vendredi 28 septembre 2018

109.

L'atmosphère est étouffante. Le diplomate sue à grosses gouttes. Il s'éponge le front avec son mouchoir marqué de ses initiales JCDV.
  Face à lui, René, en tenue rouge, affiche un visage impassible. Le jeune homme présente sa carte de visite où est inscrit " Jean-Charles de Villambreuse, assistant culturel à l'ambassade de France au Caire ".
  - Vous savez où vous êtes ?
  - Non.
  - Dans la prison de haute sécurité de Tora, appelée aussi Prison Scorpio. Dès que j'ai appris votre arrestation, monsieur Toledano, j'ai voulu savoir pourquoi on vous avait enfermé dans un tel endroit, réservé essentiellement aux opposants politiques. Et j'ai voulu vous rencontrer, annonce le jeune homme qui semble à peine avoir une vingtaine d'années.
  Jean Charles... de Villambreuse ? Est-il possible que ce soit le descendant " organique " de Léontine ?
  Depuis son arrestation dans la grotte de Siwa, le professeur d'histoire a bien senti que la réaction de la police était légèrement disproportionnée. On l'a traité comme un dangereux criminel. Opale et lui ont été emmenés sous escorte renforcée vers cette prison de haute sécurité. Et, à son arrivée, il a été séparé de l'hypnotiseuse, emmenée dans un couloir adjacent.
  On lui a confisqué ses affaires, puis fait une fouille au corps et on lui a intimé de porter une tenue qui ressemble à un pyjama rouge. Sa cellule mesure tout au plus trois mètres sur trois, avec un lavabo et un trou dans le sol en guise de toilettes. La fenêtre est une fente de dix centimètres.
  Ils m'ont mis dans une " oubliette ".
  René se souvient de cette punition des châteaux forts de la France médiévale. Il s'était dit à l'époque qu'il fallait être sacrément vicieux pour mettre ses congénères dans de tels lieux. Et maintenant, il en fait lui-même l'expérience.
  Je suis dans une poubelle pour êtres humains.
  Même sa cellule capitonnée de l'hôpital Marcel-Proust lui semble un palace à côté de ce trou à rats puant.
  Peut-être qu'Opale est aussi mal traitée.
  Un gardien lui a déposé un plateau de nourriture, un morceau d'os qui semblait avoir été déjà rongé par un chien, accompagné d'une miche de pain rond, rassis. Ensuite, il a attendu. Pas le moindre contact humain, pas de télévision, pas d'avocat, juste le temps qui passe et l'énervement qui monte.
  Entre la déception de la montagne blanche, la culpabilité d'avoir entraîné dans ce cauchemar des gens qui lui faisaient confiance (Ma pauvre Opale, tu aurais mieux fait de ne pas me choisir à La boîte de Pandore !), et la peur de ce qu'il risque d'arriver (un lent pourrissement dans cette oubliette), il ne peut plus penser sereinement et s'avère incapable de toute autohypnose. Les quelques fois où il est parvenu à descendre les marches, il s'est retrouvé face à la porte fermée.

  Et puis, on est venu le chercher et on l'a emmené dans le parloir où l'attend ce jeune homme au visage de premier de la classe, habillé comme s'il se rendait à un cocktail mondain, avec veston et cravate.
  - Puis-je savoir ce qui est arrivé à mademoiselle Etchegoyen ? demande René.
  - Mademoiselle Etchegoyen et vos quatre autres amis sont aussi dans la prison.
  - Et quel est le motif de notre arrestation ?
  Jean-Charles de Villambreuse baisse les yeux.
  - Je crains de ne pas avoir de bonnes nouvelles pour vous, monsieur Toledano. Officiellement, vous êtes tous arrêtés pour destruction de pièces archéologiques.
  - Pardon !?
  - C'est le ministère de la Culture égyptien qui porte plainte contre vous. Ils prétendent qu'il y avait dans cet endroit des vestiges de l'ère pharaonique. Selon leurs dires, vous auriez méthodiquement tout détruit.
  - Mais c'est le contraire, c'est moi qui...
  - Ne vous en faites pas, monsieur Toledano, je connais la vérité car j'ai mené ma petite enquête et j'ai pu, en payant quelques personnes du ministère de la Culture, découvrir le fin mot de l'histoire.
  - Je vous écoute, dit René.
  - C'est le journaliste, Gauthier Carlson, qui a tout déclenché. C'est lui qui a révélé l'emplacement et envoyé les photos du site au ministère de la Culture, plus précisément à la section des affaires antiques, pour obtenir les autorisations de tournage.
  J'étais sûr que cela allait créer des problèmes.

  - Il ignorait les enjeux politiques entourant le secteur des antiquités.
  - Quels enjeux ?
  - Actuellement, l'Assemblée nationale égyptienne est de nouveau composée d'une majorité de représentants du parti de la Liberté et de la Justice, donc des Frères musulmans. Ce ne sont plus exactement les mêmes qu'à l'époque de l'ex-président Morsi, mais ils défendent les mêmes valeurs. Dès lors, le général Sissi, qui est plutôt laïque et moderne, a dû leur faire des concessions : il a offert le poste de ministre de la Culture, considéré comme un portefeuille secondaire, à Abdel Ali. C'est un ancien compagnon de route de Morsi qui a basculé dans le camp du général Sissi par opportunisme. Il est censé être modéré, mais à peine arrivé au pouvoir, il a poursuivi discrètement ce qu'il avait déjà amorcé à l'époque de Morsi : une entreprise d'éviction des artistes laïques, d'éloignement des archéologues occidentaux qui selon lui souillent et volent les richesses du pays. Il fait tout pour réduire le tourisme lié à l'Égypte antique qui, selon lui, ne relève que d'une fascination malsaine pour des cultes idolâtres pré-islamiques.
  - C'est le même Abdel Ali qui avait demandé qu'on examine une proposition de dynamitage de la pyramide de Khéops ?
  - Ah, vous vous souvenez de cet incident ? En effet, c'est lui. À l'époque, les djihadistes avaient l'impression qu'ils pouvaient détruire tous les sites archéologiques datant d'avant la naissance de Mahomet. Ils avaient déjà détruit au bulldozer les portes du temple de Nimrod en Irak. Ils avaient détruit en 2001 les bouddhas géants de Bamiyan en Afghanistan ou encore les sites archéologiques phéniciens au Liban sous le prétexte qu'ils étaient remplis d'inscriptions en hébreu.

  Jean-Charles de Villambreuse s'exprime avec une élocution parfaite, sans la moindre émotion. Il se tient droit et son regard ne cille pas.
  - Donc, ce ministre de la Culture, Abdel Ali, ce serait lui le responsable de nos ennuis ?
  - Quand il a été averti du projet de tournage dans la montagne blanche, il a aussitôt réagi. Il a compris qu'il risquait d'y avoir là un chantier de fouilles archéologiques qui aboutirait à une augmentation du tourisme idolâtre. Il s'est dit que le mieux était d'étouffer l'affaire dans l'œuf avant que d'autres politiciens puissent s'en mêler. Comme il avait les coordonnées exactes du lieu, il a dépêché sur place une équipe de techniciens. Ils ont trouvé vos pièces archéologiques et les ont toutes emportées.
  Donc les rouleaux sont peut-être encore intacts.
  - Et où sont-elles maintenant ?
  - Selon mon contact au ministère de la Culture, l'équipe envoyée pour " nettoyer " a emporté les pièces à conviction dans le désert où ils ont minutieusement détruit chacune d'entre elles, jusqu'à les réduire en poussière.
  Comme j'ai été naïf de livrer ces informations de géolocalisation sans me méfier. J'ai tout gâché.
  - Il paraît qu'ils ont trouvé des rouleaux de parchemin qu'ils ont brûlés et deux squelettes. Le plus difficile a été de détruire les dents. Ils ont utilisé de l'acide pour qu'il n'y ait aucune trace.
  Voilà, c'est fini. Je ne pourrai plus jamais prouver ce qu'il s'est passé. Tout ce que nous avons accompli n'a servi à rien. Opale, Élodie et les journalistes vont pourrir ici jusqu'à ce qu'ils soient eux aussi oubliés.
  - Et comment ont réagi les gens qui ont été mis au courant ?

  - En France, comme c'était diffusé en direct sur la chaîne principale, l'affaire de la caverne de Siwa est devenue " caverne d'Ali Baba au rhum ". Le buzz sur Internet n'a fait qu'augmenter l'hilarité générale, aussi bien envers Gauthier Carlson que ses soi-disant Indiana Jones de la caverne vide.
  Donc nous.
  - Comme Carlson s'était avancé jusqu'à annoncer des révélations fracassantes sur des squelettes de géants et des jarres racontant l'histoire de l'Atlantide, les blagues sur ces deux sujets vont bon train. On revit un peu l'affaire Roswell, avec son faux extraterrestre en caoutchouc. Après ça, quiconque voudra aborder ces sujets controversés aura encore plus de mal à paraître crédible.
  Qu'ai-je fait pour mériter ça ? Il faudra donc que je boive la ciguë jusqu'à la lie.
  Le diplomate perçoit la détresse de son interlocuteur, mais poursuit néanmoins :
  - Monsieur Carlson a beaucoup misé, donc, logiquement, il a beaucoup perdu. Tous ceux qui essaient de vous défendre deviennent l'objet de railleries. Même pour madame Tesquet, qui, à ce que je sais, est professeur de sciences au lycée, cela risque d'être compliqué d'échapper aux railleries de ses élèves. Quant à mademoiselle Etchegoyen, je ne pense pas qu'elle remonte sur une scène de sitôt, ou alors pour des spectacles comiques. Actuellement, elle a plutôt intérêt à se faire oublier. Même chose pour les deux techniciens.
  René est partagé entre le soulagement de savoir enfin ce qu'il s'est passé et l'effondrement brutal de son projet.
  Maintenant tout cela n'est plus qu'un souvenir ancré dans deux cerveaux, celui d'Opale et le mien. Et quand nous mourrons, ce souvenir disparaîtra définitivement.
  - Je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider davantage. Mais je suis là aussi pour vous signaler que le gouvernement français n'abandonne pas ses citoyens dans les prisons étrangères aussi facilement.
  J'aime bien ce type.
  - Surtout celle-ci, Scorpio, qui est une prison de haute sécurité au taux de mortalité anormalement élevé.
  C'est vraiment le jour des " bonnes nouvelles ".
  Ils entendent un hurlement.
  - Je me suis renseigné, il y a beaucoup de violence ici : abus sexuels, sadisme des gardiens... L'ancien directeur a signalé dans une interview pour Amnesty International que cette prison a été conçue " pour que ceux qui y entrent n'en ressortent jamais ou alors les pieds devant ".
  Pourquoi il me dit ça ? Décidément il veut gâcher ma journée.
  - Tant que vous êtes dans des cellules isolées, vous n'avez rien à craindre. Si vous inquiétez ou agacez les cadres de la prison, il leur suffira de vous mettre dans des cellules avec les autres détenus, et alors nous ne pourrons plus vous protéger...
  Il me dit ça pour que je reste docile et que je ne tente pas de m'évader.
  - Néanmoins, il faut que vous gardiez à l'esprit que j'effectue un gros travail pour vous faire libérer. Je pense que d'ici quelques mois, je devrais y arriver. J'ai un collègue diplomate en poste ici qui a presque réussi à sauver un type qui était dans votre situation dans cette même prison.
  - " Presque " ?

  - Quand il y est parvenu, ce détenu est mort d'une infection mal soignée. Ce n'est pas de chance.
  Je crois comprendre le message subliminal. Il ne me dit pas de ne rien tenter. Il me dit au contraire de tenter n'importe quoi pour ne pas rester ici, mais de le faire de manière efficace.
  Les deux hommes se serrent la main et René est ramené dans sa cellule sombre, tiède, sans air.



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