vendredi 28 septembre 2018

48.


  L'hôpital Marcel-Proust ressemble au lycée Johnny-Hallyday. Des murs de béton, du lino, de grandes et épaisses baies vitrées, des graffitis appelant au viol, au meurtre, à la destruction de la société. Tous les gens qui y circulent fument des cigarettes, y compris les infirmiers, comme si l'interdiction de fumer dans les lieux publics n'avait pas cours ici.
  La différence avec le lycée tient peut-être à la statue de l'entrée. À la place du rockeur avec sa guitare électrique est représenté l'écrivain à fine moustache recourbée, tenant dans sa main une madeleine. Et, sur le socle, au lieu des paroles de la chanson " Je lis ", une citation de l'écrivain : " Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. "
  René pénètre dans la cantine, orange et blanche. Après s'être trompé et assis à la table des patients qui se prennent pour Napoléon, puis de ceux qui se prennent pour Jésus-Christ, René tente de s'installer sur une table isolée, loin des autres malades, mais un infirmier vient vers lui :
  - Vous êtes à la table des adorateurs de Satan qui vont bientôt arriver. En phase de pleine lune, ils peuvent avoir des comportements agressifs envers ceux qui n'ont pas fait allégeance officiellement au Diable. Je subodore que ce n'est pas votre cas, donc je vous déconseille de rester.
  L'ancien professeur d'histoire reprend son plateau.
  - Alors je me mets où ?
  - Votre nom ?

  - Toledano. Je crois que le docteur Chob m'a déjà inscrit à une table.
  L'infirmier cherche sur la liste.
  - Ah ! Vous êtes atlante. Pourquoi ne me l'avez-vous pas signalé plus tôt ? Venez, l'Atlantide c'est par là. C'est normal que vous ne les ayez pas trouvés, ils se tiennent à l'écart.
  Il y a là trois autres personnes, deux hommes et une femme. René s'assoit après les avoir discrètement salués.
  - Vous êtes de quelle ville d'Atlantide ? demande aussitôt la femme un peu grosse.
  Ça m'étonnerait qu'ils connaissent Mem-set.
  Il préfère s'abstenir de répondre. Alors l'homme aux longs cheveux blancs prend le relais de sa compatriote :
  - S'ils vous ont dit de vous asseoir avec nous, c'est que vous êtes forcément vous aussi un Atlante, dit-il.
  Le troisième, très maigre, lui sert à boire.
  - Ne soyez pas timide, ici c'est peut-être le seul endroit où l'on peut assumer son " atlantitude " sans complexe.
  René mange en silence.
  - Vous ne nous avez toujours pas répondu. Quelle cité ?
  - La capitale, annonce-t-il de guerre lasse.
  - Atlantis ?
  - La capitale ne s'appelle pas Atlantis, consent enfin à dire René, mais Mem-set.
  - Ah ? Et qu'est-ce que vous en savez, monsieur Je-sais-tout ?
  Je m'y trouvais pas plus tard qu'hier soir.
  - Le mot Atlantide a été forgé par Pythagore et a ensuite été repris par son élève Critias qui, lui-même, l'a transmis à Platon. C'est un mot grec. Or, il n'y a aucune raison que les gens de cette île parlent grec. Ils avaient forcément leur propre langue.
  La femme vient mettre son grain de sel.
  - Moi, je sais le vrai nom de la capitale de l'Atlantide, c'est Crabougnak. Même qu'il y avait Crabougnak ville et Crabougnak plage. On passait de l'un à l'autre par la route, qui était souvent encombrée.
  René lâche un soupir et mange en silence.
  - Et toi, le nouveau, quand tu étais Atlante, tu faisais quoi ? demande la femme.
  Il continue de déguster son plat. L'homme aux longs cheveux blancs répond à sa place.
  - Moi, j'étais responsable des voyages : on voyageait juste comme ça, en claquant des doigts, et on se retrouvait là où on voulait, par téléportation. J'organisais des voyages pour les enfants. Fallait faire bien attention à les recompter avant et après la téléportation. S'il y en avait un qui manquait, je me faisais engueuler.
  - Moi, j'arrivais à soigner les gens avec un bâton, un vrill. Je les touchais avec et ils étaient guéris.
  - Moi, je m'occupais du rayon laser. Il y avait une tour avec un énorme rayon laser, c'est avec cela qu'on se protégeait des attaques de nos ennemis.
  Suis-je fou ? Cette hypothèse doit désormais être envisagée. À force d'avoir appris à m'aimer, je suis peut-être devenu un peu trop conciliant avec mes " bizarreries ".
  Il ferme les yeux et revoit la terrasse où s'est tenue sa dernière conversation avec Geb. Les images de la cité le hantent.
  En imaginant que tout cela ne soit que le fruit de mon imagination, où suis-je allé chercher des visions aussi nettes de l'Atlantide et des Atlantes ? Comment puis-je connaître des détails, comme leur nourriture, leurs vêtements, leur mode de vie, leur espérance de vie, la date où ils ont vécu ?
  La personnalité de Geb n'est pas la mienne. Il est tellement " mieux " que moi. Aucun recoin de mon passé ne recèle autant de sagesse.
  - Non. Il n'y avait ni guerre ni ennemis, déclare René.
  Les trois autres malades se crispent.
  - Et qu'est-ce que vous en savez, vous ? demande le plus maigre, soudain saisi d'un tic à la bouche.
  - Il n'y avait pas de guerre car l'île était complètement isolée.
  Bon sang, j'essaie de raisonner des fous dans un asile psychiatrique. Qu'est-ce qu'il me prend ?
  - Et il n'y avait pas non plus de rayon laser, car les Atlantes n'avaient pas du tout besoin de techniques avancées. Quant aux soins médicaux, nul bâton magique, car leur nourriture et leur mode de vie étaient suffisamment sains pour qu'ils soient pratiquement toujours en bonne santé.
  - Je pense que nous n'avons pas habité les mêmes villes, dit la femme, en spécialiste.
  - La capitale s'appelle Mem-set et l'île est nommée par ses habitants Ha-mem-ptah.
  - Pour qui il se prend celui-là ? s'exclame la femme.
  Pour quelqu'un qui a vraiment été là-bas, qui discute avec des fous qui croient y avoir été.
  Soudain un grand cri retentit. René se retourne, mais déjà l'Atlante à sa droite lui chuchote à l'oreille :
  - C'est Jeanne d'Arc, elle fait ça tous les soirs. Elle se brûle avec la soupe et après elle accuse les autres.
  Alors, sans attendre d'avoir fini son dîner, le professeur d'histoire se lève, salue poliment les autres Atlantes et rejoint sa chambre où, il ne l'avait pas remarqué, se trouve affichée une autre citation de Marcel Proust : " L'homme est l'être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu'en soi, et, en disant le contraire, ment. "

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