vendredi 28 septembre 2018

51.


  Il se débat dans ses sangles de cuir qui le serrent aux poignets et aux chevilles.
  - Comme vous m'êtes sympathique, monsieur Toledano, je vais ouvrir cette première séance par une petite blague. Si vous vous attendez à une histoire de fous, vous avez tout faux : je vais vous raconter une blague de psy. C'est plus original, cela devrait vous plaire, croyez-moi.
  Ai-je vraiment le choix ?
  - Ce sont deux psys qui discutent sur la manière d'influencer les esprits fragiles. L'un des deux dit à l'autre : " Tu sais, tu te crois fort, mais moi je peux te manipuler facilement. Par exemple, je prends le pari que je peux te faire prononcer le mot "rouge". - Je relève le défi, dit l'autre. - Très bien, de quelle couleur est le ciel ? - Eh bien, bleu. - Parfait, j'ai réussi à te faire dire "bleu". - Mais je croyais que le mot à dire était "rouge". - Eh bien voilà, tu as prononcé le mot "rouge". "

  À nouveau, il glousse à sa propre plaisanterie.
  Au secours !
  - J'ai un doute. Je me demande si vous aimez mon humour. Écoutez, malgré le contexte thérapeutique de cette conversation, je voudrais, dans la mesure où nous serons amenés à nous revoir, que vous soyez toujours sincère avec moi. Dans cette optique, signalez-moi les blagues qui ne vous font pas rire. Je ne me vexerai pas.
  En tirant plus fort sur les sangles, je devrais pouvoir obtenir suffisamment de jeu pour dégager mon poignet gauche.
  Le psychiatre enchaîne :
  - L'humour est tellement subjectif. Quelque chose qui fait rire l'un ne fait pas forcément rire l'autre. C'est un sacré challenge de trouver la blague universelle, croyez-moi. Et pour un psy, c'est un défi.
  Il sort son appareil avec la poire et le bouton rouge.
  - Tenez, pour faire une transition comique, je parie que... vous ne direz jamais le mot " rouge ".
  Il éclate de rire, encouragé par son infirmier.
  - Bon, après ce petit intermède de détente, passons à des choses plus sérieuses. Tout d'abord, le diagnostic. Je suis désolé de vous l'apprendre, mais vous êtes schizophrène. C'est-à-dire que votre esprit est " coupé " du réel. Par intermittence, certes, mais suffisamment pour être dangereux pour le reste de la société. Il faut vous soigner. Pour protéger les autres mais aussi pour vous protéger de vous-même. Vous avez de la chance : 95 % des schizophrènes que j'ai traités ont été complètement guéris.
  Qu'est-ce qu'il attend que je dise ? " Chouette. Me voilà rassuré " ?
  Seul l'infirmier affiche une mine admirative, comme s'il découvrait ce chiffre impressionnant.

  - Je vous sens sceptique. Alors je vais vous apporter une information supplémentaire. Vous savez, vos sensations d'avoir vécu en Atlantide ? Vous avez l'impression que c'est vrai, et vous avez dû avoir l'impression que les autres Atlantes avec lesquels vous avez dîné étaient fous, je me trompe ?
  Vous ne vous trompez pas.
  - Ce phénomène est connu sous le nom de " paramnésie ". Ce qui signifie " mémoire à côté du réel ". Il s'accompagne d'un sentiment de dépersonnalisation. On a l'impression d'avoir la capacité de se transporter en dehors de son corps pour être quelqu'un d'autre ailleurs. C'est ce que vous ressentez, avouez.
  Où va-t-il, comme ça ?
  - Cela s'accompagne de " déréalisation " : vous vous demandez si ce que vous vivez existe vraiment. Le doute ne porte plus sur votre identité, comme dans la dépersonnalisation, mais sur le monde qui vous entoure. Vous avez déjà dû vous poser la question : qu'est-ce qui me prouve que tout ce qu'il y a autour de moi n'est pas qu'une illusion ? Est-ce que je ne suis pas dans un jeu vidéo où l'on peut revenir en arrière, recommencer, changer le décor ou les personnages ?
  Il a raison, c'est exactement ce que je ressens. Comme c'est agaçant de voir le type le plus antipathique du monde vous apprendre des choses passionnantes au pire moment.
  - Et enfin, la question : de quoi suis-je vraiment sûr ?
  Je suis sûr que tu es un salopard.
  - Philip K. Dick, l'écrivain de science-fiction, disait : " La réalité c'est ce qui continue d'exister lorsqu'on cesse d'y croire. " Cela signifie que nous ne faisons que vivre dans un monde où nous croyons exister, en interprétant un personnage que nous croyons être, entouré de gens auxquels nous croyons parler. Notre identité n'est qu'une suite de souvenirs qu'on peut modifier. Et savez-vous que, plus vous faites remonter souvent un souvenir, plus vous le déformez ?
  Non, je l'ignorais.
  - Les souvenirs s'usent comme des vinyles de plus en plus rayés. Alors je vous pose la question : qu'est-ce qui vous prouve qu'à cet instant ma présence, la douleur que je vais vous infliger, etc., ne sont pas que de simples croyances ?
  Ton odeur de sueur aigre. Ta tête de fouine. Les sangles qui serrent mes poignets et dont j'espère me libérer. Ma peur.
  - Philip K. Dick a été diagnostiqué schizophrène. Comme vous. Il vivait avec la possibilité de basculer à tout moment dans des réalités parallèles. Le fait qu'il prenait du LSD mélangé à des amphétamines ne faisait qu'augmenter ce risque. Philip K. Dick est probablement mort d'une overdose. On ne l'a pas sauvé à temps. Mais vous, je vais vous sauver, que vous le vouliez ou non.
  René inspire et souffle de plus en plus amplement.
  - C'est vraiment dommage que vous n'appréciiez pas cet instant. Croyez-moi, beaucoup de schizophrènes rêveraient d'être à votre place pour qu'enfin la paix s'installe dans leur crâne.
  René lui crache au visage, mais l'autre retire tranquillement le crachat avec le même mouchoir qui lui sert à éponger sa sueur.
  - Je sais, vous vous demandez comment l'électrothérapie peut atteindre ce niveau de réussite.
  La question me brûle les lèvres...
  - Allez, je ne vais pas faire durer plus longtemps le suspense, je vais vous le dire.
  Il désigne les différents appareils posés sur le chariot.

  - Comme je vous l'ai indiqué précédemment, on pourrait comparer votre cerveau à une forêt. Les neurones en sont les arbres.
  L'infirmier enduit deux électrodes d'un gel conducteur bleu, puis les place au niveau de ses tempes.
  - On va, grâce à un courant électrique intense, brûler les buissons de ronces qui encombrent les sentiers et déforment les arbres. Mais ce n'est pas tout : nous allons, dans le cadre de ce nettoyage forestier, essayer de détruire les zones responsables de vos délires atlantes. Les " mauvaises herbes " qui sont devenues si grandes, si fortes, si hautes qu'on pourrait les confondre avec de vrais arbustes.
  Il joue avec la poire au bouton rouge.
  Ne touche pas à ça.
  - Pour que l'électrothérapie soit vraiment active, je la pratique sans anesthésie. C'est douloureux mais beaucoup plus efficace. En fait, c'est précisément parce que c'est douloureux que c'est efficace. Croyez-moi, il faut que cela soit intense.
  Son pouce effleure le bouton rouge.
  N'APPUIE PAS !!!
  - Ensuite vous ne délirerez plus. Vous ne percevrez plus le monde de manière déformée, vous profiterez du confort d'un jardin proprement " nettoyé " de toutes ses mauvaises herbes et de ses arbres tordus.
  Ok, il faut que je trouve un moyen de m'enfuir. Et vite !
  Le professeur d'histoire se débat encore dans ses sangles, mais elles sont solides.
  - Il vous faut un choc plus puissant que vos délires. C'est aussi le secret de ma méthode. On ne retient que ce qui est émotionnellement fort. Donc il faut provoquer une émotion forte pour détruire les émotions parasites.
  Il demande à l'infirmier de mettre en place le matériel.
  - Or la peur, la colère et la douleur sont des émotions fortes. Ce sont même les trois plus fortes. Quand on souffre, on franchit la limite du domaine de l'intellect pour entrer dans celui de la sensation. Je crois aux vertus de la douleur comme moyen d'agir sur l'esprit.
  L'infirmier serre un peu plus ses entraves.
  - Ouvrez la bouche, s'il vous plaît. Rappelez-vous que c'est pour votre bien. Et qu'un jour vous me direz merci.
  Ça m'étonnerait.
  L'infirmier, de ses grosses mains velues, le force à ouvrir les mâchoires en lui pinçant le nez. Il y introduit un bâillon en plastique.
  - Comme les hurlements de la personne qui était là avant vous vous ont alerté, je préfère prendre mes précautions. J'oublie par moments qu'il y a des gens qui écoutent. En fait, j'aurais préféré que vous n'assistiez pas à cela. Maintenant, je vais tout faire pour vous le faire oublier.
  L'infirmier effectue des réglages sur différents appareils.
  - Pour tout vous avouer, mon grand plaisir dans la vie est de " nettoyer " les mémoires. Par chance, cet hôpital est un lieu ultramoderne, idéal pour ce genre d'activité. Ici on fait avancer la science. Après notre traitement, les malades guéris sont encore plus ancrés dans le présent.
  Parce que vous avez détruit leur passé ?
  - Le passé est source de regrets, le futur, source d'angoisse. Je rêve d'inventer l'homme qui serait, comme les animaux, juste dans l'instant immédiat.

  L'infirmier prévient que tout est prêt.
  - Je parie que vous allez penser au mot " rouge ", dit-il avec un petit sourire.
  Et il presse le bouton. René est parcouru par une décharge électrique qui le fait bondir dans ses sangles. Tout son corps s'arc-boute. Il a l'impression qu'on lui injecte de la foudre directement à l'intérieur du cerveau. Son crâne est sur le point d'exploser.
  Avant la deuxième décharge, René a le réflexe de descendre quatre à quatre les marches de l'escalier de son esprit, d'ouvrir la porte blindée de son inconscient. Il fonce dans le couloir aux 111 portes et rejoint la première porte qu'il ouvre à la volée.
  Il arrive directement au-dessus du lit de Geb.


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