux raisons de l'échec de leur première émission " Mnemos ".
  Opale ressert un peu de vin rouge, ce qui a pour effet de les détendre.
  - Ne te contente pas de dénoncer les dictateurs, René. Il faut aussi que tu sois plus positif, parle-nous des vrais héros oubliés, rappelle Élodie. Parle-nous des vrais types admirables qui ont juste raté leur campagne de communication : Hannibal, Pythagore, Lamarck, Semmelweis. Tu sais, tous ceux dont tu me parlais à la cantine de Johnny-Hallyday. Les gens ont plus besoin de personnages à admirer que de fantoches à mépriser.
  Une fois de plus, René reconnaît la justesse d'analyse de son amie.
  - Je ferai ma prochaine chronique sur le pharaon Akhenaton. Il a essayé de moderniser et de démocratiser la société égyptienne, mais a été assassiné par un complot des prêtres du culte d'Amon qui ont tout fait pour salir son image avant d'essayer purement et simplement de le faire oublier.
  - Cela ne marchera pas, dit Cerise.
  Tous se tournent vers elle.
  - Nous voulons dire la vérité, mais nous nous y prenons comme des menteurs. Internet regorge de sites complotistes qui eux aussi prétendent dire la vérité et finalement diffusent des mensonges encore plus gros.
  ... qui passionnent mon père.
  - C'est parce que nous avons un ton et une manière de dénoncer le système ancien qui sont démodés, ajoute la jeune femme.
  - Elle a raison, de tout temps, chacun prétend détenir la vérité face aux autres qui seraient des menteurs, renchérit Nicolas. Nous apparaissons comme des prétentieux qui affirment parler au nom de la vérité au milieu d'autres prétentieux. Notre site ne semble proposer qu'un point de vue subjectif au milieu d'autres points de vue subjectifs. Nous ne pouvons pas apporter la preuve absolue que nous seuls détenons la vérité.
  Tous saisissent la pertinence de la remarque.
  - Alors on fait quoi ? On baisse les bras et on renonce à donner notre vision de l'histoire du monde ? s'agace René.
  - Commençons par dire la vérité sur ce qu'on connaît le mieux et que les gens qui nous écoutent connaissent le moins bien, dit Cerise.
  - Quoi ?
  - Nous. Je pense qu'il faut signaler que la source de nos informations historiques est l'hypnose régressive, ajoute la jeune femme brune.
  - Je te suis à 200 % ! Mais on va passer pour des illuminés, signale Opale.
  - Cerise a raison. Ainsi nous n'aurons plus l'image de savants, mais de passionnés d'histoire qui utilisent un nouvel outil pour explorer les recoins cachés du passé, reprend Élodie.
  Dans l'arbre en face d'eux apparaissent deux petits singes qui les observent en dodelinant de la tête.
  - Évoquer l'hypnose régressive ? répète Gauthier, sceptique.
  - Au moins cela aura l'avantage d'être original, dit Élodie. Ton Mnemos sur Louis XIV et Louis XVI, tu l'as écrit à partir de documents historiques connus. Tu n'as fait que sélectionner certains papiers et certains témoignages. Un autre historien pourra dire le contraire en sélectionnant d'autres papiers et d'autres témoignages. Il y aura toujours un doute et une suspicion de partialité. Mais imagine comment serait ta rubrique si...

  La jeune femme laisse planer le suspense.
  - Si ? questionne Gauthier.
  - Si René pouvait raconter la vie quotidienne à Versailles avec des détails croustillants qu'on ne trouve dans aucun livre.
  Profitant de ce que la fenêtre est entrouverte, un petit singe pénètre hâtivement dans la pièce et vole une banane dans la grande corbeille de fruits posée sur la commode. Personne n'y prête attention.
  - Imagine si toi, René, tu pouvais raconter l'exécution de Louis XVI comme si tu y étais. Comme un documentaire réalisé grâce à un nouvel outil, une sorte de machine à remonter le temps qui n'a pour seules limites que celles de la pensée. De même, tu pourrais raconter la vie dans les provinces, dans les champs, dans le château de Léontine en donnant des informations exclusives, puisqu'elles seront issues de tes voyages dans le temps en hypnose régressive.
  Gauthier, en tant que professionnel de la communication, ne veut pas paraître dépassé, mais il n'est pas convaincu.
  Opale prend donc le relais :
  - Cerise a raison. Il faut utiliser notre spécificité et la mettre en avant. Ensuite, les gens sentiront par le nombre de détails que nous leur fournirons que cela ne peut pas être issu uniquement de notre imagination délirante. Et c'est là où " Mnemos " prendra tout d'un coup sa place dans la mémoire collective. Par la masse des détails inconnus qui se recoupent, sont cohérents et permettent d'expliquer ce que les historiens normaux n'arrivent pas à expliquer. Notre force sera la précision dans les descriptions de scènes.
  Les six s'observent mutuellement.
  - Vous voulez que nous pratiquions tous des régressions ? demande René.

  - Pourquoi pas ? À nous six, en prenant comme postulat que nous avons, chacun d'entre nous, eu une centaine de vies, à toutes les époques et dans tous les pays, nous allons pouvoir couvrir un champ très large, assène Élodie.
  - C'est toi qui me dis ça ? Je croyais que tu considérais Opale comme une manipulatrice...
  - Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Le monde évolue, j'évolue. Et puis, avant, je ne la connaissais pas vraiment. On juge vite ce qu'on ne connaît pas pour se convaincre qu'on le domine.
  Élodie laisse l'idée germer dans son esprit, puis reprend :
  - Plus nous aurons de détails qui se recoupent, plus nous serons crédibles. C'est comme cela que nous rendrons à l'humanité la vérité sur son passé.
  Les six sont de plus en plus excités par cette nouvelle proposition.
  - Cela sera une psychanalyse collective à l'échelle de la planète, s'enthousiasme Opale. Ensemble, nous retrouverons les vérités cachées, comme j'ai découvert le massacre oublié des six cents sorcières basques.
  - Ça ne sera pas facile de faire admettre une telle méthode, nuance Gauthier.
  - Ne sois pas défaitiste, le coupe Élodie. C'est normal que les gens soient un peu récalcitrants à affronter les vérités cachées ou oubliées. Cela prendra du temps. Mais c'est un projet nouveau. " Psychanalyse collective à l'échelle planétaire ".
  - Cela pourrait être le prochain grand challenge pour arriver à un apaisement mondial : dire la vérité sur ce qu'il s'est vraiment passé, insiste Élodie.

  Gauthier boit du vin comme s'il souhaitait lui-même abolir ses dernières réticences. Il répète :
  - " Les secrets de famille de l'humanité ".
  - Oui, ce qui fermente dans nos caves, comme de vieux fromages oubliés qui n'en finissent pas d'empuantir toute la maison.
  - Dans ce cas, peut-être qu'il faut aller plus loin, ajoute Gauthier.
  - Tu penses à quoi ?
  - Diffusons les outils pour que tout le monde fasse comme nous. Instruisons-les sur la manière de s'y prendre.
  Plusieurs petits singes surgissent par la fenêtre, convaincus par les premiers qu'il y a des aliments à glaner dans cette villa.
  - Mais encore, Gauthier ?
  - Opale n'aura qu'à proposer une séance d'hypnose régressive en direct sur Internet, pour tous ceux qui ont envie de tenter l'expérience. Comme elle l'a fait pour René.
  Nicolas approuve.
  - Des dizaines de millions de personnes pourront ainsi vivre en direct l'expérience que tu as vécue, René. Elles pourront accéder à leur mémoire profonde et venir témoigner.
  - Et nous nous prêterons aussi à l'expérience en même temps, précise Cerise.
  Les six décident de ne pas attendre. Ils se séparent pour préparer la prochaine émission. Opale, très motivée, dicte à René un Mnemos décrivant sa technique de guidage. C'est ce texte qu'elle compte lire à voix haute face à la caméra.

130.

Les deux Atlantes sont épuisés. Ils n'ont pas cessé de marcher vers le sud.
  Depuis qu'ils ont quitté Mem-phis, ils n'ont trouvé aucun point d'eau, ni aucune zone d'ombre. Ils utilisent l'étoffe de leurs vêtements pour se protéger la tête. Lorsque la température est vraiment trop élevée, ils s'arrêtent et attendent. Ils n'ont plus suffisamment d'énergie pour parler.
  Ils se regardent et se comprennent. Un simple sourire suffit à les encourager à continuer quand l'un des deux perd confiance.
  Lorsque la température devient enfin plus supportable, ils repartent.
  La nuit, ils s'arrêtent pour dormir. Il fait très froid, mais au moins ils profitent d'un peu d'humidité. Et en léchant leurs vêtements, ils peuvent récupérer un peu de rosée du matin.
  Inlassablement, ils replacent les jarres contenant leur passé sur leur dos et reprennent leur chemin.



129. MNEMOS. LOUIS XIV ET LOUIS XVI.

On croit souvent que Louis XIV fut un grand roi et Louis XVI un roi déplorable parce que le premier s'est autoproclamé " Roi-Soleil ", a construit Versailles, a multiplié les conquêtes amoureuses alors que le second a fini cocu et guillotiné sous les huées de la foule.
Mais si on regarde bien les faits, la réalité est tout autre. Louis XIV fut l'un des pires rois de France et Louis XVI probablement le meilleur.
Rappelons en effet la succession des événements : Louis XIV, roi mégalomane, a passé l'essentiel de son règne à engager des guerres très coûteuses sur toutes ses frontières, qu'il a souvent perdues.
Il a fait arrêter son ministre Nicolas Fouquet uniquement par jalousie et a récupéré tous les amis de Fouquet pour les installer à sa propre cour. Pour n'en citer que quelques-uns : le comédien Molière, le fabuliste Jean de La Fontaine, le dramaturge Pierre Corneille, le cuisinier Vatel, le musicien Lully, le peintre Poussin. Seul La Fontaine a osé dénoncer la trahison de Louis XIV envers Fouquet.
Louis XIV a fait interdire la liberté de la presse, il a exempté les nobles d'impôts, il a ruiné le pays pour embellir Versailles (copie fastueuse du château de Vaux-le-Vicomte du même Fouquet).

Le Roi-Soleil n'a pas su endiguer la grande famine de 1693-1694 qui a ravagé le pays (2,8 millions de morts !), et il a maté toutes les révoltes populaires par des massacres systématiques - comme la révolte des camisards.
Il a interdit le culte protestant et persécuté ses membres, les forçant à fuir le pays, alors même que ces derniers participaient activement au dynamisme économique et culturel du pays - comme les Rockefeller dont l'ancêtre était le marquis de Roquefeuille.
Une fois Versailles construit, au prix de la vie de centaines d'ouvriers, ce monarque a passé son temps à jouer aux cartes dans son château transformé en casino et à participer à des orgies avec ses nombreuses maîtresses auxquelles il transmettait systématiquement ses maladies sexuelles, notamment la petite vérole. Il finit par mourir d'une gangrène à la jambe, dégageant une odeur pestilentielle qu'il tentait maladroitement de dissimuler derrière des parfums, entouré de ses courtisans qui continuaient à lui réclamer des faveurs. Il laisse à sa mort le pays ruiné.
Mais il avait pris la précaution de s'entourer de biographes flatteurs et les tableaux le représentant étaient trompeurs. Son portrait le plus célèbre est l'œuvre du peintre Hyacinthe Rigaud qui avait utilisé comme modèle le corps du plus grand athlète de l'époque, ne gardant du roi que son visage.
À peine arrivé sur le trône, Louis XVI a voulu réparer les erreurs de son grand-père. Il a aboli la monarchie absolue pour revenir à la monarchie constitutionnelle, s'inspirant du modèle anglais, beaucoup plus souple et moderne.
Il a nommé un ministre efficace, Turgot, pour analyser la situation économique du pays. Il a lancé la première enquête proposant aux gens du peuple de témoigner de leurs problèmes personnels, les fameuses " lettres de doléances ". Des millions de gens du peuple jusque-là méprisés, ignorés et qui n'avaient pas le droit à la parole racontaient leurs soucis quotidiens.
De plus, Louis XVI a décidé d'abolir le servage qui subsistait encore en France. Il a fait cesser les orgies à Versailles et chassé la nuée de nobliaux parasites qui s'y étaient installés ; il a rétabli un impôt équitable pour tous, riches et pauvres, quitte à se mettre toute l'aristocratie à dos. Il a su endiguer les risques de famine grâce à la diffusion d'un nouveau tubercule amené par Parmentier : la pomme de terre. Il a rétabli la liberté de culte, mis fin aux persécutions religieuses, interdit l'usage de la torture par la police.
Dans le domaine économique, il a lancé toutes les réformes nécessaires au passage à l'ère industrielle, et financé la révolution américaine grâce au marquis de La Fayette, une victoire qui a permis de ralentir l'expansion coloniale anglaise. Il a financé des expéditions pour explorer de nouvelles terres dans le monde entier, ce qui a permis d'accroître l'empire colonial français. Il obligeait les colons à respecter les populations autochtones. Quand les mouvements de révolte populaire ont commencé à enflammer Paris, il a interdit à sa police de tirer sur la foule : " Jamais un soldat français ne fera couler le sang d'un autre Français. " Cet honorable scrupule a entraîné sa chute.
Quand il est monté sur l'échafaud, dernière élégance, Louis XVI a demandé au bourreau : " A-t-on des nouvelles de monsieur de La Pérouse ? ", un explorateur français qui n'avait pas donné signe de vie depuis plusieurs semaines, avant de placer sans défaillir sa tête sous la guillotine.

128.


  Les six sont enfin prêts.
  Leur chaîne s'appelle " Mnemos " et leur logo est formé d'une page des manuscrits de la mer Morte.
  Gauthier a récupéré le fichier des abonnés de sa chaîne et leur a envoyé une alerte pour les inciter à suivre le programme. Cerise a monté un générique en images de synthèse qui mélange tableaux anciens et photos historiques modernes. Nicolas a fabriqué l'arrière du décor en dévalisant un antiquaire de Hamilton. Élodie en a composé le devant avec un bureau, un buste de Pythagore, un dauphin crétois, un chat égyptien et une colonne romaine.
  Le soir même, désireux de ne pas perdre plus de temps et de tester la formule, ils filment une première séquence vidéo en anglais, afin de toucher une plus large audience. Cette première émission s'ouvre sur un sujet dont tout le monde a, selon René, une vision erronée : les règnes des deux rois de France Louis XIV et Louis XVI. Il se place face à la caméra de Cerise et lorsque celle-ci lui fait signe qu'elle est prête, il livre en direct sa version du passé.

127.

Ils marchent au milieu des dunes de sable beige. Au-dessus d'eux, le soleil blanc brûle tout. Sur leur dos, ils portent les deux jarres contenant leur histoire. Elles sont maintenues sur leurs épaules par des courroies en corde.
  - Tu es sûr que c'est par là ? questionne Nout.
  - Né-hé m'a montré précisément la grotte en voyage astral. Je sais où elle se trouve exactement. Il faut seulement continuer vers le sud, répond Geb.
  - J'ai soif.
  - Tiens bon. Ce n'est plus très loin. Cela vaut le coup de supporter cette traversée du désert : il en va de la mémoire de notre civilisation.



126.

Le Poisson volant file, longeant la côte nord-africaine. Il dépasse la Libye, puis la Tunisie, l'Algérie, le Maroc. Il franchit le détroit de Gibraltar pour rejoindre l'océan Atlantique.
  Les six Français naviguent sans la moindre terre en vue. Au bout de plusieurs semaines de traversée, ils parviennent à l'archipel des Açores, au cœur de l'Atlantique, et font halte sur l'île de Pico.
  Ils songent, au début, à rester aux Açores, mais le décor rugueux et l'hostilité des autochtones, anciens chasseurs de baleines et de dauphins, leur semblent peu propices.

  Alors, ils repartent vers l'ouest. Encore des jours, encore des nuits avec pour seul décor l'océan, les baleines et les dauphins.
  Ils arrivent ainsi dans l'archipel des Bermudes, autre groupement d'îles dans l'Atlantique, qui constitue peut-être le résidu d'un continent englouti.
  Ils observent les côtes depuis leur voilier.
  - Je crois que nous avons trouvé l'endroit idéal pour notre projet, avance Élodie.
  - La météo est clémente, les plages sont de sable fin, l'eau est claire. On a l'impression d'être loin de tout, ajoute Gauthier.
  - On va être comme en vacances, dit Cerise.
  Ils ont franchi 8 800 kilomètres entre la côte égyptienne et la côte des Bermudes. Le Poisson volant fait le tour de l'île par le sud et pose l'ancre dans le port de la baie d'Ely. Ils rejoignent enfin la terre ferme, et se mettent aussitôt à la recherche d'une agence immobilière. Par chance, il y en a plusieurs dans l'avenue principale de Somerset Village. Il leur est conseillé de s'installer dans ce coin à l'ouest de l'archipel des Bermudes, le plus loin possible de l'aéroport international situé sur l'île de Saint-David à l'est de l'archipel.
  Durant la journée, ils visitent plusieurs maisons et décident de ne pas perdre plus de temps. Profitant de l'héritage de Léontine de Villambreuse, ils louent une petite villa de Somerset Village, qui donne directement sur la plage de Long Bay située au nord-ouest de l'île.
  La bâtisse est de construction récente, solide pour résister aux ouragans et a bénéficié des plus récentes techniques de domotique. Ils s'installent dans les trois chambres et passent leur première nuit tranquille sur terre.
  Le lendemain, ils procèdent à des achats. Tout d'abord des réserves de nourriture. Puis ils louent une voiture et rejoignent la capitale, Hamilton. La ville aux bâtiments colorés qui évoquent des maisons de poupée est un pur joyau de l'empire colonial anglais. Même les policiers portent encore le casque typique des bobbies londoniens. Les hommes circulent en chemises à manches courtes, shorts larges et chaussettes hautes, les femmes semblent pour beaucoup abuser de la chirurgie esthétique afin de rester éternellement jeunes. La principale activité de l'île est bien visible : les banques s'alignent sur les avenues comme s'il s'agissait de restaurants. L'archipel des Bermudes est un paradis fiscal très prisé.
  Cerise et Nicolas trouvent un magasin de matériel électronique. Puisant toujours dans la réserve de Léontine, ils achètent les émetteurs-récepteurs les plus performants.
  Puis, après s'être équipés de vêtements, d'ustensiles de cuisine, de draps et de tout ce qui semble nécessaire à leur vie quotidienne dans cette île paradisiaque, les six repartent dans leur villa.
  À l'initiative de René, ils comptent utiliser cette demeure des Bermudes pour diffuser, essentiellement sous forme de vidéos, une autre version de l'histoire officielle en apportant le maximum de preuves et de sources. Ils créent même une chaîne de télévision sur Internet. Et pour cela, Cerise et Gauthier placent sur le toit une grande antenne satellite en forme de fleur.
  Tous ont l'impression d'avoir donné un sens à leur vie.

125.


  Trompette d'alerte. Nout et Geb sont réveillés par le son caractéristique annonçant une catastrophe imminente. Ils se lèvent, s'approchent de la fenêtre et, en un regard, mesurent la situation.
  Des milliers de petits humains en armure brandissent des armes de métal et hurlent. Certains, à cheval, forment une cavalerie. Ils enflamment les maisons des Atlantes les unes après les autres et parviennent à faire choir les géants qui tentent de les arrêter. Les flèches aux pointes non plus de silex mais de fer s'enfoncent profondément. De même que les lances, les haches, les couteaux.
  Les points stratégiques tenus par les Atlantes cèdent peu à peu face aux nouvelles armes perfectionnées qu'utilisent les petits hommes.
  - Va chercher Osiris, Seth, Isis et Nephtys, il faut vite déguerpir, dit Geb en attrapant les deux jarres qui contiennent les parchemins.
  Tous les six s'enfuient dans la direction opposée. Une fois arrivés sur la colline qui surplombe Mem-phis, ils s'arrêtent pour observer de manière panoramique la situation.
  - Nous étions leurs dieux. J'avais fini par croire qu'ils nous aimaient vraiment, confesse avec peine la femme atlante.
  - Je crois bien qu'ils ont abattu leurs idoles.

  - Pourtant nous les avons éduqués comme des parents attentionnés.
  - Dans ce cas, ce sont des enfants ingrats. Ou en tout cas des enfants qui veulent s'émanciper de notre tutelle, dit-il.
  - Quel a été l'élément déclencheur ? Pourquoi la religion n'a-t-elle pas suffi à contenir leur pulsion de destruction ? questionne-t-elle.
  - Parce qu'ils ont réinterprété la même religion que nous leur avons inculquée pour lui faire dire l'exact contraire.
  - Nous avons pourtant tout fait pour être clairs.
  - Un jour ils oublieront ce que nous leur avons apporté et ils nous transformeront en divinités imaginaires pour ne plus avoir à se rappeler ce qu'il s'est vraiment passé. Ils vénéreront un Geb et une Nout entièrement réinventés au gré de leurs besoins politiques. Ils nous feront dire des choses que nous n'avons pas dites. Ils prétendront que nous étions le contraire de ce que nous sommes. Et il n'y aura personne pour les contredire.
  - On contacte Né-hé pour savoir ce qu'il faut faire ?
  Geb laisse échapper un soupir.
  - Inutile de le déranger. Cela fait tellement longtemps que nous ne nous sommes par parlé que je ne pense pas qu'il se soucie encore de nous. Et puis, il nous a déjà dit tout ce que nous devions faire.
  Ils voient les maisons des Atlantes être incendiées une à une par les minuscules envahisseurs.
  - Allons-y, dit-il.
  - Où ? demande Nout.
  - Dans la caverne sanctuaire.
  - Je crois que le mieux serait que nous nous séparions. Osiris, Seth, Isis et Nephtys sont nos derniers espoirs. Ils ont leur vie à commencer. Toi et moi nous devons terminer la nôtre.
  Alors ils conseillent à leurs quatre enfants de partir vers le sud-est, de remonter le fleuve et de fonder, là où cela leur semblera le plus propice, une civilisation.
  - Souvenez-vous de nos conseils. Ne faites pas n'importe quoi avec les indigènes. Il faut punir très vite les moindres contrevenants avant que cela ne dégénère. Il faut créer une caste de prêtres dirigeants pour les contenir par la superstition. Il ne faut pas tout leur apprendre trop vite.
  Les quatre enfants promettent de rebâtir une nouvelle Mem-phis mieux maîtrisée et, à partir de là, de faire rayonner la sagesse de l'Ha-mem-ptah disparue.
  Ils s'étreignent et se séparent pour prendre des routes différentes.

124.

Ils écoutent l'" Automne " des Quatre Saisons de Vivaldi.
  Après les événements égyptiens, René, Opale, Gauthier, Élodie, Cerise et Nicolas ont choisi de poursuivre ensemble leur aventure. Chacun se débrouille donc pour temporiser vis-à-vis de son entourage et de son employeur : à l'approche des côtes, Élodie utilise le smartphone offert par Villambreuse pour appeler le proviseur et lui annoncer qu'elle se met en congé maladie prolongé. Gauthier annonce à la rédaction de sa chaîne qu'il réalise un reportage top-secret, sur lequel il ne peut donner plus d'informations, et précise qu'il a engagé Cerise et Nicolas pour cette mission délicate. Opale, quant à elle, s'arrange avec son père pour que celui-ci reprenne le spectacle de la péniche pendant son absence qui pourrait s'avérer plus longue que prévu. René, enfin, tente d'avoir une conversation avec son propre père, avant de contacter le lieutenant Raziel et de lui fournir son témoignage sur les manipulations et tortures pratiquées par le docteur Chob. Raziel lui répond que l'enquête devrait prendre du temps avant d'aboutir.
  L'esprit plus serein, les membres de l'équipage peuvent se consacrer à leur vie sur le voilier.
  Le Poisson volant poursuit sa route vers l'ouest, bénéficiant cette fois d'une météo clémente. La vie au grand air, ses horizons illimités et ses cieux étoilés épargnés par les lumières des cités les confortent dans leur désir de vivre momentanément coupés des mégapoles.
  Après le sentiment d'échec lié à l'aventure en Égypte et son triste dénouement, ils sont unis par leur volonté de servir un plan plus ambitieux, que René, seul, semble envisager dans son ensemble. Ils décident de s'organiser, tandis que les rapports qui les unissent se modifient : trois couples se sont formés : René et Opale, Cerise et Nicolas, Élodie et Gauthier.
  Doucement, se crée ainsi leur petite communauté. Ils découvrent des façons nouvelles d'exploiter leurs talents et se révèlent complémentaires.
  Quand Nicolas parvient enfin à acheter des aliments frais dans les ports où ils s'arrêtent, il prépare pour tous des plats délicieux. La qualité gastronomique des repas ainsi que des vins qui les accompagnent participent dans un premier temps à les détendre et les rassembler.
  Ensuite, c'est Opale qui, grâce à ses diverses formations, offre des séances aussi bien individuelles que collectives de relaxation, qui contribuent à dépoussiérer le passé de chacun.
  Gauthier, en excellent conteur, leur raconte ses reportages et leur enseigne des rudiments d'astronomie. Très vite, les six sont ainsi capables de reconnaître les constellations, puis les planètes et les étoiles.
  Élodie offre des massages et soigne les petits problèmes de santé des uns et des autres.
  Enfin, le soir, sous la voûte céleste, René décrit l'Atlantide tel qu'il se souvient de l'avoir visitée durant ses séances d'autohypnose. Et par ces récits singuliers, il crée une mythologie des passagers du Poisson volant comme jadis les conteurs au coin du feu créaient les cultures.
  Ils se relaient à la barre et voyagent à la vitesse moyenne de six nœuds, soit environ dix kilomètres par heure. Les jours passent ainsi, et ils apprennent à mieux se connaître et à s'apprécier.
  En proue du bateau, René, seul face au vent, repense à Geb. Cela fait maintenant plusieurs soirées qu'il ne s'est plus livré à son rituel de régression. Comme si la réunion des 111 lui avait donné l'impression d'avoir résolu tous ses problèmes. Et puis, sachant que le projet des jarres aux parchemins a abouti à un fiasco, il a l'impression qu'il n'y a plus rien à faire d'autre que de laisser Geb et Nout régner sur Mem-phis et vivre leur vie en Égypte, entourés de petits humains qui les vénèrent comme des dieux.

  Il se dit que s'il le contactait malgré tout, il devrait s'expliquer sur son retard, comme autrefois quand il oubliait d'aller voir sa grand-mère.
  Alors, dans le doute, il préfère ne plus le déranger.



123. MNEMOS. LA DISPARITION D'UN PEUPLE.

Parfois, ce sont carrément les souvenirs de l'existence complète d'un peuple qui sont oubliés. Ainsi, en Tasmanie, vivait il y a plus de 10 000 ans une population indigène avec sa propre langue et sa propre culture.
En 1642, le Néerlandais Abel Tasman est le premier Européen à poser les pieds sur cette île située au sud de l'Australie. Suivront, en 1772, un Français (Marion-Dufresne), puis, en 1773, un Anglais (James Cook).
En 1803, une colonie anglaise, essentiellement formée d'un bagne avec ses prisonniers et ses gardiens, est installée sur la côte sud. Les anciens criminels, transformés en agriculteurs, développent une économie en perpétuelle croissance. Et, tandis que les Anglais se débarrassent de leurs condamnés, les Tasmaniens sont progressivement chassés de toutes les terres potentiellement cultivables pour finir confinés dans une zone désertique. L'alcool et la syphilis font des ravages chez les Tasmaniens, si bien que de 1803 à 1833 la population passe de 5 000 individus à 300. Des missionnaires sont envoyés pour convertir les survivants, selon le postulat qu'ils ont dû commettre bien des péchés pour que le sort s'acharne à ce point sur eux. Cela ne suffit pas à arrêter l'hémorragie démographique.
Les derniers Tasmaniens, dont on ignore jusqu'au nom qu'ils utilisaient pour se désigner, cessent de faire des enfants et perdent le goût de vivre. En 1876, des anthropologues emmènent dans la ville d'Hobart celle qui est considérée comme la dernière Tasmanienne, une femme nommée Truganini, morte à l'âge de 64 ans. Sa dernière phrase avait été adressée à son médecin : " Ne les laissez pas me couper en morceaux. " Après son décès, son corps fut exposé dans la vitrine du Tasmanian Museum comme pièce de collection. Et il fallut attendre 1976, centenaire de sa mort, pour que, malgré les objections de ce musée, son corps soit incinéré. Le groupe australien Midnight Oil lui rendit hommage avec la chanson " Truganini ".
C'est tout ce qu'il reste comme souvenir de la civilisation indigène de Tasmanie : une chanson de rock.

122.

Elle est étendue et ronfle légèrement. René se déshabille et, avec des gestes précautionneux, essaie de s'étendre sur la couche sans réveiller Opale.
  Les ronflements s'arrêtent d'un coup.
  Zut. Raté.
  - Je vous attendais, chuchote-t-elle sans ouvrir les yeux.
  - Désolé, je vous ai réveillée ?
  - Je me demandais combien de temps vous alliez mettre à me rejoindre.
  - Je croyais que vous étiez fatiguée et que vous dormiez.
  Elle soulève le drap et dévoile sa nudité. Lentement, Opale approche sa main pour la placer sur le cœur de René et s'empare de la sienne pour qu'il fasse la même chose.
  Il sent les battements accélérés de la jeune femme.
  Je sens son cœur, et je sens aussi son énergie de vie.
  Nos deux rouars se connectent via nos mains sur nos cœurs.
  - Je crois que nous avons été interrompus la dernière fois par votre Atlante, puis par les péripéties liées à nos " activités ludo-éducatives ", dit-elle avec un clin d'œil.
  C'est comme cela qu'elle appelle la découverte des squelettes géants et notre séjour en prison ?

  - Il faudrait donc reprendre là où nous nous étions arrêtés, n'est-ce pas ?
  Alors, intimidé, il s'approche et serre dans ses bras la femme qu'il désire le plus au monde.
  J'ai tant attendu cet instant. Saurai-je en apprécier toute l'intensité ?
  Ils s'embrassent. Alors leurs deux âmes fusionnent pour produire une énergie qui les dépasse.
  Cet instant, je veux ne jamais l'oublier.

121.


  Il rouvre les yeux.
  - Alors, c'était comment ? demande la femme.
  Il met un temps à revenir dans son monde.
  - René est vraiment un type formidable. Il a l'air timide et pourtant il a des initiatives surprenantes. Cette fois-ci, il a entrepris de réunir simultanément toutes ses vies antérieures.

  - Toutes ses vies antérieures ? Tu veux dire toutes ses existences entre sa première et sa dernière incarnation ?
  - Nous étions en tout cent douze.
  Geb se lève et se place à la fenêtre d'où il peut voir désormais Mem-phis grouiller de son activité matinale, centrée non pas sur la place centrale, la zone des géants, mais sur le marché périphérique, où s'échangent les aliments et les objets manufacturés entre petits hommes.
  - Grâce à cette réunion, René a trouvé un moyen de sauver notre mémoire.
  - Les jarres ?
  Geb se mord la lèvre inférieure.
  - Non, les jarres cela ne va pas marcher.
  - Dommage, nous venions juste d'en terminer la rédaction.
  - Nous allons quand même aller jusqu'au bout de cette mission. Même s'il n'y a qu'une chance infime que notre futur soit différent de ce que raconte René, je veux la saisir. Peut-être qu'il y a une version de l'avenir où nos jarres ne seront pas détruites et où nos parchemins pourront être lus.
  - Cela veut dire que tu ne crois pas que René connaisse notre avenir ?
  - Je crois qu'il y a une forte probabilité pour qu'il ait raison, mais que ce n'est pas une certitude absolue. Il existe un minuscule risque pour que d'infimes détails modifient ce qu'il va se passer.
  Leurs quatre enfants les rejoignent. Ils embrassent leurs parents avant de se réunir autour de la table pour déguster leur petit déjeuner.
  - Comme tu voudras. Après, j'aimerais bien qu'on apprenne à Osiris, Seth, Isis et Nephtys l'art du voyage astral.

  Geb se saisit des deux parchemins aux pages cousues et les place délicatement dans les deux jarres prévues à cet usage. Puis il les referme et les scelle avec de la cire.
  - Voilà notre mémoire, dit-il en inscrivant le symbole du dauphin sur la paroi de terre cuite. Puisse-t-elle vivre longtemps.

120. MNEMOS. LA TOMBE D'ALLAN KARDEC.

Allan Kardec, de son vrai nom Hippolyte Rivail, est le fondateur de la philosophie spirite en France. Il a pris ce pseudonyme car il se considère comme la réincarnation d'un druide celte qui portait ce nom.
Né à Lyon en 1804, il découvre les tables tournantes en 1855, notamment grâce aux trois sœurs Fox, les vedettes du spiritisme américain. Il lance des cercles de spiritisme en France, auxquels participeront des célébrités tels Victor Hugo, Théophile Gautier, Camille Flammarion ou encore Arthur Conan Doyle.
En 1857, il publie Le Livre des esprits, qui sera un best-seller de l'époque.
On peut y lire :
" L'homme n'est pas seulement composé de matière, il y a en lui un principe pensant relié au corps physique qu'il quitte, comme on quitte un vêtement usagé, lorsque son incarnation présente est achevée. Une fois désincarnés, les morts peuvent communiquer avec les vivants, soit directement, soit par l'intermédiaire de médiums de manière visible ou invisible. "

Il meurt en 1869. Sur sa tombe, au cimetière du Père-Lachaise à Paris, on trouve son buste sculpté, sous lequel est inscrit :
" Tout effet a une cause, tout effet intelligent a une cause intelligente, la puissance de la cause est en raison de la grandeur de l'effet. "

Pour son éloge funèbre, Camille Flammarion dira : " Le spiritisme n'est pas une religion mais est une science. "
Enfin, sur sa pierre tombale est gravé en lettres majuscules le fondement même de sa doctrine : " NAÎTRE, MOURIR, RENAÎTRE ENCORE ET PROGRESSER SANS CESSE, TELLE EST LA LOI. "



119.


  René est dans l'arène de son inconscient. Il commence par ouvrir la porte 111, celle où se trouve Phirun.
  Le moine cambodgien est encore enfermé dans sa cellule, en train de somnoler. Le professeur d'histoire lui propose de venir le rejoindre pour s'installer au centre du cercle. Phirun, intrigué, accepte et attend la suite des événements.
  René ouvre ensuite, une à une, les cent dix portes restantes dans leur ordre chronologique décroissant. Seuls Léontine, Shanti, Zeno, Yamamoto ne semblent pas surpris. Les autres ont besoin qu'on leur éclaircisse brièvement cette situation nouvelle.
  Heureusement, Shanti joue parfaitement son rôle d'hôtesse, s'appuyant sur sa religion bouddhiste pour souligner combien tout cela est " normal ", même si ça peut sembler bizarre à ceux qui ne sont pas familiers de la réincarnation.
  Pour les plus sceptiques, René utilise l'argument passe-partout : " Vous êtes dans un rêve. "
  Enfin, Geb, dernier à apparaître dans le couloir, salue l'assistance et prend sa place dans l'attroupement qui s'est spontanément créé.
  - Bonsoir tout le monde, commence René. Bienvenue à cette première assemblée générale de toutes les réincarnations de mon âme. Asseyez-vous en tailleur afin que vous puissiez tous me voir et m'entendre, et que nous puissions communiquer plus facilement.
  Il sent les énergies foisonnantes autour de lui. Pour se donner une contenance et un certain contrôle, il se fixe une règle numéro un : sourire.
  - Merci de m'avoir fait confiance pour cet instant particulier, dans ce lieu imaginaire. Je ne sais pas si vous l'avez bien compris, mais, ici, nous sommes dans l'inconscient commun de chacun d'entre nous. Et tous ces gens qui ont surgi de derrière les portes et que vous voyez sont en fait les réincarnations successives d'une seule et même âme. La mienne. La vôtre ou plutôt, devrais-je dire, la " nôtre ".
  Cette fois-ci, tous l'écoutent.
  - La première âme à apparaître dans notre histoire, celle qui vit encore derrière la porte 1, est celle de Geb. Pouvez-vous vous lever pour qu'on vous voie bien, Geb, s'il vous plaît ?
  L'Atlante se lève et René peut constater qu'il a la même taille que les autres, car c'est celle de l'esprit.
  S'il était apparu en tant que géant, il aurait inquiété.

  - Enchanté de vous rencontrer, " futurs moi-même ", vous qui faites le lien entre moi et le dernier d'entre nous, René.
  - Eh bien, puisque vous êtes tous des représentations d'une seule âme qui évolue à travers le temps et l'espace, je crois qu'il pourrait être intéressant que chacun à tour de rôle, en commençant par Geb, se présente en donnant son nom, sa date et son lieu de naissance.
  Ainsi, l'un après l'autre, tous se lèvent, saluent l'assistance et se présentent. Tous s'observent avec une curiosité mutuelle qui ne fait qu'augmenter au fur et à mesure que les noms et les dates sont égrenés.
  Bon sang, si on m'avait annoncé que j'assisterais à un tel spectacle. Dire que cette possibilité a toujours existé au fond de moi. Tous ces karmas étaient déjà là, je n'avais juste pas l'idée de les convoquer. C'est vraiment un moment surprenant.
  René distingue parmi ses anciens lui-même des individus dont il devine automatiquement l'identité : un griot sénégalais, une jeune femme coréenne, un mandarin chinois, un Pygmée, une vieille shaman sibérienne, une Sioux, un chasseur de la forêt amazonienne, un cavalier mongol, un homme d'une tribu papoue, un autre Amérindien, une danseuse balinaise, un aborigène d'Australie, un bédouin, un soldat romain, un commerçant grec, un navigateur viking, un chasseur esquimau, une femme maya, un soufi turc, un prêtre arménien, une soldate kurde, un Juif hassidim polonais, un roi allemand médiéval, un cul-de-jatte finlandais, plus deux mendiants dont les haillons empêchent d'identifier leur pays ou leur époque, et une vingtaine d'autres dont il a du mal à deviner l'identité.
  Ils semblent en même temps étonnés et émerveillés de se découvrir mutuellement.

  - Nous sommes chacun d'entre nous composés de tous ceux qui sont là, déclare René.
  Alors, pour permettre à son auditoire de mieux comprendre la situation, il fait apparaître un grand miroir rond qu'il frappe en son centre. Le miroir se fendille en plusieurs morceaux qui restent malgré tout fixés au support, si bien que, dans chaque morceau, un reflet légèrement différent renvoie une image de ce qui est en face.
  - Selon moi, " notre âme " a choisi de vivre tous ces épisodes dans des décors et des situations différents pour une raison : expérimenter des émotions nouvelles.
  Tout en parlant, le professeur d'histoire, placé au centre de la ronde, tourne sur lui-même pour être vu par tous.
  - Vous avez tous choisi vos vies avant de naître. Vous avez tous choisi vos talents. Vous avez tous choisi vos parents.
  Une rumeur circule dans l'assistance.
  Même s'ils sont de temps et d'espaces différents, ils ont l'air de me comprendre sans exception. Même le Pygmée ou l'Esquimau. Heureusement que nous avons le langage universel de l'esprit pour communiquer.
  - Nous avons connu des vies faciles et d'autres plus difficiles parce que notre âme a probablement souhaité expérimenter de tout pour apprendre. Comme un métal qui est plusieurs fois trempé et qui alterne le chaud et le froid pour se raffiner.
  - Personnellement, je trouve que ma vie a mal démarré, dit le cul-de-jatte finlandais. Comment voulez-vous réussir sans jambes ?
  - Moi aussi ! répond un autre qui n'a ni bras ni jambes.
  - Et moi, je suis né paria !
  - Moi, ma mère était alcoolique.

  - Moi, j'ai été vendu par mes parents.
  - Moi, j'ai été abandonnée sur un tas d'ordures à la naissance ! Mon père voulait un garçon et il n'a pas voulu payer de dot pour mon mariage.
  - Moi, j'ai eu un cancer à 7 ans !
  René a un geste apaisant pour éviter que son assemblée ne se transforme en bureau des réclamations. Il attend que le silence soit revenu, ménage son effet pour être bien certain que tous l'écoutent et comprennent.
  - J'en suis arrivé à la conclusion qu'à la fin de chaque vie, chacun de vous a dû procéder à une sorte de bilan intérieur. Au terme de cette analyse, l'âme a sélectionné les caractéristiques qu'elle voulait pour sa vie suivante. Après une vie de roi, tel d'entre vous a peut-être eu l'envie de découvrir ce que cela faisait d'être pauvre dans la peau d'un mendiant. Après la vie de femme, une vie d'homme, après la vie dans la nature, une vie dans les grandes villes, après la vie d'esclave, la vie de maître, après la vie de bourreau, la vie de victime, après la vie de confort, la vie d'efforts.
  - Et comment donc savez-vous cela ? demande le roi allemand, méfiant.
  - Pour l'instant, écoutez-moi et je vous dirai comment j'en suis arrivé à cette conclusion. Je pense donc que nous avons testé des formules de réincarnation pour connaître les vies les plus différentes possible. Il y a un jeu à mon époque qui s'appelle le Mastermind. On doit deviner une combinaison de pions de couleur. On teste différentes possibilités et à partir de ce que l'on devine, en analysant ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, on essaie une formule différente, jusqu'à ce que l'on trouve la solution.
  Yamamoto lève la main.

  - Il a raison, j'ai passé ma vie à obéir à mon daimyo. Je n'ai jamais fait de choix personnel. J'ai fini par souhaiter une vie inverse où je ferais des choix personnels en assumant toutes mes décisions.
  Il désigne Shanti.
  - Et je viens de découvrir que je suis devenu elle.
  - En effet, c'est moi qui ai suivi Yamamoto, dit l'Indienne. Je suis le karma derrière la porte 72. J'ai connu une vie de raffinements dans tous les domaines, mais il m'a manqué le rire. Alors je souhaite désormais une vie où je pourrais toujours plaisanter. Et je vais devenir...
  Un homme en perruque et habillé à la mode Louis XV effectue une courbette sophistiquée en utilisant son tricorne devant la porte 73.
  - Moi. Giovanni. Musicien vivant à Venise, pour vous servir. J'ai voyagé toute ma vie, je n'ai tué personne, et je n'ai jamais appartenu à qui que ce soit. Je ris beaucoup et je sais séduire les femmes grâce à mon esprit. D'ailleurs, maintenant que je suis à la fin de ma vie, il me semble que les femmes sont plus subtiles et plus sensibles que les hommes, alors je voudrais renaître en femme dans un pays ensoleillé.
  - Et ce sera moi, dit une jeune femme habillée à la marocaine. Je m'appelle Fatima. Je vis dans le confort, avec de beaux vêtements, une chambre luxueuse, mais enfermée dans une cage dorée loin de la nature. Alors il me semble logique que, après ma mort, j'aie souhaité vivre en forêt dans une tribu nomade, en mouvement. Et aussi que j'aie voulu fonder une famille soudée. Car dans mon harem, je n'ai pas eu d'enfants et je ne vois pratiquement jamais l'homme auquel j'appartiens.
  Le Pygmée signale qu'il est issu de ce souhait.

  - Donc moi, Ngotso. Je vis une vie proche de la nature, mais qui dépend de la chasse et de la cueillette. J'en ai marre de me déplacer à pied. J'ai vu récemment un homme à cheval, qui m'a donné une impression de force et de puissance. Je rêve désormais de galoper dans les steppes à cheval.
  - Moi, dit un cavalier mongol, ce qui me manque le plus, c'est de savoir lire et écrire. Je suis désolé d'être incapable de comprendre la première inscription venue. Alors j'ai déjà formulé le souhait, dans ma vie suivante, d'être...
  - ... moi, répond aussitôt un prêtre en soutane. Moi qui sais lire et écrire, mais qui ne connais pas les plaisirs de la chair. Alors, dans ma vie suivante, je veux être...
  - ... moi, annonce une femme habillée comme une prostituée.
  Maintenant tous, à tour de rôle, expliquent pourquoi ils sont devenus dans leur vie suivante ce qu'ils auraient souhaité être dans leur vie précédente. René les interrompt.
  - Je crois que vous venez tous de comprendre ce que j'ai moi-même fini par déduire. Nous avons tous souhaité, avant de renaître, devenir quelqu'un de précis dans un endroit précis. Ensuite, même si nous avons conservé notre libre arbitre, nous étions déterminés à embrasser la trajectoire souhaitée par notre prédécesseur. D'ailleurs, peut-être que si mon moi précédent, Phirun, a choisi que je naisse dans une famille qui m'a prénommé René, c'était pour que je m'intéresse à la question de savoir comment on " renaît ".
  Tous sont amusés par l'idée que cela puisse être aussi simple. Phirun approuve et déclare :
  - Examinez vos prénoms, ils contiennent peut-être une clef pour comprendre vos missions d'âmes respectives.

  Plusieurs murmurent. Certains sont étonnés de constater que leur vie entière était déjà contenue dans le mot qui les désigne.
  - Ah oui... Je m'appelle Melody, et je suis chanteuse, signale une femme dont les vêtements semblent dater de l'Empire, soit juste avant Hippolyte.
  - Pierre, je suis bijoutier.
  - Marguerite, je suis cultivatrice de fleurs.
  - Édith, je suis dans l'édition.
  - Roman, je suis romancier.
  D'autres prénoms sont énoncés et, chaque fois, celui qui le porte est surpris de ne pas avoir prêté plus d'attention à ce mot qui les définissait dès leur naissance.
  - Moi, je me prénomme Anne... je ne vois pas ce que cela peut signifier.
  La jeune femme affiche un air déçu.
  - Ce n'est pas systématique, mais cela peut parfois être un indice, transige René. Nous avons tous reçu, avant de naître, de la part de notre prédécesseur, une sorte de souhait quant aux talents et même aux rencontres qui allaient être ceux de la prochaine incarnation. Il existe des familles d'amis ou d'amants qui se retrouvent vie après vie pour s'entraider. C'est ce que l'on peut nommer des " familles d'âmes ". Et tous, au sein de ces familles d'âmes, nous nous aidons à faire émerger et à utiliser nos talents, nous nous soutenons. Car, souvenez-vous, à la fin, il ne vous sera posé qu'une seule question : " Qu'as-tu fait de tes talents ? "
  Shanti lève la main.
  - Ce que je ne comprends pas, c'est que Geb a l'air d'avoir déjà tous les talents, et en plus il semble sage et heureux. Pourquoi a-t-il fallu passer par des vies moins talentueuses, moins sages et moins confortables après la sienne ?

  - Bonne question. Geb, pouvez-vous donner votre interprétation ?
  L'Atlante, jusque-là silencieux, se tourne vers le groupe et dit :
  - Certes, mon monde était gouverné par l'harmonie et une manière de vivre très douce et très agréable. Nous les gens d'Ha-mem-ptah vivions en osmose avec la nature, connectés à la vie, nous entretenions des rapports très détendus, mais...
  Il cherche la meilleure manière d'exprimer son idée.
  - ... mais nous stagnions dans un bonheur qui ne nous faisait pas progresser. Sans peur, sans enjeu, sans risque, sans angoisse, nous nous endormions. Tout ce que nous produisions comme activité de l'esprit, aussi subtile fût-elle, s'évaporait avec le temps. Nous n'avions même pas pensé (jusqu'à ce que je rencontre René) à laisser une trace écrite de notre propre existence. Nous étions sages pour rien. Parce que nous n'avions pas le moindre historien capable de laisser une trace de notre mémoire dans des livres.
  Il désigne René.
  - En fait, moi aussi, cela m'a surpris, au bout de 12 000 ans, de devenir un petit professeur d'histoire à la vie nerveuse et courte.
  Giovanni ne peut retenir un ricanement.
  - Pourquoi riez-vous ?
  Le musicien vénitien explique :
  - Parce qu'une blague de chez nous dit : " Mieux vaut en avoir une petite nerveuse qu'une grosse paresseuse. " C'est un peu coquin, mais avec ton récit cela prend un tout autre sens. Continue, Geb.
  - J'ai fini par comprendre que René Toledano, né en France à son époque avec cette tête-là, ce corps-là, est l'aboutissement de ce qu'il pouvait y avoir de mieux pour l'évolution de mon âme. Et la preuve ultime, s'il était encore nécessaire de la signaler, c'est qu'il a eu cette idée de me contacter.
  - De " nous " contacter tous autant que nous sommes, rectifie Shanti.
  - Oui, cet instant est le point d'aboutissement de tout ce que nous avons chacun entrepris à notre époque, et nous offre la possibilité d'être connus et jamais oubliés, précise Phirun.
  Tous digèrent l'information et mesurent ce qu'elle implique.
  Yamamoto approuve :
  - La vie de René est finalement la plus aboutie. Car lui seul a suffisamment d'informations pour recouper les éléments du passé.
  - C'est vrai, dit Zeno, je ne savais même pas qu'il existait des peuples comme les Amérindiens ou les Chinois. Je les découvre seulement maintenant !
  Geb poursuit :
  - René, grâce à sa curiosité, a répertorié la succession des événements historiques sur chaque territoire. Et il a su s'intéresser à autre chose qu'à la vie des chefs militaires et leurs victoires.
  Le roi allemand considère que la connaissance des guerres est la meilleure manière de maîtriser l'histoire. Il a envie de réagir, mais il se retient.
  - Moi aussi, dit Shanti, je reconnais que j'ignorais qu'il existait des territoires aussi vastes et aussi peuplés. Je discutais tout à l'heure avec l'aborigène d'Australie, je ne savais même pas que le continent australien existait.
  - Je savais que l'Australie, la Chine ou l'Amérique existaient, dit Léontine, mais je n'avais pas connaissance de ce qu'il s'y passait. Il pouvait y avoir une guerre en Orient, personne ne le savait en France.

  - Je confirme qu'au Japon, à mon époque, nous ne savions pas non plus grand-chose de ce qu'il se passait à l'ouest, ironise Yamamoto. Pour nous, ce n'étaient que des barbares.
  Geb reprend :
  - Beaucoup parmi vous ignoraient l'existence de l'Antarctique ou de l'Arctique. René est le seul à avoir lu des livres sur toutes les cultures des cinq continents, c'est le seul à avoir goûté des plats de toutes les cuisines du monde, à avoir écouté des musiques de tous les pays, à avoir eu accès aux philosophies orientales comme à celle des Grecs, à avoir voyagé sur les cinq continents.
  - C'est vrai, reconnaît l'intéressé, je ne me rendais pas compte à quel point j'étais privilégié. J'ai pu profiter du train, de la voiture, de l'avion, j'ai bénéficié des livres et des ordinateurs, j'ai eu à ma disposition tellement d'outils que beaucoup d'entre vous ignorent.
  - Précisément. Qu'est-ce qu'un avion ? demande Zeno.
  - Et un ordinateur ? demande le roi allemand.
  - René est l'humain rempli de connaissances et d'expériences que nous avons tous souhaité devenir. Certains parmi nous ne savaient pas lire ou écrire, ne savaient pas nager... Lui sait faire tout cela et plus encore.
  - Un avion est un véhicule qui vole dans le ciel, annonce Hippolyte en spécialiste.
  - Donc c'est possible, dit Giovanni. Je le savais, certains en parlaient à mon époque mais personne ne les croyait.
  À nouveau, les réincarnations sont impressionnées.
  - Je n'avais jamais pris conscience de ma chance avant aujourd'hui, reconnaît René.
  Se souvenant de son Mnemos " L'erreur de la nostalgie ", il énumère :

  - Dans mon pays et à mon époque, donc votre futur, il n'y a pas eu de guerre depuis plus de 70 ans, on a pu contenir les grandes épidémies grâce aux vaccins et aux antibiotiques, il n'y a plus de famine, on construit des immeubles de plus de trente étages dont les murs de verre sont presque entièrement transparents, on a de l'eau chaude et de l'eau froide potable qui arrivent directement dans tous les appartements, la plupart des gens se déplacent en voiture - des charrettes sans chevaux.
  Tous sont impressionnés.
  - Alors c'est cela le monde futur ? Le monde de René ! s'extasie le roi allemand. Ma foi, cela a l'air agréable.
  - Et les gens travaillent encore dans des usines ? questionne Hippolyte.
  - La plupart des tâches pénibles sont effectuées par des machines que l'on appelle des robots. Il y a aussi des machines, comme les ordinateurs dont je vous parlais tout à l'heure, qui permettent de faire des calculs ainsi que des recherches à notre place.
  - Vous vous faites aider pour réfléchir ? s'étonne Giovanni. Et les machines servent aussi à faire de la musique ?
  - Oui... Nous travaillons probablement moins que vous et nous sommes dans ce qu'on pourrait appeler une " société de consommation et de loisirs ". Beaucoup de repos, beaucoup de voyages, enfin, pas pour tous, mais la plupart des gens en France et dans les pays occidentaux modernes, en tout cas.
  Geb reprend la parole.
  - René m'a même appris qu'à son époque on avait envoyé une fusée sur la Lune.
  Une rumeur étonnée accueille cette information dans l'arène circulaire.

  - Voilà un exemple parmi les milliers d'informations que René possède et que très peu d'entre nous ont même envisagées. Pour tout vous dire, je n'avais jamais imaginé que ce fût possible d'aller sur la Lune autrement qu'en voyage astral.
  Le professeur d'histoire temporise.
  - Vous êtes trop modeste, Geb. Votre monde est parfait. Pas de guerre, pas de famine, pas d'épidémie, de l'altruisme, et une totale harmonie avec la nature. Cela vaut bien tous les avions, tous les vaccins, toutes les fusées sur la Lune. Vous étiez heureux.
  - Heureux comme des ignorants. Bien sûr qu'il est plus satisfaisant de n'avoir aucun désir ni aucune crainte, mais cela rend aussi léthargique. Toi, René, tu es un inquiet, un peureux, un timide, un angoissé, donc tu te remets en question et tu évolues vite. Ce qui t'a permis d'affronter des périls énormes et de faire les bons choix. Je crois que rien que pour ça on peut t'applaudir, pour que tu saches que nous sommes tous fiers de t'avoir comme dernier représentant de " notre âme ".
  - Vous êtes admirable ! dit Léontine.
  - Oui vous êtes formidable, confirme Yamamoto.
  - Et courageux, précise Hippolyte.
  Les 111 âmes applaudissent René. Il en est ému.
  Bon sang, si je m'attendais à être un jour applaudi par mes réincarnations précédentes.
  - Reste une question : pourquoi nous avoir réunis ici maintenant ? demande la shaman sibérienne. Puisque tu es complet et que tu as tout compris, qu'attends-tu de nous, René ?
  Le professeur d'histoire prend son temps. Tous se rassoient en tailleur sur le sol.
  - Eh bien, en fait, j'attends... une idée.

  - Quel genre d'idée ? demande Roman.
  - Voilà, vous avez tous vécu... et on vous a oubliés. Si je ne vous avais pas réunis ici, je ne saurais même pas qu'un jour vous avez existé. En général, le souvenir d'une vie " non célèbre " n'excède pas quatre générations, dans le meilleur des cas. C'est Phirun qui m'a appris qu'on pouvait faire oublier sciemment l'existence d'un être humain. Et c'est Geb qui m'a fait prendre conscience qu'on pouvait même oublier celle d'une ville, d'un pays, voire d'une civilisation.
  Tous deux approuvent.
  - Et j'ai découvert récemment une preuve de l'existence de la civilisation atlante : je l'ai apprise en séance de régression, j'ai mis au point une stratégie pour la transformer en preuve matérielle, mais des circonstances particulières ont fait que...
  Il déglutit sous le coup de l'émotion.
  - Cela a failli marcher, mais ça a échoué au dernier moment. Si bien que, dans mon monde, à mon époque, on considère malheureusement que l'Atlantide n'est qu'une légende.
  Un tumulte parcourt l'assistance.
  - Alors maintenant que je n'ai plus de preuve matérielle, je cherche comment restaurer la mémoire oubliée de Geb et de sa civilisation.
  Un silence suit. Tous se concentrent pour trouver comment sauver leur mémoire.
  Shanti intervient.
  - Regardez qui vous êtes, là où vous êtes et ce que vous êtes, René.
  - Où voulez-vous en venir ?
  - Vous êtes professeur d'histoire. Si Phirun a choisi de se réincarner en vous, c'est, vous l'avez dit, parce qu'il sentait que la question de la mémoire historique allait être un enjeu important. Si vous vous retrouvez dans un pays et à une époque aussi développés pour diffuser la pensée, ce n'est pas non plus un hasard.
  - Que proposez-vous, Shanti ?
  C'est Léontine qui répond.
  - Joue la partie avec tes cartes. Si j'ai bien compris, tous, nous avons l'impression d'avoir reçu un jeu imparfait, mais toi, tu as tous les atouts en main. Tu as le carré d'as ! Jamais le jeu n'a été aussi facile à jouer, alors joue-le !
  Geb prend le relais.
  - Elle a raison, tu n'as pas pu préserver mes jarres avec les parchemins ni mon squelette, mais si tu communiques à ton époque avec les outils de diffusion modernes, tu peux utiliser l'humanité entière pour t'aider à chercher d'autres preuves.
  René réfléchit.
  - Nous comptons sur toi pour le faire, dit l'Arménien.
  - Rétablis partout la vérité, ajoute le Juif hassidique polonais. Il faut trouver une méthodologie incontestable pour qu'un fait du passé soit considéré comme vrai.
  Phirun conclut.
  - Désormais, tu dois placer tes cartes dans la partie qui s'offre à toi. Comme l'a dit Léontine, utilise tes atouts et joue-les !
  - Tu as le devoir de rétablir la vérité historique sur nous tous et nous t'aiderons tous dans ta connaissance, dit la femme kurde.
  - De notre côté, nous te fournirons les informations nécessaires pour que tu aies suffisamment de détails qui confirment les faits. Comme ça tu seras incontestable, ajoute l'aborigène d'Australie.
  - Tu pourras revenir et chacun d'entre nous te dira comment cela s'est vraiment passé, ce que nous avons vu, et non pas ce que nous avons entendu dire par d'autres ni par la propagande officielle. L'humanité a besoin de retrouver sa mémoire, clôt le moine cambodgien qui finalement le tutoie lui aussi.
  René salue ses 111 incarnations par une courbette compliquée assez similaire à celle de Giovanni.
  - Merci à tous. Vous avez résolu mon problème.
  Une onde de satisfaction parcourt toutes les âmes présentes. Chacun repasse sa porte et s'apprête à poursuivre son destin, le cœur gonflé par cette rencontre inattendue. Un nouveau sentiment les envahit, qui se résume à : " Je ne suis pas né par hasard. "

118.

Il fait chaud. Geb n'arrive pas à dormir.
  Il contemple Mem-phis, et se dit que quelque chose dans cette cité étrangère ne lui plaît pas. L'énergie de vie, la rouar, circule de manière sporadique au lieu de glisser entre ses habitants, petits et grands, en un flux harmonieux continu.
  Il arpente la cité. Les maisons de bois sont alignées jusqu'aux quartiers des petits hommes.
  Il en repère qui sont en train de discuter à la lueur de torches. Il se demande de quoi ils peuvent parler si tard dans la nuit.
  Puis, refusant d'imaginer des dangers là où il n'y en a pas, il se résout à rentrer chez lui. Il se couche près de Nout et attend que le sommeil arrive.



117.


  Les six Français fugitifs sont parvenus à quitter l'énorme capitale du Caire pour prendre la route de Marsa Matruh à bord de la Peugeot 509. Après plusieurs heures de voyage dans le désert, ils finissent par arriver tard dans la nuit au nord du pays, pour rejoindre le port de la petite ville balnéaire.
  Ils s'installent dans le Poisson volant et, sans attendre, larguent les amarres. Il n'y a pas de vent, alors ils utilisent le petit moteur à essence pour s'éloigner de Marsa Matruh.
  Adieu l'Égypte.
  Une fois qu'ils sont hors de vue de la côte, René branche le pilote automatique. Enfin, les six Français se retrouvent autour de la table de l'habitacle. Ils se regardent en silence.
  Comme ils n'ont pas bien mangé depuis longtemps, Nicolas propose de préparer un dîner express avec les provisions qui leur restent de la précédente traversée. Il élabore une salade avec des légumes secs et des condiments. Nicolas se révèle être un excellent cuisinier. Il tente des mélanges subtils.
  Après la nourriture insipide et frugale de la prison de Scorpio, tous apprécient chaque bouchée de ce plat simple.
  - Qu'est-ce qui nous a pris de venir ici ? soupire Gauthier. J'aurais mieux fait de me casser une jambe lorsque tu m'as appelé, Élodie.
  - Ça ne sert à rien de se rejeter mutuellement la faute, répond-elle.
  - Quoi qu'il en soit, toi et ton pote, vous nous avez mis dans la merde et... vous nous en avez sortis, doit bien reconnaître le journaliste vedette. Je pense que ma carrière est fichue, mais bon, je me doute que ce n'est pas le moment de ne penser qu'à ma pomme, sinon on va encore me reprocher d'être égocentrique.
  Il essaie de se contenir, puis jette le verre de vin.
  - Putain ! Qu'est-ce qui m'a pris de venir !
  - Je regrette de ne pas avoir pu filmer notre évasion, dit Cerise, c'était quand même très spectaculaire. Personnellement, je peux vous l'avouer maintenant, j'ai adoré ces instants de pure aventure.
  Et tout en disant cela, Cerise ne peut se retenir de pouffer. Nicolas s'esclaffe lui aussi, et le phénomène est contagieux : Opale se met également à rire, puis René. Enfin Gauthier renonce à ronchonner et se déride. C'est comme si toutes les tensions accumulées se libéraient d'un coup. René reprend la parole.
  - On a quand même une question en suspens : on fait quoi maintenant ?
  - Nous rentrons en France, bien sûr, dit Gauthier.
  - En France ? Vous l'avez avoué vous-même, votre carrière est fichue. Vous voulez faire quoi ? Être une " ancienne vedette de télévision au chômage " ?
  - Et il propose quoi, le " petit professeur d'histoire spécialiste des cavernes vides " ?
  - Précisément, je propose qu'on poursuive ce qui nous a réunis ici, c'est-à-dire notre mission de réhabilitation de la vérité sur nos origines.
  Élodie intervient :
  - Je dois avouer que tu as fini par me convaincre, René. Moi je te suis.
  - Tu es prête à renoncer à ton travail à Paris ?
  - De toute façon, je n'ai pas de famille, pas d'amoureux, pas d'enfant et je commençais à sacrément m'ennuyer dans mon travail. Comme tu dis, tenter d'éduquer des gens qui n'en ont pas envie est un métier trop ingrat. Là, avec cette aventure, j'ai enfin eu l'impression de vivre à fond, même si c'était risqué. Et si ton histoire d'Atlantide est vraie, eh bien, je trouve que rétablir la vérité historique est une noble cause. Au sein de notre petite communauté, si cela peut aider, je veux bien servir d'infirmière, j'ai un brevet de secouriste.
  - Et vous, Opale ?
  La jeune femme rousse laisse échapper un petit soupir.
  - J'ai vu de mes yeux les squelettes géants et les jarres au signe du dauphin. Donc nul besoin de me convaincre. Je poursuis l'aventure. Je pourrais aider en tenant la barre, je suis une bonne skipper, René pourra vous le confirmer. Et sinon je pourrai vous aider, avec ma formation de psy, à vous sentir mieux.
  - Avant qu'on me pose la question, je réponds, intervient Nicolas. Moi aussi je suis prêt à ne pas retourner en France. J'ai fait mon service militaire comme cuistot dans un torpilleur avant d'être preneur de son, je pourrai préparer la nourriture pour tous. Et je sais pêcher et préparer le poisson.
  - Moi aussi, dit Cerise, j'ai une formation d'informaticienne et d'électronicienne et je pourrai réparer les machines en panne. Tout ce qui est mécanique ou électrique n'a pas de secret pour moi.
  - C'est parfait, dit René, moi aussi je pourrai tenir la barre en alternance avec Opale et si cela peut aider la communauté, je pourrai aussi m'occuper de l'entretien du voilier.
  Tous se tournent vers Gauthier Carlson.
  - Je vous vois venir ! Vous êtes devenus dingues ! Ne pas retourner en France, mais pour aller où ?
  - Nous avons quelques jours de bateau pour y réfléchir à tête reposée, élude René.
  - Réfléchissons tous de notre côté pour trouver une solution, reprend Opale. L'idée est de trouver un moyen de diffuser la vérité malgré la destruction des preuves. Il y a forcément un moyen.
  - En tout cas, je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais moi je suis épuisée, je vais dormir. Tu peux me montrer ma cabine, René ? demande Cerise.
  - Attends, dit Élodie. Nous avons tous présenté notre apport dans la communauté de ce bateau. Il faut que tu trouves ta place parmi nous, Gauthier.
  - Je... enfin... c'est étrange ce que vous me demandez là. Je ne sais pas tenir un gouvernail, je ne sais pas soigner, je ne sais pas faire la cuisine, et je ne sais pas réparer les machines, si c'est ça votre question. J'ai une formation de scientifique théorique et de journaliste télévisé. Point.

  - Dans ce cas, dit Opale, tu feras la vaisselle et le nettoyage. On a toujours besoin de gens pour récurer le pont, n'est-ce pas ?
  Comme il n'y a que trois cabines, ils se regroupent par couples. René avec Opale, Gauthier avec Élodie, Cerise avec Nicolas.
  À peine l'hypnotiseuse s'est-elle étendue sur le lit qu'elle s'endort, épuisée. René, pour sa part, est trop excité pour arriver à s'endormir. Alors, pour ne pas la réveiller, il monte sur le pont avant et s'étend de tout son long.
  Il est seul. Au-dessus de lui, rien que le plafond étoilé et l'air chaud. Pas le moindre vent, pas la moindre vague, juste le ronronnement régulier du moteur qui les éloigne de l'Égypte.
  Alors il accomplit ce qu'il sait faire de mieux : remonter dans ses mémoires antérieures. Cette fois-ci, il a envie de tester quelque chose d'un peu plus audacieux que tout ce qu'il a connu jusque-là.
  Je suis sûr que c'est réalisable. Ce serait si... extraordinaire que j'y arrive.
  Escalier. Descente prudente des dix marches. Ouverture délicate de la porte de l'inconscient. René retrouve le couloir aux 111 portes.
  Maintenant, je vais enfin savoir si c'est possible. S'il est possible d'ouvrir simultanément toutes les portes de mes vies antérieures pour rencontrer d'un seul coup toutes mes anciennes incarnations.
  Alors, profitant du simple pouvoir de sa pensée et de sa volonté, René courbe les murs et transforme le couloir longitudinal en arène circulaire, si bien que les 111 portes se retrouvent toutes face à face.


116.

Les petits hommes cousent les parchemins pour en faire des rouleaux. Ils sont une centaine à travailler avec précision grâce à leurs minuscules doigts.
  - Depuis que nous leur avons appris à nous vénérer, tout se passe mieux, reconnaît Nout. La religion est vraiment la solution à tous les problèmes. Tu as vu avec quelle ardeur ils s'activent pour nous obéir ?
  - C'est vrai, nous servir a même l'air de les rendre heureux.
  - Et il n'y a pas que les parchemins ! Ils font tout très bien : l'approvisionnement en nourriture, la construction des maisons. Ils compensent leur petite taille par leur nombre.
  Geb se place près d'une ouverture dans le mur et scrute les larges artères remplies de petits humains habillés en tunique ou en jupe, qui font circuler des carrioles tirées par des ânes, des chameaux, des éléphants.
  - Né-hé m'a dit qu'un jour ils seront plus que des milliers, plus que des millions, ils seront des milliards.
  - Cela ne m'inquiète pas. Avec la religion, il sera très facile de leur faire faire ce qu'on veut quand on veut, sans qu'ils réfléchissent.
  - Ils se reproduisent si vite ! Ils n'ont aucun sens de l'autorégulation et de l'harmonie avec la nature. Ils font des enfants sans les aimer et sans les éduquer, regrette-t-il.

  - Tant mieux, nous les éduquerons avec la religion et cela nous fera encore plus de serviteurs dévoués.
  La jeune femme lui rapporte des fruits.
  - Cela peut s'avérer dangereux à la longue.
  - Tu penses qu'il faudrait faire quoi ? Leur demander de réduire leurs naissances ? demande-t-elle.
  La jeune femme boit à petites gorgées.
  - Moi, je crois qu'il faut les occuper.
  - Tu penses à quel genre de mission, Nout ?
  - Découvrir et domestiquer les territoires sauvages qui nous entourent.
  - Nous avons suffisamment de place, pourquoi vouloir s'étendre ?
  Plusieurs petits humains, ayant fini de coudre un parchemin, vont en chercher un nouveau pour l'ajouter au rouleau déjà constitué.
  - Se contenter de ce que l'on a est une idée adaptée à Ha-mem-ptah parce que Ha-mem-ptah était une île, donc un territoire déjà naturellement confiné. Ici nous sommes sur un continent, ce qui requiert que nous soyons un peu plus ambitieux. Il faut adapter notre civilisation à ce nouveau décor. Tu imagines si nos valeurs étaient diffusées sur tous les territoires que nous voyons lors de nos voyages astraux ?
  Geb observe du haut du balcon l'activité des minuscules indigènes qui, maintenant, s'apprêtent comme des Atlantes.
  - Cesse d'avoir peur de tout ce qui est nouveau. Pourquoi toujours agir de manière étriquée alors que notre esprit nous montre combien le monde est vaste et complexe ? ajoute Nout.
  - Parce que chez les humains de petite taille, tout a toujours un prix. Ce qui va bien s'équilibre avec ce qui ne va pas. Ils sont incapables d'imaginer un monde stable et harmonieux. Ils veulent toujours plus de tout jusqu'à ce qu'il y ait des problèmes. Ils sont naturellement comme cela.
  - Mais nous avons de nouveaux outils pour résoudre nos problèmes ainsi que les leurs, il me semble. Désormais, nous disposons de bateaux, de chariots avec des roues, de cultures agricoles sur de grands champs aux productions moins aléatoires que celles de nos anciens jardins individuels. Vois tout ce que nous avons fait en quelques décennies.
  - Et s'ils venaient à se révolter ? dit Geb en chuchotant pour que leurs serviteurs proches ne les entendent pas.
  - Nous sommes leurs dieux.
  - Pour ceux-là peut-être, mais qu'en sera-t-il de ceux qui vivent plus loin ?
  - Nos petits humains civilisés ont déjà pris d'eux-mêmes l'initiative de créer une armée pour nous protéger des autres petits humains sauvages qui voudraient nous attaquer, rappelle-t-elle.
  - Je n'ai pas confiance dans " nos " petits humains, reconnaît-il. C'est pour cela que je viens de les charger de créer une police.
  - Une police ?
  - C'est encore un concept que m'a enseigné Né-hé : ils se surveillent entre eux, et quand il y en a un qui se comporte mal, ils l'enferment dans une pièce appelée prison. Et s'il continue, eh bien ils lui donnent des coups.
  Geb se replace face à la grande table de bois qui lui sert de bureau et reprend la rédaction des parchemins. Il s'interrompt :
  - Maintenant qu'ils nous connaissent mieux, ils sauront trouver nos points faibles. Comme des enfants avec leurs parents.
  - Justement, nous les dominons par l'ascendant naturel que nous exerçons sur eux et la gratitude qu'ils éprouvent à notre égard. Et puis ne sous-estime pas le pouvoir de la religion, c'est un joug qui les maintient parfaitement sous notre contrôle. Leur imaginaire joue contre eux. Et leur imaginaire n'a pas de limite.
  - À ton tour, ne sous-estime pas le pouvoir de l'intelligence, Nout.
  Face au silence de Nout, Geb conclut :
  - Mais tant que nous n'avons pas de motif d'alarme, concentrons-nous sur notre projet : laisser les deux rouleaux décrivant notre civilisation dans les jarres. C'est là notre mission, actuellement la plus importante, car c'est comme cela que les hommes du futur sauront qui nous étions.

115.

Jean-Charles de Villambreuse est surpris de voir ces six Français en uniforme bleu. Il les reçoit dans son bureau qui donne directement sur l'avenue du Général-de-Gaulle.
  - Vous avez bien fait de libérer les autres détenus. On parle uniquement de l'émeute de la prison et non de vous.
  - Je suis Gauthier Carlson, signale le journaliste, tu as dû me voir à la télévision. Il faut nous sauver. Je suis un ami proche de ton ministre des Affaires étrangères. Si tu nous sors de là, je lui en parlerai.
  - Écoutez, monsieur Carlson, je vous connais, évidemment, mais je préférerais que vous vous absteniez de citer mon nom. Je risque mon poste, si on apprend que je vous aide. Mais, surtout, cela peut créer un incident diplomatique entre nos deux pays. Enfin, je souhaiterais que vous me vouvoyiez. Après tout, même si vous apparaissez souvent à l'écran, je ne crois pas que nous nous connaissions.

  Le ton est suffisamment sec pour que le célèbre journaliste n'insiste pas.
  - Je suis désolé, dit spontanément René.
  - Je vais seulement vous demander d'être très discrets. Je vais vous fournir des vêtements qui vous feront passer plus facilement pour des touristes, mais je n'ai pas le temps de vous faire des passeports, il vous faut partir sur-le-champ.
  - Un bateau nous attend à Marsa Matruh, signale Opale.
  - Ah ? Ça pourrait résoudre le problème. Je vais vous prêter une voiture avec une plaque diplomatique. Partez vite, avant qu'ils n'installent des barrages à la sortie du Caire. Si la police vous arrête, appelez-moi immédiatement.
  Il leur tend un téléphone portable.
  - Nous vous devons beaucoup, dit René.
  - En fait, je ne sais pas pourquoi je fais ça, reconnaît le jeune diplomate. C'est comme s'il y avait au fond de moi un instinct qui me disait que c'est la bonne chose à accomplir. Et puis vous, monsieur Toledano, j'ai comme un sentiment de déjà-vu, comme si je vous connaissais depuis longtemps.
  J'adore ce type.
  - Parfois le salut tient à peu de chose, une intuition, ou ce fameux sentiment de déjà-vu, élude René.
  Jean-Charles de Villambreuse cherche dans son bureau et en sort des clefs.
  - C'est la Peugeot 509 garée en bas. Roulez prudemment, ce serait dommage de vous faire arrêter pour excès de vitesse par un motard trop zélé.
  René serre la clef et l'espoir revient. Opale lui adresse un geste admiratif sur la manière dont il a su gérer la situation.

  - C'était très impressionnant. Vous étiez aidé de qui " à l'intérieur " ? questionne-t-elle.
  - Un scorpion, répond-il.


114. MNEMOS. BEAUTÉ À TRAVERS L'HISTOIRE.


Chaque époque a ses propres critères de beauté.
Dans le passé, les hanches larges garantissaient un accouchement plus facile, les grosses poitrines, une production optimale de lait pour les nouveau-nés. L'une des plus célèbres statues de femmes est d'ailleurs la Vénus de Lespugue, datant du paléolithique, caractérisée par ses très grosses fesses et sa poitrine proéminente.
On retrouve des Vénus callipyges (du grec kalos, " beau ", et puge, " fesse ") dans la plupart des représentations de splendeur féminine antiques. En 1600, le peintre flamand Pierre Paul Rubens a immortalisé dans ses toiles des femmes obèses, nues, mettant en valeur leurs bourrelets.
Chez les Latins, la blondeur et les yeux bleus étaient considérés comme des signes de stupidité, car c'étaient les caractéristiques des barbares nordiques.
En Occident, jusqu'au XIXe siècle, la peau blanche, dite laiteuse, était un symbole de pureté et de richesse : elle indiquait que la femme n'avait pas besoin de travailler dans les champs où le soleil lui aurait bruni l'épiderme.
En Chine, jusqu'au début du XXe siècle, le goût était aux femmes qui avaient de petits pieds.
Au Pérou, on appréciait les femmes qui avaient des poils aux jambes, car ils indiquaient une ascendance espagnole plutôt qu'indienne.
Parmi les femmes considérées par leur entourage comme des parangons de beauté, citons la princesse iranienne Taj Saltaneh Qadjar qui vivait en 1900 à Téhéran. C'était une femme de petite taille, aux gros mollets enveloppés dans des chaussettes hautes qui remontaient jusqu'à ses cuisses. Elle portait souvent un tutu (dont le motif pouvait ressembler à une nappe provençale) qui composait une corolle sur ses hanches très larges. Elle avait une fine moustache bien noire et d'épais sourcils qui formaient une barre. Ses congénères en étaient fous. Elle reçut cent quarante-six demandes en mariage des hommes de la plus haute noblesse persane. Treize d'entre eux se sont suicidés parce qu'elle les avait rejetés. Elle était aussi une grande poétesse et une femme aux idées très avancées.


113.

René-Yamamoto reproduit, tout du moins au début, le scénario de l'évasion de l'hôpital psychiatrique : il attend que le garde apporte son repas. Il surgit par-derrière et lui enfonce les pouces sous le menton, jusqu'à ce que l'autre défaille. Puis il avance dans le couloir, se cache et frappe les surveillants qui apparaissent dans son champ de vision.
  Le style de Yamamoto est très différent de celui d'Hippolyte. Au lieu de frapper avec le tranchant de la main, il n'utilise que deux doigts, l'index et le médium tendu en une pointe dure. Il poinçonne très vite et très fort des endroits précis du corps de ses victimes. Notamment les ganglions du cou. Il arrive ainsi, en silence, à faire s'évanouir ses adversaires. Ses deux doigts tendus sont le dard fulgurant du scorpion noir.
  En l'absence d'informations sur le plan de la prison ou l'emplacement de ses compagnons d'aventure, il est obligé de regarder dans les œilletons pour identifier les occupants de chaque cellule.
  Il finit par trouver celle de Nicolas et l'ouvre en fracturant la porte. Celui-ci se propose immédiatement d'aider à chercher les autres. C'est ensuite Gauthier qui, voyant son libérateur, lâche un :
  - Vous êtes fous ! Ils vont nous tuer !
  - Faites comme vous voulez, vous pouvez rester si vous préférez.
  L'autre, après une hésitation, les suit en répétant : " On va mourir. On va mourir. "
  Ils rejoignent ensuite l'aile des femmes et parviennent à libérer Cerise et enfin Opale. Celle-ci, en l'apercevant, s'écrie :
  - René !
  - Vite, il faut filer.
  Outre ses doigts fulgurants, l'autre talent particulier de Yamamoto est d'arriver à transformer n'importe quel objet en arme. Un balai dont il détache la paille se transforme par exemple en bâton de combat.
  Par chance, le samouraï a aussi été initié à l'art du bo-jutsu, le combat au bâton de bois. Sa rapidité compense le manque de tranchant de cette arme improvisée. À chaque affrontement, René peut constater de l'intérieur que le mantra du " temps infini entre l'instant où l'ennemi a décidé de frapper et celui où le coup est reçu " est une réalité.

  Le bâton siffle, frappe, tournoie entre les mains expertes de Yamamoto. Le samouraï se permet même d'effectuer des figures en huit pour poursuivre le mouvement dans son élan et sa fluidité. Après chaque coup, il émet un petit soupir sec, peu bruyant, pour relâcher la pression. Malgré la gravité de l'instant, René ne peut s'empêcher d'avoir une pensée loufoque.
  Yamamoto fait si bien tournoyer son bâton qu'il aurait pu aussi avoir une carrière de... majorette.
  Mais s'il y a un instant où il ne faut pas avoir d'humour, c'est bien maintenant. D'ailleurs, lorsqu'il a exploré l'esprit du Japonais, il a découvert que le prix de son efficacité était aussi une totale absence d'humour.
  Pour Yamamoto, rire était un signe de futilité. Un homme honorable est un homme qui suit la voie du guerrier, le bushido, et se sacrifie pour une cause qui le dépasse, avec sérieux. Pas de place dans cette ambition pour la plaisanterie ou le poil à gratter. Même le fait de sourire est pour lui un signe de faiblesse.
  Vas-y Yamamoto, continue !
  Le bâton fait encore plusieurs victimes, la pointe du balai frappe avec prédilection des points sur les tempes, l'extrémité du sternum, la pomme d'Adam, les ganglions du cou, le foie, le sexe.
  Derrière René-Yamamoto, les cinq Français suivent, impressionnés par l'efficacité du professeur d'histoire contre ces gardes pourtant armés de longues matraques et de tasers.
  Aucun coup de feu, aucun cri, aucun mort. Cependant, l'alerte a déjà été donnée par un garde.
  - On va mourir, dit Gauthier Carlson qui ne peut dissimuler son inquiétude.
  Alors, voyant le nombre de ses assaillants augmenter, René-Yamamoto, tirant les leçons de son évasion précédente de l'hôpital, trouve le briquet d'un gardien et l'utilise pour enflammer les draps d'un lit.
  La fumée se répand dans les couloirs. Ce sont maintenant des centaines de personnes qui courent dans tous les sens.
  Des cris de joie en provenance des cellules signalent que les autres détenus ont compris qu'il y avait une attaque dans la prison. Pour participer au chaos, René-Yamamoto pénètre dans la salle de contrôle général et appuie sur le bouton qui indique control doors.
  Comme il l'espérait, cela libère d'un coup les verrous de toutes les cellules. Aussitôt, c'est l'émeute. Leur évasion se transforme en mutinerie générale.
  Ajouter de la confusion à la confusion.
  La fumée, le bruit, les cris, la sirène facilitent leur circulation dans les couloirs. Ils entendent des rafales d'arme automatique.
  Bon, là on vient de franchir un cap.
  Les gardes ont perdu le contrôle de la situation, préférant tirer que d'être lynchés par les détenus. René-Yamamoto sait qu'il a peu de temps pour rejoindre la sortie de la prison Scorpio. Il la cherche et finit par la trouver. Une centaine de détenus combattent une vingtaine de gardes totalement paniqués.
  René-Yamamoto préfère rester en retrait et observer ce qu'il se passe. Les hommes en pyjama rouge ont du mal à franchir la ligne de défense formée d'hommes armés de fusils et de revolvers qui tirent désormais sans la moindre hésitation. À nouveau les cris, les détonations, la fumée. Des détenus tombent, mais d'autres parviennent à s'emparer d'armes à feu et la bataille s'équilibre entre les deux camps.
  - On va mourir, on va mourir, on va mourir, répète Gauthier comme un mantra.

  - On fait quoi ? demande Cerise, le souffle court.
  - Attendez encore, propose René à ses compagnons.
  Rester calme. Observer. Réfléchir. Surtout ne pas s'énerver.
  Impressionnés par l'efficacité du professeur d'histoire, tous l'écoutent.
  J'ai du temps. Ne pas se précipiter et faire n'importe quoi dans la panique.
  Opale serre fort une matraque qu'elle a récupérée dans la course. Élodie tient le balai au cas où son ami voudrait encore s'en servir. Nicolas serre les poings, prêt à frapper. Cerise se plaque contre le mur pour être le moins visible possible. Derrière elle, Gauthier, les yeux fermés, marmonne toujours sa phrase " On va mourir ".
  Rester calme. Observer. Réfléchir. Repérer les failles du système de défense.
  Enfin la fumée du couloir atteint la zone de combat. René-Yamamoto fait alors signe à ses compagnons de procéder comme lui : profitant de l'opacité et du tumulte, ils tirent les corps de six gardes et leur enlèvent leurs vêtements pour les enfiler. Les femmes dissimulent leurs cheveux longs sous les képis pour ressembler au mieux à des hommes. Ainsi les fugitifs peuvent passer eux-mêmes pour des surveillants qui fuient le chaos.
  Puis, tous les six ainsi accoutrés rampent sur l'un des côtés du couloir et parviennent à franchir la zone la plus animée des combats. Un détenu, croyant avoir affaire à un garde, tente de frapper Cerise, mais, déjà, René-Yamamoto s'est interposé, et la débarrasse de cet importun en lui enfonçant deux doigts dans la gorge.
  Opale lui tend alors la matraque qu'elle a récupérée, se doutant qu'il en fera un meilleur usage qu'elle. En effet, plusieurs autres détenus sont mis hors d'état de nuire, ce qui accroît la crédibilité de René et ses amis auprès des surveillants qui, eux, ne leur prêtent guère attention.
  Ils ne nous voient pas. La peur les aveugle.
  René-Yamamoto, pour sa part, ne quitte pas des yeux la porte de sortie.
  Encore quelques mètres et nous serons hors de la zone dangereuse.
  Ils rampent encore et finissent par s'approcher du seuil au moment précis où jaillissent des renforts. Heureusement, ces derniers sont trop occupés pour prêter attention à ces six personnes en uniforme qui avancent dans le sens opposé à la bagarre.
  Enfin, ils franchissent la porte d'entrée. Ils se retrouvent dans la cour carrée centrale. La sirène résonne et des soldats armés sont arrivés pour tenter de stopper la mutinerie. Les coups de feu se font encore plus nombreux.
  Rester calme.
  Près d'eux, plusieurs véhicules. Ils repèrent un camion de pompiers, dont les clés sont restées sur le tableau de bord. Tous s'engouffrent sur les sièges. Nicolas prend le volant et démarre. Ils parviennent à franchir la grille d'entrée restée grande ouverte pour laisser passer les renforts qui accourent.
  - On va tous mourir, répète Gauthier.
  - Ferme-la ! lui intime Élodie.
  Surpris que la jeune femme ose lui parler ainsi, il s'enfonce dans son siège alors que Nicolas, habile conducteur, a eu la présence d'esprit de déclencher la sirène du camion. Ils se frayent un chemin parmi la foule qui commence à s'agglutiner autour de la prison de Scorpio, sur l'avenue Shamal-Tora.
  - Sors-nous de là ! dit Cerise à son collègue.

  Ils arrivent à s'éloigner suffisamment de la prison de Scorpio et se mêlent aux embouteillages de l'avenue, ce qui les oblige à avancer très lentement.
  - On va où ? demande Nicolas.
  - Droit devant pour s'éloigner de la prison. Et tu peux éteindre la sirène.
  Ils se retrouvent sur la route de El-Nasr qui, à cette heure-ci, est complètement bloquée par les embouteillages. Ils ne peuvent plus avancer. Profitant de cette accalmie, René ferme les yeux et se concentre.
  - Je pense que le moment est venu de nous séparer, Yamamoto. Je tenais à vous remercier de cette évasion délicate qui, grâce à vous, a été une réussite.
  - Nos adversaires étaient peu valeureux, je suis déçu. Mais si j'ai pu vous rendre service, " vénérable futur moi-même ", je suis ravi.
  - Vous avez même réussi à ne tuer personne, ce qui, vu les circonstances, est une performance.
  - Vous me l'avez demandé, je n'ai fait que vous obéir, René-san.
  René sait que la syllabe " san " ajoutée après le nom est une marque de respect. Ainsi, il a obtenu l'estime de son ancien lui-même.
  - Si jamais j'avais une autre situation difficile dont j'aurais à me sortir, pourrais-je faire appel de nouveau à vos services ?
  - Ce sera toujours un grand honneur de servir celui que je deviendrai un jour.
  Les deux esprits se saluent, puis se séparent. René reste songeur.
  Et bientôt tu vas devenir une femme, Yamamoto-san. Après ta vie à donner la mort, tu vas découvrir une vie à donner l'amour. Veinard. Les parfums capiteux des palais de Bénarès vont te changer des champs de bataille aux remugles de sang.
  Quand il rouvre les yeux, il a face à lui le visage d'Élodie.
  - Ça va ? demande la jeune femme.
  - Désolé, j'étais...
  - Tu n'as pas à t'excuser, nous savons tous ce que tu as fait, répond Élodie. Opale nous a expliqué.
  - Nous avons pu juger sur pièces, reconnaît Cerise. En fait, vous êtes comme Superman, si ce n'est que vous, vous avez le pouvoir de faire revenir un spécialiste de votre problème parmi 111 candidats, c'est cela ?
  - Euh... oui, on peut voir ça comme ça. Le seul inconvénient c'est que ce n'est pas instantané, cela réclame un petit protocole que je vise à écourter. Et sinon, où sommes-nous ?
  - Je pense qu'on est suffisamment loin pour pouvoir trouver une destination plus sûre.
  - Quelqu'un connaît un point de chute au Caire ? demande Cerise.
  Personne ne répond.
  - En uniforme de gardien de prison, dans un camion de pompiers, sans passeport et sans argent, on ne va pas pouvoir continuer à circuler bien longtemps, fait remarquer Opale.
  René observe la jeune femme rousse aux grands yeux et a très envie de se retrouver ailleurs, tranquille, avec elle. Dans son cerveau tout va très vite, il cherche et trouve.
  - J'ai une idée de destination, annonce-t-il.