vendredi 28 septembre 2018

60.


  La sonnette retentit, au moment où ils prennent leur petit déjeuner.
  - Vous attendez quelqu'un ?
  - Non.
  - Police ! Ouvrez !
  Il reconnaît, à travers le judas, le visage du lieutenant Raziel.

  - Je sais que vous êtes là, monsieur Toledano ! Ouvrez ou nous défonçons la porte.
  - Comment savent-ils que vous êtes ici ? demande la jeune femme.
  En un instant, René passe en revue toutes les raisons qui pourraient l'expliquer.
  - Jack l'Éventreur !
  - Pardon ?
  - Le serveur qui nous a servis la dernière fois, je l'ai utilisé pour retrouver votre adresse que j'avais oubliée. Il était déguisé en Jack l'Éventreur, il a dû reconnaître mon visage qui passait à la télévision.
  - OUVREZ TOUT DE SUITE ! crie le lieutenant Raziel. OU NOUS ALLONS DÉFONCER LA PORTE !
  - Ne vous inquiétez pas, il y a un escalier de service. Nous allons partir par là.
  - " Nous " ?
  - Vous ne croyez quand même pas que je vais renoncer aussi vite à franchir la porte de mon inconscient ?
  Après avoir rempli rapidement un sac de voyage, elle lui montre l'escalier de service qui se trouve dans la cuisine.
  Ils s'y précipitent, alors que les policiers commencent à percuter la serrure avec un bélier.
  Opale et René dévalent les marches et débouchent directement dans la rue. Ils courent.
  - Mon portrait est à la télévision, je risque de me faire repérer.
  - Dans ce cas, j'ai peut-être une solution.
  L'hypnotiseuse le guide vers un magasin qui propose des burqas, des tchadors, des voiles et des burkinis. Ils choisissent rapidement le modèle de burqa noire le plus occultant, ne laissant entrevoir que la fente pour les yeux. Le tissu ample leur permet même de dissimuler leur sac sur leur ventre et de passer pour des femmes enceintes.
  Désormais, les deux fugitifs ne craignent plus le moindre contrôle, ils savent que si la police tente de les stopper, cela peut dégénérer en émeute de rue. Tels deux fantômes, ils rejoignent la plus proche bouche de métro, celle de Châtelet.
  Pour brouiller encore mieux les pistes, ils se mêlent à un autre groupe de femmes en burqa noire qui s'engouffrent dans une rame.
  - Vous pouvez rentrer chez vous maintenant, dit René.
  - Non, je reste avec vous.
  - C'est stupide. Je suis pourchassé par la police, vous n'avez rien à tirer de bon de cette situation. Vous ne me devez rien. Je cherchais juste un abri temporaire pour me reposer en venant vous voir, rien de plus. J'espère que ce n'est pas la culpabilité de votre première séance qui vous motive.
  - Je vous l'ai dit, j'ai besoin de vous pour réussir une régression. Comme une amatrice de plongée avec un champion d'apnée.
  - Je ne suis pas le seul à pouvoir vous faire faire des séances de régression.
  - J'ai trouvé mon guide. J'ai confiance en vous. Je ne laisserai pas n'importe qui jouer avec mon esprit.
  - Nous avons déjà échoué.
  - Toutefois, je sens intuitivement que vous allez me permettre de réussir.
  Quelle mouche la pique ?

  - Mais enfin, vous ne vous rendez pas compte de la situation. On pourrait penser que je vous ai prise en otage.
  - Je vous l'ai dit, vous êtes un virtuose des descentes dans l'inconscient. Je crois que vous seul pouvez me " débloquer ".
  Quand elle parle, le tissu devant sa bouche bouge et il s'aperçoit que la burqa l'empêche de voir les expressions faciales de la jeune femme. Il ne voit que ses grands yeux verts sous le tissu noir. Ses battements de cils deviennent une forme de communication à laquelle il accorde une attention nouvelle.
  Cela ne sert à rien d'insister. Elle est têtue.
  Il observe à travers la fente de son vêtement les publicités de médicaments qui prétendent agir sur la mémoire pour aider les bacheliers à se concentrer et réussir leurs examens.
  - Allons, soyez raisonnable, Opale. Rentrez chez vous. Sinon la police va vous créer des ennuis à vous aussi.
  Il se retourne et voit qu'il s'est trompé de personne. Dans une secousse du métro, les femmes se sont un peu déplacées et au milieu de tous ces yeux qui dépassent des fentes noires, il s'est adressé à des yeux noisette au lieu d'yeux verts.
  - Excusez-moi, madame. Non, je ne m'adressais pas à vous.
  Les yeux noisette battent vite des paupières.
  Il cherche et finit par reconnaître la bonne paire de pupilles vertes.
  - Rentrez chez vous, Opale, répète-t-il.
  - J'ai compris, vous voulez garder l'Atlantide pour vous tout seul. En fait, vous êtes comme tous les hommes : un grand égoïste qui ne pense qu'à son plaisir et se fiche bien de celui des femmes.
  Comme le vacarme du métro s'est arrêté, les autres passagers présents ont entendu la dernière phrase. Il répond en chuchotant.

  - C'est trop dangereux. Allons, rentrez chez vous.
  - Pas tant que vous ne m'aurez pas fait régresser.
  - Si vous restez avec moi, les policiers risquent de vous prendre pour ma complice.
  - Je veux bien être votre complice si vous me faites franchir la porte. Et puis, moi, je crois à vos histoires. Sauver l'Atlantide, ça mérite bien une petite prise de risque. C'est mon choix, j'ai le droit de préférer être en cavale avec vous plutôt que d'avoir une vie plus raisonnable et donc forcément plus banale. Disons que c'est l'appel de l'aventure, n'est-ce pas ?
  Les autres yeux derrière les burqas les regardent avec suspicion. René se rappelle l'origine même de cette tenue. L'historien et géographe grec Hérodote (considéré comme le premier historien) rapporte que ce vêtement couvrant était lié au culte d'Ishtar en Mésopotamie en 2000 avant Jésus-Christ. À l'époque, les membres de ce culte, pour honorer cette déesse de l'amour qui s'était unie physiquement avec un berger mortel, devaient se prostituer une fois par an dans la forêt derrière le temple de Mylitta. Pour ne pas être reconnues, les femmes avaient d'elles-mêmes pris l'habitude de se dissimuler derrière des voiles les recouvrant entièrement. Cette pratique a été reprise 4 000 ans plus tard par les Afghans, puis les salafistes afin de protéger les femmes du désir des hommes et ainsi s'opposer à ce qu'ils considèrent comme l'exhibition obscène du corps et du visage des femmes dans la société occidentale décadente.
  - Vous m'avez fait comprendre quelque chose, René, dit Opale. Nous ne sommes pas uniquement là pour parcourir la vie comme un enfant monte dans un wagon de fête foraine, en attendant passivement que tout se passe. Nous avons chacun des talents particuliers qui nous poussent à faire des choix, agir et être responsables de nos actes. Votre capacité à accéder à vos mémoires antérieures est un don qui ne vous est probablement pas tombé dessus par hasard. Vous avez une mission : sauver ce qui peut être sauvé de l'Atlantide. Je vous envie, mais mon talent à moi est autre et je n'ai pas encore trouvé ma mission.
  - Votre talent a été de révéler mon talent.
  - Je ne veux pas mourir sans avoir trouvé la mission de ma vie.
  - Si nous allons tous les deux en prison, nous aurons tous les deux tout raté. Et je m'en voudrais de vous faire avoir des ennuis au nom d'une lubie. Je vous en prie, Opale, rentrez chez vous.
  - Je ne sais pas comment je dois prendre cette phrase. Vous êtes le premier homme à me l'adresser. Vous ne vous débarrasserez pas de moi aussi facilement.
  Les autres femmes en burqas rient derrière leur tissu noir. René repère une autre publicité sur le mur du métro. Un couple de jeunes gens en maillot de bain est sur le pont d'un voilier, un coucher de soleil et des pyramides en arrière-plan.
  " ET SI VOUS PRENIEZ DES VACANCES AVEC ELLE DANS UN PAYS AU PASSÉ MILLÉNAIRE ? "
  C'est une publicité pour une agence de tourisme en Égypte, mais il considère que c'est un message personnel qui lui est adressé.
  - Vous voulez vraiment rester avec moi ? Vous croyez réellement que je suis le seul à pouvoir vous aider à ouvrir la porte de votre inconscient ?
  - Je n'imagine personne d'autre.
  - Alors j'ai peut-être une proposition à vous faire. Cela vous dirait d'aller vérifier si mes régressions sont réelles ou non ?

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