vendredi 28 septembre 2018

56.

Quand l'infirmier apporte le plateau du déjeuner, il est saisi à la gorge, déséquilibré et, avant de pouvoir réagir, plaqué au sol et assommé d'un coup précis derrière la nuque donné du tranchant de la main. René-Hippolyte a analysé la situation, il ligote l'homme au sol, puis se précipite dans le couloir.
  Dans ce secteur, toutes les issues sont dans le champ de caméras de surveillance. Il rase les murs. Il atteint une porte fermée par un sas. Il comprend qu'il doit trouver un autre passage.
  Il évolue dans des couloirs sombres et déserts qui débouchent sur d'autres couloirs similaires. Ce monde labyrinthique rappelle à René-Hippolyte celui des tunnels qu'il a parcourus lors de ses missions d'infiltration derrière les lignes allemandes.
  René a l'impression que son corps est un véhicule dont il a prêté le volant à un étranger.
  Je vis une expérience de schizophrénie, deux esprits dans le même corps. C'est le seul moyen d'empêcher Chob de détruire complètement mon cerveau.
  Si Phirun sait gérer la douleur, Hippolyte sait gérer le combat.
  Le soldat de la Première Guerre mondiale est très rapide et très efficace. Il sait marcher en silence, évaluer les dangers du terrain, progresser rapidement en analysant le décor, du plancher au plafond. René entend des hurlements.
  Le bourreau est déjà au travail.
  Il s'avance vers la zone d'où proviennent les cris. Il voit à travers le hublot d'une porte une femme qui, comme lui la veille, est attachée à un fauteuil par des sangles et à laquelle on inflige l'électrothérapie.
  La femme manifeste tous les signes de la douleur. Sur le côté, le docteur Chob est installé près des écrans, accompagné de deux infirmiers. Tout en donnant à ses subalternes des indications techniques, il caresse les cheveux, le visage, puis la poitrine de sa patiente. Celle-ci se tord de douleur à chaque décharge et Chob l'observe comme on observerait un animal souffrir. Les caméras transmettent les images à d'autres collègues tout aussi sadiques.
  - Qu'est-ce qu'ils font ceux-là ? questionne Hippolyte.
  René n'a pas le temps d'expliquer.
  - Agissons, propose l'esprit du professeur d'histoire à l'esprit du soldat.
  Alors René-Hippolyte entrouvre la porte, passe une main dans l'entrebâillement et éteint la lumière. Aussitôt, un infirmier fonce sur lui, mais il esquive la charge et n'a guère de difficulté à le mettre à terre. Profitant de la pénombre et de l'effet de surprise, René-Hippolyte a l'avantage.
  Un second infirmier tente de le ceinturer, mais déjà l'intrus le frappe du coude en visant le foie, forçant son adversaire à se plier dans une grimace.
  Mais à peine a-t-il échappé à ces deux infirmiers qu'il ressent une douleur fulgurante près du nombril. Il comprend trop tard : le docteur Chob, arrivant par-derrière, lui a enfoncé un bistouri dans le ventre. C'est douloureux, mais il sent instantanément que seuls le gras et les muscles ont été touchés.
  René-Hippolyte arrache la lame et se retourne. Il s'en saisit à son tour et la darde en avant. Chob recule, et déclenche d'un geste une sirène assourdissante. La pièce sombre est soudain éclairée par la lueur rouge intermittente de la lampe d'alerte.
  Le psychiatre à la mèche blonde veut profiter de cette diversion pour s'échapper mais, son assaillant l'empêchant de passer, il saisit un second bistouri et le tend en avant, menaçant. Les deux hommes se font face, prêts à se livrer un duel armés de leurs minuscules épées.
  Normalement, étant donné la différence de taille, le combat devrait tourner à l'avantage du plus grand, mais l'un des infirmiers estourbis a repris connaissance et vient prêter main-forte à son patron. Le nombre joue cette fois en la défaveur de René. D'un geste, René-Hippolyte tranche les sangles de cuir et libère la jeune femme attachée au fauteuil. Celle-ci recrache son bâillon et se jette aussitôt sur le docteur Chob en poussant un grand cri de rage. Diversion réussie.
  L'infirmier charge. René-Hippolyte se baisse, attrape sa jambe droite, enfonce sa tête dans son torse et le renverse. Il le frappe à la gorge. Il sait qu'il doit faire vite car déjà le second infirmier se relève et lui saute dessus.
  Ils se retrouvent dans un corps à corps similaire à celui que René a vécu lors de sa toute première régression avec le soldat allemand au chemin des Dames. L'infirmier plus costaud est assis sur lui et tient son bistouri près de son visage. Hippolyte lui bloque la main d'une main et tente de l'étrangler de l'autre, mais son cou est trop large et il n'arrive pas à presser suffisamment fort pour l'étourdir. Alors, se rappelant précisément le combat du chemin des Dames, René reprend le contrôle pour tenter une autre stratégie.
  L'intelligence, c'est de ne pas refaire deux fois les mêmes erreurs.
  Il donne un violent coup de genou dans le bas-ventre de l'infirmier. Aussitôt, celui-ci relâche sa pression. Cela lui permet de lui assener un uppercut au menton.
  Rappelle-toi ça au chemin des Dames, Hippolyte, ça pourra te servir.
  Dans la pièce d'électrothérapie, l'obscurité hachée par les flashes de lumière rouge et le vacarme de la sirène participent au chaos. La patiente libérée est arrivée à coincer Maximilien Chob et, ayant récupéré les fils électriques, elle lui lâche une décharge dans l'oreille qui le fait hurler.
  Et en plus, c'est un douillet !
  La patiente éructe de joie et lui administre une seconde décharge dans la bouche qui le fait grimacer et bondir.
  René-Hippolyte n'a plus de temps à perdre. Il doit déguerpir avant que n'arrivent les autres infirmiers. Alors, il enlève la blouse blanche de l'un des hommes à terre, puis profite que Chob est aux prises avec sa patiente pour lui prendre sa carte magnétique.
  Surmontant la douleur que lui a infligée le coup de bistouri au ventre, il court dans le labyrinthe des couloirs du premier sous-sol. Arrivé devant une pièce du laboratoire, il entreprend de créer une fausse piste pour faire diversion. Il saisit alors un bec Bunsen et provoque un incendie dans la pièce qui aussitôt dégage beaucoup de fumée. Des volutes grises et opaques se répandent dans les couloirs. René-Hippolyte mouille un tissu pour se faire un masque, une technique qu'il a déjà testée contre le gaz moutarde. À travers l'écran de fumée, il discerne des silhouettes d'infirmiers.
  Rajouter de la confusion à la confusion.
  Il passe le premier sas, remonte l'escalier, arrive à la porte principale et utilise la carte magnétique de Chob pour déclencher l'ouverture de la vitre coulissante. Sa tenue d'infirmier lui permet de franchir sans difficulté la cour. Dans le parking, il se met au volant d'une ambulance dont les clefs sont sur le tableau de bord. Il démarre, enclenche la sirène du véhicule dont le bruit assourdissant se mêle au vacarme général. La barrière se soulève pour le laisser passer.
  Il surveille le rétroviseur. Personne ne le suit. Il s'arrête un peu plus loin dans une rue déserte. Il ferme les yeux et le dialogue reprend avec son ancien lui-même :
  - Maintenant il vaut mieux nous séparer, Hippolyte. Vous allez terminer ce rêve et vous vous réveillerez tranquillement demain pour vivre d'autres aventures.
  - Dites-moi, René, vous êtes un personnage de rêve qui est censé vivre dans mon futur, n'est-ce pas ?
  - Oui, je suis un personnage de rêve. Donc ce que je pourrais vous dire n'est qu'un élément de cet instant onirique.
  - Alors vous pourriez me faire faire un rêve prémonitoire ?
  - C'est-à-dire que...
  - Je ne vous ai pas laissé tomber, alors ne tentez pas de vous débiner.
  Zut, je n'avais pas prévu ça.
  - Si je vous ai bien suivi, mon présent est pour vous du... passé. Alors dites-moi ce qu'il va m'arriver. Ici, au front, c'est terrible. Est-ce que je vais m'en sortir ?
  - Vous devez vivre votre vie, je ne veux pas interférer, je ne sais pas quelles conséquences cela pourrait avoir de vous annoncer ce qui va se passer pour vous.
  - Je veux savoir.
  - De toute façon, ce n'est qu'un rêve.
  - Alors dans ce cas cela ne change rien de me dire ce que vous savez de mon futur, René. Si ça se trouve demain au réveil j'aurai tout oublié.
  Il est malin, il me coince.
  - Ou peut-être que vous vous en souviendrez. Dans ce cas, ce que je vous dirais risquerait d'influer sur le cours de l'histoire. Quoi qu'il en soit, votre aide a été déterminante pour mon présent, Hippolyte. Merci. Et je regrette de ne pas pouvoir vous aider plus.
  - Non, ne partez pas déjà.
  - Si, il le faut.
  - Vous reviendrez ?
  Zut. Je ne sais pas quoi répondre.
  - Je... oui... j'essaierai.
  Ayant peur de s'emmêler davantage les idées, René préfère couper court à la conversation. Les deux esprits se séparent avec le sentiment d'avoir vécu une expérience importante.
  René redémarre et roule à toute vitesse dans la circulation, profitant de la sirène pour prendre les voies de bus.
  Je crois que mon cas s'aggrave. Hier encore, je n'avais fait que tuer un homme, aujourd'hui j'ai en plus blessé des infirmiers et mis le feu à un hôpital.
  Enfin seul dans son esprit, René Toledano roule sans quitter des yeux son rétroviseur. Il est partagé entre l'inquiétude que suscite en lui ce qu'il s'est passé dans l'hôpital, la satisfaction d'être libre, celle de savoir désormais qu'il peut compter sur l'aide de ses anciens lui-même pour gérer les crises et la culpabilité de ne pas avoir davantage aidé Hippolyte.
  Je laisse dans l'univers une trace de sang et de cendres. Là où je passe, le chaos et la destruction augmentent.
  Tout ça parce que cette hypnothérapeute a ouvert la boîte de Pandore de mon esprit pour laisser ressortir les démons de mes subpersonnalités. La chenille ne s'est pas transformée en papillon ; elle s'est transformée en guêpe. J'ai tué. J'ai brûlé. J'ai blessé. J'ai abandonné Hippolyte à son sort.
  Cette pensée l'obsède. Il grille un feu rouge.
  Je sais que je vais payer pour ça. Je l'accepte, mais il faut que je sois suffisamment serein et dans un endroit calme pour aider Geb à survivre au Déluge.
  À un feu rouge, une voiture de police se range à côté de lui. L'un des agents le fixe.
  Sauver les apparences. J'ai un véhicule et une blouse d'infirmier, cela doit influer sur l'inconscient, comme la dame de cœur. Rien qu'avec ces éléments l'esprit du policier se dit : " C'est un homme qui sauve des vies, il ne faut pas le déranger. "
  Échange de regards.
  Sourire pour paraître décontracté. Comme le disait papa : " Quand tu ne sais pas quoi faire, souris, les gens auront l'impression que tu as compris quelque chose qu'ils ignorent. "
  La voiture de police poursuit sa trajectoire sans lui prêter plus d'attention. Le fugitif se dit qu'il est temps de récupérer ses affaires et tout particulièrement son ordinateur pour noter tout ce qu'il s'est passé dans Mnemos.
  Comme dit Phirun : " La pire chose qui puisse arriver est que personne ne se souvienne qu'on a existé. "
  Je ne dois surtout pas oublier les moindres détails de ce qu'il s'est passé.



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