vendredi 28 septembre 2018

59.


  Il est accueilli par Dracula qui lui indique une table libre.
  Dans Le dernier bar avant la fin du monde est organisée une fête de vampires auxquels se sont joints quelques loups-garous qui jouent à un jeu de rôle. Ils semblent vivre complètement l'histoire à travers leurs personnages imaginaires.
  Dracula, qui supporte mal ses longues dents, lui demande si c'est pour manger ou boire. Il lui conseille le cocktail du jour : un bloody mary servi avec, en guise de décoration, non pas une rondelle de citron mais un morceau de steak saignant. René en commande un distraitement.
  Les gens ont besoin de masque.
  René consomme la boisson sans prendre de plaisir après avoir enlevé le morceau de cadavre de bœuf qui y flotte. Comme il n'a plus la carte de visite qu'Opale lui a donnée, il pense pouvoir la retrouver ici. Il tente de reconnaître le serveur qui s'était occupé d'eux la fois précédente. Il l'identifie malgré son déguisement de Jack l'Éventreur.
  - Je ne sais pas si vous vous rappelez, je suis venu avec Opale Etchegoyen ici.

  - Bien sûr, Opale, c'est une amie !
  René désigne son sac à dos.
  - Elle a oublié son sac chez moi, vous pourriez me donner son adresse, s'il vous plaît, pour le lui ramener ?
  - Vous pouvez le laisser ici. Je lui donnerai quand elle repassera.
  - C'est-à-dire qu'il contient des affaires de valeur, notamment un ordinateur. C'est urgent.
  Il montre l'appareil et Jack l'Éventreur consent à lui donner l'adresse, mais annonce qu'il ne connaît pas l'étage. À ce moment-là, René distingue derrière le serveur l'écran qui affiche son visage surligné de l'inscription :
  " RECHERCHÉ POUR MEURTRE "
  Puis apparaissent la photo du skinhead et une vidéo qui montre des pompiers à l'hôpital Marcel-Proust.
  Le professeur d'histoire paye sa boisson, récupère discrètement un masque, celui d'Alice au pays des merveilles qui traîne par là, et sort.
  Heureusement le bar est à cette heure-ci suffisamment rempli de gens masqués pour qu'il passe inaperçu. Il se rend à l'adresse de l'hypnotiseuse. 7, rue des Orfèvres.
  À nouveau, il doit franchir les filtres.
  Le premier est le digicode.
  C'était une date facile à se rappeler. Une date historique commençant par 1900. Mais laquelle ?
  Il teste 1914, 1918, 1969, l'année des premiers pas sur la Lune.
  Et puis, enfin, cela lui revient.
  Les congés payés. 1936.
  Il pénètre dans l'immeuble.

  Quel étage ?
  Il croise un voisin qui semble à peine surpris de le voir avec son masque, puis il prend l'escalier.
  Elle me l'a dit, donc l'information est forcément stockée dans un petit arbre quelque part dans la forêt de mon esprit. Pourvu qu'il n'ait pas été brûlé par Chob.
  Il ferme les yeux et visualise sa forêt intérieure.
  Quel arbre cela pourrait-il être ?
  Il voit certes des arbustes épargnés par le feu, mais ne sait vers lequel se diriger. Ils sont trop nombreux, alors il monte dans les étages et, par chance, aperçoit le nom d'Opale sur une plaque cuivrée au 3e étage.
  Il sonne, mais personne ne répond. Comme il se sent soudain épuisé par toutes ses aventures, il décide d'attendre là le retour de l'hypnotiseuse. Le sommeil le gagne, et il s'assoupit sur le paillasson, le masque d'Alice sur le visage. Dans le rêve qu'il fait, il revit sa journée et celle-ci lui semble irréelle. Il dort un temps indéfini, jusqu'à être réveillé par une main qui soulève son masque.
  Il y a deux grands yeux verts au-dessus de lui.
  - Vous êtes en retard de quarante-huit heures, monsieur Toledano.
  Il se relève, enlève le masque et se frotte les paupières. Elle poursuit.
  - Normalement je devrais être vexée. Vous venez de battre le record de manque de ponctualité. J'espère que vous n'arrivez pas autant en retard à vos cours.
  - Désolé, dit-il, j'ai eu quelques impondérables qui me sont tombés dessus.
  - Qu'est-ce que vous faites là, à une heure aussi inhabituelle ?

  - J'ai besoin que vous m'accueilliez, est-ce possible ?
  Elle consent à le laisser entrer avec elle dans son appartement. Il pose son sac à dos.
  - Dans l'ordre, pourquoi n'êtes-vous pas venu hier ?
  " La police est venue m'arrêter parce que j'ai tué un SDF " ? Cela ne marchera pas. C'est comme la blague de Chob sur le type qui descend les poubelles et croise sa voisine : la réalité n'est pas crédible. Il vaut parfois mieux servir un mensonge pour espérer être cru. Ou bien rester évasif.
  - J'ai eu un empêchement de dernière minute.
  - Pourquoi ne pas m'avoir avertie ? C'est ce qu'on fait d'habitude quand on est un minimum éduqué.
  Il examine le lieu dans lequel vit Opale. C'est un petit appartement au plafond haut et aux poutres apparentes. Dans l'entrée, il distingue l'affiche du spectacle d'hypnose de La boîte de Pandore, et des photos encadrées où elle est enfant, en vacances avec ses parents.
  Tant pis, je tente de lui dire la vérité, on verra bien sa réaction. Après tout, elle est sûrement déjà au courant.
  - Je suis recherché par la police. Ils en ont parlé à la télévision.
  - Ah ? Je n'ai pas la télévision, je l'ignorais.
  Elle ferme la porte derrière lui et l'invite à s'asseoir sur un fauteuil du salon. Là, encore des photos de son enfance : elle à son anniversaire, en vacances, à des mariages. Au centre de la pièce, un divan rouge surmonté d'un grand œil vert rappelle le décor de la péniche. Sans qu'elle l'y autorise, il s'assoit sur le divan, enlève sa veste.
  Il faut que je parle comme elle.
  - Il n'y a que vous qui puissiez me comprendre, n'est-ce pas ? J'ai besoin d'un sanctuaire pour aider mon Atlante à échapper au Déluge qui paraît imminent.
  - Si la vague arrive avec autant de retard que vous, il n'y a rien à redouter.
  Il ne relève pas.
  - Je ne vous aiderai que si vous me dites la vérité. C'est une condition sine qua non.
  Cette fois-ci, il sent qu'il ne va pas pouvoir faire diversion. Décidant de lui faire confiance, René lui raconte en détail tout ce qu'il a vécu depuis leur dernière entrevue.
  - C'est pour cela que je n'ai pas pu honorer notre rendez-vous, conclut-il.
  - Il est tard, cela vous dirait de dîner ? lui demande-t-elle pour seule réponse.
  Elle lui sert une pizza qu'elle décongèle au micro-ondes, et du vin. Il s'aperçoit qu'il a très faim et que c'est exactement ce qu'il souhaitait ingurgiter à cet instant.
  Il sent monter en lui une bouffée de reconnaissance pour cette femme qu'il connaît à peine, mais qui l'accueille au moment où celle qui est censée être sa meilleure amie l'a laissé tomber et où le dernier représentant de sa famille s'est avéré incapable de le soutenir.
  - Je ne vous ai pas tout dit sur moi la dernière fois, annonce-t-elle avec mystère.
  Il boit le vin à petites gorgées.
  - Si vous vous inquiétez de perdre la mémoire, je souffre du problème exactement inverse. Ma maladie s'appelle l'hypermnésie : je me souviens de tout dans les moindres détails.
  - Peut-être que c'est parce que vous avez eu une enfance formidable, dit-il la bouche pleine.

  - Vous avez raison. Comme, dans ma jeunesse, il ne se produisait que des événements agréables, j'ai pris l'habitude de tous les mémoriser. Ensuite, j'ai peut-être gardé une sorte d'habitude de tout prendre et de tout garder.
  - Jusqu'à quel point êtes-vous hypermnésique ?
  À son tour, elle se sert une part de pizza qu'elle mange à toutes petites bouchées.
  - Je retiens par cœur tous les numéros de téléphone et les dates de naissance de mes amis. Je me souviens de tous les visages que je croise. Je peux même reconnaître des visages que j'ai juste entraperçus au milieu d'un groupe de personnes.
  - Ça a dû faciliter votre scolarité. Retenir toutes les récitations par cœur, c'est un avantage certain.
  - Chanter des chansons autour du feu en se rappelant les paroles de chaque couplet, c'est pratique aussi. Et puis, il y a certains jeux comme le bridge où j'excelle parce que je retiens toutes les cartes qui sont tombées.
  Elle lui ressert un verre de vin rouge.
  - Comme je vous envie, soupire-t-il.
  - Vous avez tort. Il y a des avantages et des inconvénients. En fait, il y a plus d'inconvénients que d'avantages. Par exemple, mon ex-mari à une soirée s'est extasié devant une omelette aux truffes et il a dit que c'était la première fois qu'il en mangeait et qu'il trouvait ça vraiment délicieux. Cela m'a rendue triste, car je l'avais séduit en lui préparant précisément ce plat. De manière plus large, il oubliait nos bons moments et nos mauvais, il vivait dans la réaction immédiate aux stimuli extérieurs. Il ne se souvenait ni de ce qu'on avait mangé le jour de notre rencontre, ni de ce qu'on avait mangé la veille. Moi, je pouvais citer non seulement tous les plats, mais tous les dialogues que nous avions eus au cours de nos repas.
  - C'était un type normal, quoi.
  - Un peu trop pour moi. Même si je l'aimais bien, j'avais l'impression de vivre avec un esprit semblable à un gruyère rempli de trous : il oubliait tout. Et je devais lui pardonner ses négligences. Même quand il me mentait, il ne se souvenait pas de ses mensonges, or s'il y a bien quelque chose d'indispensable pour tous les menteurs, c'est d'avoir de la mémoire. Cela m'a suffisamment perturbée pour que je divorce et que je n'aie plus envie de me remarier.
  - Je pense que vous auriez encore plus de difficulté à me supporter puisque je ne me souviens parfois même pas de mes débuts de phrase. J'en viens de plus en plus souvent à demander : " Je parlais de quoi déjà ? " D'ailleurs... on parlait de quoi déjà ?
  Elle éclate de rire et semble se détendre.
  - Mais vous au moins, c'est assumé, et vous faites des efforts pour ne pas finir comme votre père. Mon mari, lui, quand il oubliait la date de mon anniversaire et accessoirement celle de notre mariage, considérait que c'était normal et que c'était moi qui étais trop tatillonne.
  Elle laisse échapper un soupir.
  - De toute façon, il n'y avait pas que cela comme problème. Croyez-moi, je pourrais vous énoncer une par une toutes les vexations et les maladresses qu'il a enchaînées depuis notre fougueux premier baiser qu'il a aussi dû oublier. Voilà un inconvénient de la mémoire absolue, n'est-ce pas ? On est obligé de pardonner à ceux qui ne l'ont pas.
  Tous deux mangent et boivent en s'observant.

  - Je me souviens de tous ceux qui m'ont fait du bien dans mon enfance, mais aussi de ceux qui m'ont fait du mal. Mon esprit est comme un gigantesque sac à dos élastique dans lequel tout s'ajoute. Rien ne disparaît.
  - C'est pratique.
  - C'est lourd.
  Il lui sert du vin.
  - Nous sommes complémentaires...
  - Vous ne pouvez pas savoir à quel point. Vous avez accès à votre mémoire derrière votre inconscient, ce qui fait donc un deuxième voire un troisième sac de mémoire, alors que moi je ne fais que constamment augmenter mon unique mémoire de cette vie-ci.
  - Et si c'était le prix à payer ? Si j'arrive à accéder à la mémoire de mes vies antérieures, c'est peut-être précisément parce que ma mémoire à court terme se détériore.
  - Toujours est-il qu'à cause de vous, je suis de plus en plus impatiente d'accéder à mes autres " mémoires ".
  Elle le fixe de ses grands yeux verts et il se demande s'il s'agit d'une invitation. Il n'arrive pas à soutenir son regard, alors il se concentre sur son assiette et ingurgite un peu de pizza et de vin.
  - Je veux bien vous héberger le temps que vous retrouviez vos forces et que vous sauviez l'Atlantide, mais à une seule condition.
  - Laquelle ?
  - Vous le savez déjà. Que vous m'aidiez à remonter dans mes vies antérieures.
  Elle lui sert un café, puis elle va dans sa salle de bains.
  - Attendez dans le salon, je reviens.
  Sur un mur, il repère un tableau de Dalí titré La Persistance de la mémoire. Sur cette œuvre apparaissent une montre molle, une plage avec une falaise au loin, un ciel crépusculaire, une autre montre comme dégoulinante, des fourmis qui mangent une troisième montre, cette fois-ci rigide. Au milieu, un œil fermé avec de longs cils, lui-même recouvert d'une quatrième montre molle.
  Opale apparaît dans une tenue de sport.
  - Ah, ce tableau vous intéresse ? Dalí en a eu l'idée en voyant un camembert qui fondait au soleil. Ça l'a amené à réfléchir sur le temps qui passe, à l'image de ces quatre montres dont chacune est à un degré différent de détérioration : rigide, un peu mou, très mou et coulant. Il l'a intitulé La Persistance de la mémoire, car il estimait que les souvenirs sont ainsi : durs, souples, mous ou coulants. La montre rigide attaquée par les fourmis pourrait être la métaphore du cadavre dont le souvenir est grignoté par le temps.
  Opale Etchegoyen allume des bougies, éteint la lumière, puis s'allonge sur le divan.
  - Vous vous souvenez de la manière de procéder, n'est-ce pas ?
  Alors, spontanément, elle ferme les yeux, défait sa ceinture et le premier bouton de son pantalon, et se met à respirer par saccades comme si elle s'apprêtait à accoucher. Son souffle ralentit, devient plus ample et elle lui fait signe qu'elle est prête. Il commence, vaguement impressionné :
  - Est-ce que vous arrivez à visualiser l'escalier ?
  Elle hoche la tête.
  - Bien, alors descendez les marches. La première, la deuxième, la troisième, jusqu'à la dixième. C'est fait ?
  - Oui.

  - Vous devez voir la porte de l'inconscient. La voyez-vous ?
  L'hypnotiseuse a un infime mouvement du menton.
  - Bien. Maintenant je vous tends une grande clef en or et vous l'enfoncez dans la serrure. Vous tournez la clef et vous entendez un grand déclic, puis vous tirez la poignée.
  L'hypnotiseuse est prise de petits spasmes. Elle fronce les sourcils, puis la bouche et dit, les yeux toujours clos :
  - Ça résiste.
  - Essayez encore, tirez plus fort.
  Ses yeux s'agitent sous ses paupières, de plus en plus vite.
  - Ça ne veut pas bouger. C'est coincé.
  Pourquoi ça ne marche pas ? Elle doit voir la même chose que moi.
  - Essayez peut-être de pousser au lieu de tirer ?
  - Je pousse, ça ne vient pas.
  - Dans ce cas, essayez de la faire coulisser sur le côté, propose-t-il.
  Après avoir tenté toutes les manœuvres possibles sur cette porte de l'inconscient qui n'est pas la sienne, René renonce et lui propose de remonter. Il commence le décompte, claque sèchement des doigts.
  Elle ouvre les yeux.
  - C'est complètement verrouillé. Je le savais.
  - Peut-être qu'il y a là quelque chose d'effrayant auquel votre esprit refuse de donner accès.
  Au moment où il prononce ces mots, il remarque qu'elle gratte une plaque rose sur son poignet.
  - Je pense en effet qu'il y a une raison pour que cela soit à ce point inaccessible, mais je me sens prête à tout voir, tout entendre. Le pire est de ne pas savoir. Forcément, j'imagine mille secrets enfouis dérangeants.

  Elle soulève un peu plus sa manche et René Toledano aperçoit des plaques roses sur son avant-bras qu'elle ne peut s'empêcher de gratter avec les ongles.
  - Je ne veux pas rester sur cet échec. Je voudrais que nous recommencions, tout de suite, lui intime-t-elle, tout en continuant à frotter les plaques roses de son bras ainsi que la base de sa nuque.
  Elle a des plaques de psoriasis.
  Dans son souvenir, sa mère aussi en avait et elle lui avait dit que c'était une maladie psychosomatique pour laquelle il n'y avait aucun traitement. Les plaques roses devenues rouges sont maintenant bien visibles.
  La séance de régression lui a provoqué une crise.
  - Allons-y, recommençons ! insiste-t-elle avec une nervosité mal contenue.
  - Je suis désolé. Je suis trop fatigué.
  Elle hésite sur l'attitude à avoir, puis elle soupire :
  - Très bien, vous n'aurez qu'à dormir sur le canapé. On reprendra demain.



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