vendredi 28 septembre 2018

41.


  - Il se nommait Helmut Krantz.
  René reconnaît le skinhead. Le policier avance vers lui une photo du corps gonflé et du visage blanc boursouflé de l'individu qui a agressé René quelques jours auparavant.
  - Il paraît que c'était un chic type. Un type généreux qui avait de l'humour. Il a été retrouvé par un pêcheur qui l'a accroché avec sa ligne. À l'autopsie, on a découvert une blessure par arme blanche, de type poignard. C'est cela qui l'a tué et non la noyade.
  Face à lui, un homme à l'allure sympathique, mais déterminé. Il a une fine moustache assez similaire à celle des soldats de 14-18 qui accompagnaient Hippolyte.
  - Lieutenant Raziel, police criminelle. On vous a identifié grâce à la diffusion de sa photo. Un autre SDF, planqué un peu plus loin, a été témoin de la scène, et il a vu un homme s'enfuir en voiture. Il a mis du temps à venir nous voir mais il a fini par se décider. Il nous a indiqué l'heure à laquelle la scène s'est déroulée et la description du véhicule de l'agresseur. Grâce aux caméras de surveillance, nous avons pu identifier la plaque et découvert qu'il s'agissait de la vôtre. Donnez-nous votre version des faits : qu'est-ce qu'il s'est passé exactement ?
  - Il m'a menacé avec une arme, il voulait de l'argent. Nous nous sommes battus et il a chuté sur son propre poignard.
  Le policier le fixe longuement.
  - C'est tout ?
  - C'est la vérité. La vérité c'est toujours court.
  Le lieutenant Raziel relit le dossier en lissant sa fine moustache.
  - En tout cas " votre vérité " ne me convainc guère. Le SDF qui a observé la scène de loin dit que c'est vous qui l'avez agressé et que vous semblez y avoir pris du plaisir. Ce sera sa parole contre la vôtre.
  - Bien sûr.
  - Ne croyez pas qu'on vous écoutera plus parce que vous avez une allure d'intellectuel.
  - Je n'ai jamais prétendu cela.
  Le lieutenant Raziel se fait plus insistant.
  - Vous croyez quoi, monsieur Toledano ? Qu'en France, de nos jours, on peut se défouler sur un pauvre type juste parce que c'est un clochard ?
  - J'étais en état de légitime défense, c'était un skinhead, avec des insignes nazis.
  - C'était un homme qui avait probablement une vie plus difficile que la vôtre, monsieur Toledano.
  - Je vous ai dit que c'était de la légitime défense.
  - L'enquête va se poursuivre, mais pour l'instant vous allez rester en garde à vue. Nous cherchons d'autres témoins ou d'autres preuves. Je vous trouve quand même particulièrement froid et indifférent pour quelqu'un qui a assassiné une autre personne. J'espère que vous êtes conscient que le fait de l'avoir jeté dans le fleuve ne joue pas en votre faveur. Vous avez quand même délibérément essayé de vous débarrasser du corps, n'est-ce pas ?
  Cette formule " n'est-ce pas ? " lui fait penser à l'hypnotiseuse. C'est une formule qui oblige l'autre à l'adhésion. Une formule de manipulation. Il se dit que lui aussi peut tenter de manipuler son interlocuteur.
  Et si je tentais la technique du 3 + 1 ?
  - Vous êtes d'accord que parfois les skinheads peuvent se montrer agressifs ?
  - Oui.
  - Vous êtes d'accord qu'ils sont souvent armés ?
  - En effet.
  - Vous reconnaissez qu'il arrive qu'ils menacent avec leurs armes des passants pour leur soutirer de l'argent ?
  - Oui mais...
  - Donc, si vous êtes attaqué par un skinhead avec un couteau, vous êtes obligé de...

  - ... me défendre, certainement, le tuer si je n'ai aucun autre choix, mais cacher le corps, en aucun cas !
  Zut, le 3 + 1 ne marche pas à tous les coups. Tentons autre chose : la visualisation.
  - Imaginez qu'un individu surgisse avec un couteau, vous menace et vous demande de l'argent. Avant que vous ayez eu le temps de répondre, il fait mine de vouloir vous enfoncer le couteau dans le corps, vous feriez quoi ?
  - Je prendrais la fuite.
  - Je ne pouvais pas, il y avait le fleuve derrière moi.
  - Je crierais.
  - Nous étions seuls. Et comme vous maîtrisez certainement le combat au corps à corps, je crois plutôt que, tout comme moi, vous essaieriez de le neutraliser.
  - Je ne le tuerais pas.
  - Maintenant, imaginez qu'il sorte un deuxième couteau, plus gros cette fois, et qu'il vous fonce dessus. Vous feriez quoi ?
  - J'esquiverais.
  - Et si vous échouiez, vous seriez bien obligé de vous battre. Et imaginez que pendant le combat il s'enfonce lui-même l'arme dans son propre corps.
  - J'appellerais les secours.
  - Dans l'affolement qui suit un combat au corps à corps, vous auriez la présence d'esprit d'appeler des secours ?
  - Évidemment.
  - Peut-être parce que vous êtes policier et que vous avez du sang-froid. Mais moi j'ai paniqué et j'ai pensé que...
  - ... il valait mieux se débarrasser du corps en le balançant dans le fleuve, en espérant que personne ne le trouve, n'est-ce pas ?

  - C'est une réaction normale.
  Le lieutenant consulte son dossier.
  - Donc vous vous considérez comme quelqu'un de " normal ", monsieur Toledano ?
  - Absolument.
  - Permettez-moi d'en douter. De nos jours avec Internet, tout va plus vite, et on sait beaucoup de choses en peu de temps sur tout le monde. Or circule sur Internet cette vidéo où vous essayez visiblement de faire croire à vos élèves que l'Atlantide puis le Déluge ont existé. Est-ce que cela vous semble un comportement normal d'un professeur d'histoire sain d'esprit chargé d'instruire des jeunes ?
  - Quel rapport avec l'enquête sur " votre " noyé ?
  - Je crois que vous avez une pathologie : les personnalités multiples. Cela a été évoqué par un certain Stevenson dans L'Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde. Dans la journée, vous êtes un professeur d'histoire, la nuit vous vous transformez en tueur de SDF. Peut-être qu'en enquêtant nous découvrirons que ce n'est même pas votre premier forfait.
  Un prévenu se met à hurler et renverse un bureau voisin avant que des policiers ne se mettent à plusieurs pour le maîtriser.
  Ici, ils sont habitués à gérer les brebis galeuses qui ne marchent pas droit avec le reste du troupeau.
  - Que va-t-il m'arriver ?
  - Pour ce genre de délit, c'est entre sept et vingt ans de réclusion ferme. Cela dépend beaucoup du degré d'encombrement des prisons, pas mal de l'humeur des juges et un peu du talent de votre avocat.
  Le tic à l'œil reprend.

  Eh bien voilà, ça y est, on y est. Ma liberté s'arrête, je vais expier pour la mort que j'ai causée. Au moins c'en est fini de la culpabilité ou de la peur d'être arrêté. Tout rentre dans l'ordre. J'ai tué, je paye.
  - Vous avez l'air de prendre la situation avec beaucoup de détachement, monsieur Toledano.
  René se dit qu'il a appris avec Geb à ne plus être angoissé par des événements sur lesquels il n'a pas de prise. Il a senti que l'acceptation était une forme de libération.
  Il hausse les épaules.
  - Cela changerait quoi, que je m'énerve ?
  Le policier se lisse la moustache.
  - En général, les gens dans votre situation crient leur innocence, leur colère, leur sentiment d'injustice. Il y en a même qui se battent ou m'en veulent personnellement. C'est souvent le signe de leur innocence. Les coupables sont plus calmes.
  Le professeur d'histoire sourit tristement.
  - Pourquoi vous en voudrais-je ? Vous n'y êtes pour rien, vous faites votre travail. Et moi je ne fais que suivre mon destin.
  - On peut dire que vous êtes fataliste. Je n'ai jamais rencontré un type auquel on annonce qu'il va aller en prison probablement pour plusieurs années qui le prenne aussi bien.
  Il faut aussi dire que j'ai l'esprit occupé par la sauvegarde de 800 000 personnes.
  Le lieutenant lui tend la main, mettant un terme à l'entretien. Puis il fait signe à deux policiers de l'emmener en cellule. À l'intérieur, un ivrogne qui dort en ronflant fort, une prostituée qui a l'air absorbée par la tâche de bien mâcher son chewing-gum, et un jeune type pâle aux yeux cernés qui tremble. Sur les vitres, des marques de sang.
  - Bonjour, dit-il à la cantonnade.
  Les deux derniers le regardent sans aménité, mais ne lui répondent pas. Il s'assoit et attend.
  Soudain, l'ivrogne se réveille, a un hoquet et vomit une giclée jaune et rouge nauséabonde. La prostituée appelle pour qu'on vienne nettoyer cette déjection. Le type pâle ricane.
  Par la fenêtre, René voit les nuages qui n'en finissent pas de laisser couler leurs sombres ruisseaux.
  Ici tout est gris. Ici il n'y a pas d'oiseaux, pas de papillons, ni de fleurs multicolores.
  Il a la nostlagie de ce qu'il a entrevu en Atlantide.

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