vendredi 28 septembre 2018

82.


  Opale enlève tranquillement sa veste et ses chaussures. Elle s'étend sur le lit et ferme les yeux. Son guide en régression reprend leur rituel.
  - Vous êtes prête ? Bien, descendez les dix marches de l'escalier. Vous voyez la porte, n'est-ce pas ?
  Zut, je lui ai encore pris son tic.
  - Oui, je la vois.
  - Maintenant, imaginez que toutes les larmes que vous avez versées dans votre jeunesse sont dans une sorte de citerne que vous pouvez vider sur la porte de votre inconscient.
  Elle fait une grimace et ses yeux bougent sous ses paupières.
  - Ça y est. J'ai bien arrosé la porte.
  - Alors activez la poignée.
  Elle fronce les sourcils, puis soudain se détend.
  - Cela fonctionne ! Je suis arrivée à l'ouvrir !
  - Que voyez-vous ?
  - Le couloir. Enfin un couloir avec des portes.
  - Retournez-vous et regardez quel est le numéro de votre porte.
  - C'est le 128.

  - Donc c'est votre 128e vie et vous avez face à vous les 127 autres portes de vos vies précédentes, vous êtes d'accord ?
  - Oui, mais il y a un problème. La porte de l'inconscient n'est plus touchée par le feu, éteint par mes larmes d'enfance, mais il y a toujours des flammes dans le couloir.
  - Envoyez encore de l'eau de vos larmes pour l'éteindre.
  - Je remonte le couloir. J...
  Elle s'arrête.
  - Je vois la porte d'où proviennent les flammes. C'est une porte en métal rouge. Du feu s'échappe d'autour de la porte.
  - Quel est son numéro ?
  - 73.
  - Il y avait donc un problème dans votre enfance, mais aussi un traumatisme lié au feu dans vos vies précédentes, quelque chose qui vous empêche d'avancer dans ce couloir. Allez-y, arrosez la porte et ouvrez-la.
  Elle se concentre à nouveau.
  - Ça y est, je l'ouvre.
  Tout son visage se tord dans une grimace douloureuse.
  - Qu'est-ce que vous voyez ?
  Elle bouge très vite des yeux et continue de produire un rictus.
  - Non, pas ça, non ! murmure-t-elle.
  - Dites-moi ce que vous voyez !
  - Nous... nous sommes tout un groupe de femmes. Je sais que ce sont mes amies, des femmes formidables, il y en a peut-être une centaine, non, plusieurs centaines. Et...
  - Quoi ?
  - Nous sommes enchaînées. Nous marchons sur une grande route. Sur notre passage, les gens crient : " Mort aux sorcières. " D'autres, moins nombreux, crient : " Injustice ! Injustice ! " En face de nous, il y a des poteaux au milieu de fagots de bois... Ce sont des bûchers. Je crois que la plupart de ces gens nous prennent pour des sorcières, et des soldats nous amènent pour nous brûler vives sur ces bûchers.
  - Continuez.
  - Nous arrivons face aux poteaux. On nous fait monter sur l'estrade. On nous attache chacune à un poteau. Un homme bien habillé arrive. Le silence se fait. Il déploie un rouleau de parchemin.
  Elle se tait, semblant écouter quelqu'un qui lui parle.
  - Voici ce qu'il dit : " Moi, Pierre de Lancre, juge missionné par le roi et par le pape pour enquêter sur l'affaire dite des "sorcières de Zugarramurdi", décrète, après avoir questionné et entendu des témoignages concordants sur des comportements odieux prouvant leur commerce avec Satan et les démons, que ces femmes doivent être purifiées. Que la sentence du tribunal de Saint-Jean-de-Luz soit appliquée en ce mois de novembre de l'an de grâce 1609. "
  Elle a des spasmes.
  - Que se passe-t-il ?
  - Un homme approche une torche de moi. Je me débats dans mes chaînes. Je vois les autres femmes, mes amies, qui sont elles aussi enchaînées à des poteaux. Je sais pourquoi ils nous tuent. Parce que nous avons voulu être libres et que cela a déplu aux religieux et aux aristocrates du coin. Je hais ceux qui vont me tuer. Et je ressens une vague d'affection pour mes amies. Je voudrais tellement les sauver. Mais le feu commence à prendre dans les fagots. Me voici entourée de fumée. J'entends les autres femmes hurler et moi-même je sens les flammes qui touchent mes orteils. C'est une sensation horrible, je commence à brûler à partir des jambes et les flammes m'embrasent jusqu'aux cheveux. À mon tour, je...
  Alors Opale se met à hurler très fort, et René a juste le temps de mettre sa main sur sa bouche pour empêcher que cela n'alerte les clients des chambres voisines. Il lui crie à son tour :
  - Vite ! Remontez ! Sortez du bûcher ! Franchissez la porte ! Revenez dans le couloir... Reprenez la porte 128, remontez les marches. À 3, ouvrez les yeux ! 1, 2, 3.
  Il claque des doigts. Elle soulève les paupières pour révéler des yeux aux pupilles encore dilatées.
  Elle reste prostrée, avec la respiration saccadée, le regard perdu, épuisée par l'intensité de l'expérience.
  La sonnette de la porte retentit. René ouvre. C'est le garçon d'étage.
  - J'ai entendu un hurlement, s'inquiète-t-il en anglais.
  - C'est mon amie qui a fait un cauchemar.
  L'homme, méfiant, s'avance et voit la jeune femme rousse qui semble en effet complètement bouleversée.
  - Ça va, madame ?
  - Oui, excusez-moi. Il a raison, j'ai fait un cauchemar, mais cela va mieux.
  Elle se sert ostensiblement un verre d'eau et fait signe que cela la rafraîchit.
  - Vous êtes toute rouge. Vous êtes sûre que vous allez bien ? demande l'homme, méfiant.
  - C'est le soleil. Je suis rousse et j'ai une peau blanche et fine qui fait que je souffre facilement d'insolation.
  Il semble convaincu par cette explication.

  - Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'appeler, dit-il.
  - Cela ira, merci.
  René referme la porte de la chambre derrière le maître d'hôtel. Opale peut enfin relâcher la pression. Elle se met à sangloter.
  - C'était horrible.
  Tout son corps est maintenant recouvert de plaques roses qu'elle gratte frénétiquement.
  - C'était horrible ! répète-t-elle.
  Elle récupère dans sa trousse de toilette un tube de crème. Elle se déshabille et révèle des plaques sur pratiquement tout son corps qu'elle recouvre de pommade.
  - Vous aviez raison, c'était ça mon problème !
  Elle maîtrise mieux sa respiration.
  Il la prend dans ses bras.
  - Et les autres... Toutes ces femmes étaient des femmes formidables, des amies proches. Je sais qu'elles ne faisaient que soigner les gens et les aider. Mais ce juge, Pierre de Lancre, était un homme si ignoble ! Il nous a toutes torturées, pour nous faire avouer des mensonges et nous faire nous accuser mutuellement.
  - Au moins, maintenant vous savez.
  - La porte de l'inconscient me protégeait du souvenir de cette vie traumatisante. Et ce feu me tenait à distance pour que je ne puisse pas me remémorer ce drame. Mais je veux savoir ce qu'il s'est vraiment passé... Je veux savoir ce qui est arrivé à mon ancienne moi qui a tant souffert. Ce n'est que comme cela que je pourrai définitivement arrêter de me sentir victime.
  - Je crois savoir. Le roi dont il était question était Henri IV et le pape était Paul V. En tout cas je connais ce procès de sorcières basques.

  - Donc cela s'est vraiment passé !
  - Et comme Jules Michelet a décidé qu'il ne fallait retenir du règne d'Henri IV que la poule au pot (vœu pieux, au demeurant) et son assassinat par Ravaillac, on a oublié le reste. C'était en fait un roi belliqueux qui a pratiqué la guerre dès qu'il a été sur le trône. Et, on l'ignore souvent, il a ordonné des procès en sorcellerie pour mater les velléités d'indépendance du Pays basque. Je crois même me rappeler que Michelet a précisément consacré un chapitre à ce sujet dans son ouvrage La Sorcière paru en 1862 où il présente Lancre comme un héros luttant contre les mœurs dépravées et les adorateurs du diable.
  Après cet exposé, René, sentant qu'il vaut mieux laisser l'hypnotiseuse seule pour digérer ce drame, s'installe sur la terrasse. Il regarde sa montre et se dit qu'il va contacter Geb pour savoir où il en est. Mais, avant cela, il veut approfondir le drame vécu par Opale. Il sort son ordinateur portable, cherche de la documentation sur Internet et crée un Mnemos spécial sur cet événement ressurgi des limbes du passé.

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