vendredi 28 septembre 2018

117.


  Les six Français fugitifs sont parvenus à quitter l'énorme capitale du Caire pour prendre la route de Marsa Matruh à bord de la Peugeot 509. Après plusieurs heures de voyage dans le désert, ils finissent par arriver tard dans la nuit au nord du pays, pour rejoindre le port de la petite ville balnéaire.
  Ils s'installent dans le Poisson volant et, sans attendre, larguent les amarres. Il n'y a pas de vent, alors ils utilisent le petit moteur à essence pour s'éloigner de Marsa Matruh.
  Adieu l'Égypte.
  Une fois qu'ils sont hors de vue de la côte, René branche le pilote automatique. Enfin, les six Français se retrouvent autour de la table de l'habitacle. Ils se regardent en silence.
  Comme ils n'ont pas bien mangé depuis longtemps, Nicolas propose de préparer un dîner express avec les provisions qui leur restent de la précédente traversée. Il élabore une salade avec des légumes secs et des condiments. Nicolas se révèle être un excellent cuisinier. Il tente des mélanges subtils.
  Après la nourriture insipide et frugale de la prison de Scorpio, tous apprécient chaque bouchée de ce plat simple.
  - Qu'est-ce qui nous a pris de venir ici ? soupire Gauthier. J'aurais mieux fait de me casser une jambe lorsque tu m'as appelé, Élodie.
  - Ça ne sert à rien de se rejeter mutuellement la faute, répond-elle.
  - Quoi qu'il en soit, toi et ton pote, vous nous avez mis dans la merde et... vous nous en avez sortis, doit bien reconnaître le journaliste vedette. Je pense que ma carrière est fichue, mais bon, je me doute que ce n'est pas le moment de ne penser qu'à ma pomme, sinon on va encore me reprocher d'être égocentrique.
  Il essaie de se contenir, puis jette le verre de vin.
  - Putain ! Qu'est-ce qui m'a pris de venir !
  - Je regrette de ne pas avoir pu filmer notre évasion, dit Cerise, c'était quand même très spectaculaire. Personnellement, je peux vous l'avouer maintenant, j'ai adoré ces instants de pure aventure.
  Et tout en disant cela, Cerise ne peut se retenir de pouffer. Nicolas s'esclaffe lui aussi, et le phénomène est contagieux : Opale se met également à rire, puis René. Enfin Gauthier renonce à ronchonner et se déride. C'est comme si toutes les tensions accumulées se libéraient d'un coup. René reprend la parole.
  - On a quand même une question en suspens : on fait quoi maintenant ?
  - Nous rentrons en France, bien sûr, dit Gauthier.
  - En France ? Vous l'avez avoué vous-même, votre carrière est fichue. Vous voulez faire quoi ? Être une " ancienne vedette de télévision au chômage " ?
  - Et il propose quoi, le " petit professeur d'histoire spécialiste des cavernes vides " ?
  - Précisément, je propose qu'on poursuive ce qui nous a réunis ici, c'est-à-dire notre mission de réhabilitation de la vérité sur nos origines.
  Élodie intervient :
  - Je dois avouer que tu as fini par me convaincre, René. Moi je te suis.
  - Tu es prête à renoncer à ton travail à Paris ?
  - De toute façon, je n'ai pas de famille, pas d'amoureux, pas d'enfant et je commençais à sacrément m'ennuyer dans mon travail. Comme tu dis, tenter d'éduquer des gens qui n'en ont pas envie est un métier trop ingrat. Là, avec cette aventure, j'ai enfin eu l'impression de vivre à fond, même si c'était risqué. Et si ton histoire d'Atlantide est vraie, eh bien, je trouve que rétablir la vérité historique est une noble cause. Au sein de notre petite communauté, si cela peut aider, je veux bien servir d'infirmière, j'ai un brevet de secouriste.
  - Et vous, Opale ?
  La jeune femme rousse laisse échapper un petit soupir.
  - J'ai vu de mes yeux les squelettes géants et les jarres au signe du dauphin. Donc nul besoin de me convaincre. Je poursuis l'aventure. Je pourrais aider en tenant la barre, je suis une bonne skipper, René pourra vous le confirmer. Et sinon je pourrai vous aider, avec ma formation de psy, à vous sentir mieux.
  - Avant qu'on me pose la question, je réponds, intervient Nicolas. Moi aussi je suis prêt à ne pas retourner en France. J'ai fait mon service militaire comme cuistot dans un torpilleur avant d'être preneur de son, je pourrai préparer la nourriture pour tous. Et je sais pêcher et préparer le poisson.
  - Moi aussi, dit Cerise, j'ai une formation d'informaticienne et d'électronicienne et je pourrai réparer les machines en panne. Tout ce qui est mécanique ou électrique n'a pas de secret pour moi.
  - C'est parfait, dit René, moi aussi je pourrai tenir la barre en alternance avec Opale et si cela peut aider la communauté, je pourrai aussi m'occuper de l'entretien du voilier.
  Tous se tournent vers Gauthier Carlson.
  - Je vous vois venir ! Vous êtes devenus dingues ! Ne pas retourner en France, mais pour aller où ?
  - Nous avons quelques jours de bateau pour y réfléchir à tête reposée, élude René.
  - Réfléchissons tous de notre côté pour trouver une solution, reprend Opale. L'idée est de trouver un moyen de diffuser la vérité malgré la destruction des preuves. Il y a forcément un moyen.
  - En tout cas, je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais moi je suis épuisée, je vais dormir. Tu peux me montrer ma cabine, René ? demande Cerise.
  - Attends, dit Élodie. Nous avons tous présenté notre apport dans la communauté de ce bateau. Il faut que tu trouves ta place parmi nous, Gauthier.
  - Je... enfin... c'est étrange ce que vous me demandez là. Je ne sais pas tenir un gouvernail, je ne sais pas soigner, je ne sais pas faire la cuisine, et je ne sais pas réparer les machines, si c'est ça votre question. J'ai une formation de scientifique théorique et de journaliste télévisé. Point.

  - Dans ce cas, dit Opale, tu feras la vaisselle et le nettoyage. On a toujours besoin de gens pour récurer le pont, n'est-ce pas ?
  Comme il n'y a que trois cabines, ils se regroupent par couples. René avec Opale, Gauthier avec Élodie, Cerise avec Nicolas.
  À peine l'hypnotiseuse s'est-elle étendue sur le lit qu'elle s'endort, épuisée. René, pour sa part, est trop excité pour arriver à s'endormir. Alors, pour ne pas la réveiller, il monte sur le pont avant et s'étend de tout son long.
  Il est seul. Au-dessus de lui, rien que le plafond étoilé et l'air chaud. Pas le moindre vent, pas la moindre vague, juste le ronronnement régulier du moteur qui les éloigne de l'Égypte.
  Alors il accomplit ce qu'il sait faire de mieux : remonter dans ses mémoires antérieures. Cette fois-ci, il a envie de tester quelque chose d'un peu plus audacieux que tout ce qu'il a connu jusque-là.
  Je suis sûr que c'est réalisable. Ce serait si... extraordinaire que j'y arrive.
  Escalier. Descente prudente des dix marches. Ouverture délicate de la porte de l'inconscient. René retrouve le couloir aux 111 portes.
  Maintenant, je vais enfin savoir si c'est possible. S'il est possible d'ouvrir simultanément toutes les portes de mes vies antérieures pour rencontrer d'un seul coup toutes mes anciennes incarnations.
  Alors, profitant du simple pouvoir de sa pensée et de sa volonté, René courbe les murs et transforme le couloir longitudinal en arène circulaire, si bien que les 111 portes se retrouvent toutes face à face.


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