vendredi 28 septembre 2018

62.


  Le château de Villambreuse est un pur joyau architectural du XVIIIe siècle. Derrière la grille, se déploie un grand parc à la pelouse impeccable. Une allée bordée d'une double rangée de cyprès mène à une bâtisse blanche flanquée de deux tours aux toits d'ardoise.
  René Toledano et Opale Etchegoyen l'observent de l'extérieur. Après être sortis du métro, les deux fugitifs ont abandonné leurs burqas et loué une voiture au nom de la jeune femme. Puis, ils sont allés acheter du matériel dans un magasin de bricolage (pelle, pioche, corde, pinces, lampe électrique, gants) et ont rejoint le domicile de Léontine de Villambreuse.
  Ils profitent de la pénombre pour se jucher sur le toit de la voiture et scruter le château par-dessus le haut mur d'enceinte en pierre. Toutes les fenêtres de la bâtisse sont éclairées.
  Je connais cet endroit. C'était chez moi.
  - Il y a des gens qui y vivent, prononce-t-il sur le même ton qu'il aurait utilisé pour dire : " Il y a des squatteurs. "
  - Vous ne pensiez quand même pas que, depuis votre Léontine qui, si je me souviens bien, vivait en 1780, ce château serait resté inhabité, n'est-ce pas ?
  - J'espérais tout au moins que les occupants seraient absents. Il va falloir être discrets.
  Opale désigne la pancarte à côté du portail en bois massif.
  ATTENTION CHIENS MÉCHANTS.
  SI VOUS VOULEZ SAVOIR S'IL Y A UNE VIE APRÈS LA MORT, N'HÉSITEZ PAS À FRANCHIR CE MUR.
  Au-dessus, le mur est recouvert d'un barbelé.

  - Les propriétaires actuels ont l'air d'avoir de l'humour, reconnaît l'hypnotiseuse.
  - J'aurais dû prendre une arme. Au moins un couteau.
  - Et vous auriez fait quoi ? Vous vous seriez battu avec les chiens ? Ils doivent être à l'intérieur avec leurs maîtres. Le parc a l'air désert.
  René se souvient de toutes les épreuves qu'il a déjà surmontées. Il hausse les épaules et accepte la courte échelle que lui propose la jeune femme avec ses mains entrecroisées.
  - Restez ici à m'attendre, j'y vais seul, dit-il.
  Arrivé en haut du mur, il utilise les pinces pour couper les barbelés.
  Comme au chemin des Dames.
  Il saute sur la pelouse dans un atterrissage parfait.
  Il analyse le décor. Guidé par la seule lumière de la lune, il avance.
  En chemin, il tente de se souvenir de l'emplacement auquel avait pensé Léontine.
  Un arbre. Une zone.
  Pourvu que Chob ne m'ait pas aussi abîmé le neurone qui correspond à ce souvenir.
  Il se concentre. Il visualise son esprit comme une forêt et se retrouve à fureter à la recherche de cet indispensable arbre-souvenir. Il avance au milieu des buissons de ronces qui déjà ont repoussé et encombrent les chemins qui mènent aux précieux arbres-souvenirs.
  Esprit de Léontine, je n'ai pas le temps de faire une séance de régression, mais tu es forcément quelque part en moi, aide-moi si tu le peux.

  Alors, il lui semble se souvenir de ce qu'avait pensé la vieille comtesse avant de décéder.
  Sous le grand chêne tout au fond à gauche du parc.
  Il marche vers la gauche, avant de se faire la réflexion qu'elle devait parler de la gauche par rapport à l'entrée du château, donc de sa droite. Il éclaire les arbres et cherche à reconnaître un chêne. À l'école, il était bon en histoire, mais malheureusement pas très doué en sciences de la vie et de la terre.
  C'est comment un chêne déjà ?
  Finalement il se dirige vers l'arbre qui a le plus gros tronc et qui semble le plus âgé. Il creuse au pied du tronc. Il finit par trouver une malle en bois énorme qu'il commence à dégager de sa gangue de terre.
  Je ne pourrai jamais porter un tel fardeau et escalader le mur. Demander à Opale de m'aider ? Non, je dois y arriver seul.
  Il essaie de tirer le coffre, parvenant à peine à le faire bouger. Alors il décide de s'y prendre autrement.
  Renonçant à le déplacer, il examine le gros cadenas qui ferme le coffre. Il utilise la pioche qu'il passe dans la boucle de métal et, appuyant de tout son poids, il parvient à faire levier et arracher le cadenas de son support en bois.
  À l'intérieur, il découvre les lingots. La lune se reflète sur les métaux précieux proprement rangés.
  Merci, Léontine.
  Il en prend cinq et regagne le mur. Il siffle en imitant un cri d'oiseau et l'hypnotiseuse lui répond par un sifflement similaire.
  - Ce ne sont pas des pièces, mais des lingots, chuchote-t-il, je vous les lance. Prête à la réception ?
  Alors, il jette de toutes ses forces un lingot auquel répond un bruit métallique qui lui indique qu'Opale n'était pas à la réception. Le second lancer aboutit à un petit cri signifiant qu'elle a dû le recevoir sur l'épaule, mais au moins il se dit qu'elle est dans la bonne zone. Il refait ainsi plusieurs fois le trajet du chêne au mur sans encombre. Il lance les lingots et Opale les ramasse.
  Lorsqu'il en arrive aux derniers, un grognement derrière lui le fait tressaillir. Un mécanisme datant de l'homme préhistorique se met en marche dans son cerveau. Les amygdales, petites amandes placées dans le centre des hémisphères cérébraux, se déclenchent. De l'adrénaline est envoyée dans son sang. Son cœur accélère pour le préparer au combat ou à la fuite. Sa température augmente pour rendre ses muscles plus efficaces. Son poil se dresse, héritage des primates qui voulaient paraître plus gros pour intimider. Du cortisol, la cortisone naturelle produite par le cerveau, est relâché pour permettre de ne pas souffrir. Enfin son cortex, qui sert à réfléchir, s'éteint.
  Il y a des moments où la réflexion inhibe l'action. D'abord agir ; ensuite seulement, quand tout sera passé, je me demanderai si j'ai fait les bons choix.
  Alors René Toledano renonce à prendre les trois derniers lingots et galope, poursuivi par deux bergers allemands enragés qui bavent et aboient de plus en plus fort.
  René court vite, mais les chiens gagnent du terrain. Il se retourne tout en cavalant et lance dans la direction du plus proche un lingot, en visant bien son museau. Il parvient ainsi à stopper net le molosse. Le second, inquiet, ralentit. Cela suffit à lui offrir un répit.
  Pas de temps à perdre. Ce n'est pas le moment de réfléchir.
  Profitant de l'élan de sa course, il saute sur le mur et, s'accrochant aux plantes grimpantes, parvient à se tenir hors de portée des crocs du second. Déjà le couple des propriétaires dirige des torches vers les aboiements.
  L'adrénaline aidant, René parvient à se soulever encore un peu plus et se hisse par la force des bras jusqu'au sommet du mur. Puis il bascule de l'autre côté.
  Alors que des voix en provenance de la maison commencent à lancer : " Un cambrioleur ! Vite, Fabienne, appelle la police ! ", derrière le mur, Opale a précautionneusement empilé les lingots dans le coffre de la voiture de location.
  René se précipite sur le siège passager et Opale démarre. Une fois qu'ils sont suffisamment éloignés, il reprend enfin son souffle. Les deux hippocampes, qui n'agissent pas seulement sur la mémoire mais aussi sur les émotions, calment les amygdales. L'adrénaline cesse d'être injectée dans le sang. Le cœur ralentit. La température baisse. Le poil retombe.
  - J'ai failli y laisser mon fond de culotte, dit-il en s'essuyant le front.
  - Vous avez été héroïque.
  Comme Hippolyte ?
  - En tout cas, c'est une preuve incontestable que l'hypnose régressive fonctionne. Je n'aurais jamais pu trouver le nom du château de Villambreuse et l'emplacement précis du coffre si je n'avais pas eu accès aux informations exclusives d'une personne qui vivait il y a plus de 200 ans.
  - Vous doutiez encore ?
  - Mon métier consiste à toujours me méfier de toute information, a fortiori historique. Comme disait mon père : " Il y a trois visions de toutes les histoires : la mienne, la tienne et la vérité. " Maintenant, je sais que mon histoire et la vérité, dans ce cas précis, se superposent.

  - Il vous en a fallu du temps ! Vous les hommes, vous êtes toujours un peu longs à la détente.
  - Dommage qu'on ne puisse pas divulguer ces informations au grand public.
  - Qu'est-ce qui vous en empêche ?
  - Actuellement, mon niveau de crédibilité est proche de zéro.
  - Moi je suis fière de vous, cher premier cobaye.
  Elle lui fait un clin d'œil complice et, pour la première fois, il sent une réelle estime de la part de cette jeune femme. Il a envie de la prendre dans ses bras, mais il se retient et s'enfonce dans son siège. Épuisé, il s'endort.
  Opale allume la radio.
  Elle met une station de rock qui diffuse " Fool's overture ", " L'ouverture de l'imbécile ", du groupe Supertramp des années 1980.
  Ils roulent longtemps. Lorsque Opale estime qu'elle est trop fatiguée pour continuer de conduire avec sérénité, elle se gare dans le parking d'un petit hôtel situé au bord de l'autoroute.
  Elle dispose une couverture sur les lingots dans le coffre, puis réveille René. Ce dernier, somnolent, la suit. Elle prend toutes les initiatives. Elle réserve une chambre avec deux lits. Elle installe René dans l'un d'eux. Il se rendort aussitôt. Elle l'observe dormir en ronflant, et lui chuchote à l'oreille :
  - Dommage que vous soyez hors service, j'aurais bien fait encore une petite séance de régression avant de me coucher.
  Puis elle le borde avec un geste maternel, qui la surprend elle-même.
  Après toutes ces émotions et une grande fatigue oculaire, elle se rafraîchit, se déshabille, puis se couche, gratte encore un peu les plaques de psoriasis les plus irritantes et s'endort à son tour.




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