vendredi 28 septembre 2018

47.

- Je vais vous raconter une bonne blague.
  Le genre de phrase qui laisse attendre le pire.
  - Je suis sûr qu'elle va vous plaire.
  J'en doute.
  - C'est l'histoire d'un type qui, un soir, sur ordre de sa femme, descend les poubelles. Arrivé au rez-de-chaussée, il repère sa très belle voisine dans l'entrebâillement de la porte, pieds nus en peignoir. Elle le hèle : " J'ai un problème avec l'ampoule de ma salle de bains, vous pourriez m'aider ? " Il la suit et change l'ampoule. Pour le remercier, elle lui offre un verre, puis, soudain, elle laisse tomber son peignoir et se révèle entièrement nue. Elle l'invite alors à la suivre dans sa chambre et, là, lui saute dessus. Ils font l'amour plusieurs fois, jusqu'à l'épuisement, et il s'endort. Quand il se réveille, deux heures ont passé. Alors, affolé, il demande à sa voisine si elle a de l'ombre à paupières bleue. Elle lui en donne et il en badigeonne ses doigts. Quand il remonte, sa femme l'attend devant la porte : " Tu te moques de moi ! Deux heures pour descendre les poubelles ? Tu as fait quoi pendant tout ce temps ! " L'homme répond : " Eh bien, quand je suis descendu la voisine du dessous était en peignoir, elle m'a demandé de l'aider à changer son ampoule, on a bu un verre, elle a fait tomber son peignoir et nous avons fait l'amour plusieurs fois, elle m'a épuisé, moyennant quoi je me suis endormi. " Alors la femme se saisit de sa main et s'écrie : " Tu veux me faire croire ça ? Si tu crois que je n'ai rien vu ! Tu as les doigts couverts de craie bleue. Tu es encore allé faire un billard avec tes copains ! "

  L'homme en blouse blanche s'esclaffe à sa propre blague.
  Les règles d'or de l'humour : 1) Ne pas annoncer qu'on va rire 2) Ne pas rire à la fin, et 3) Ne pas signaler que c'était drôle. Ce psy manque de psychologie.
  René n'arrive pas à détacher ses yeux du nom étiqueté sur la blouse blanche : " Docteur Maximilien Chob ".
  J'ai déjà entendu ce nom quelque part.
  Sur des étagères derrière le médecin, René distingue des bocaux remplis de cervelles humaines flottant dans un liquide jaunâtre. Alors qu'au commissariat, même dans la cellule de garde à vue, il n'y avait pas de barreaux aux fenêtres, ici, elles sont munies de grillages épais.
  - Cette blague pour vous dire que le problème de la vérité, c'est qu'elle n'est souvent pas crédible et que ceux qui la profèrent passent la plupart du temps pour des menteurs.
  À qui le dites-vous...
  - Je suis sûr par exemple que lorsque vous avez donné votre " vraie " version des événements à la police, ils ne vous ont pas cru. Parce que la réalité est si dingue qu'elle n'est pas crédible. Dans la réalité, tout est paradoxal : les parents n'aiment pas leurs enfants, les soldats n'aiment pas la guerre, les policiers sont des gangsters, les professeurs sont ignares, les politiciens ne pensent qu'à s'enrichir, les psychanalystes sont névrosés et les psychiatres sont fous ! Et si on le dit, personne ne le croit.
  Et les hypnotiseuses régressives n'ont jamais réussi à visiter une seule de leurs vies antérieures, songe René pour compléter cette liste d'oxymores.
  - Alors pour nous, les psychiatres " sérieux ", l'enjeu est le suivant : fouiller dans la jungle d'un esprit humain pour y distinguer vérité et mensonge. Croyez-moi, j'assiste souvent la police lors d'interrogatoires. Le plus étonnant, c'est que parfois les incriminés arrivent tellement à se persuader de leurs propres mensonges que les détecteurs de mensonge ne fonctionnent même plus.
  René remarque des étiquettes sur les bocaux remplis de cerveaux. Elles portent des noms, des dates, dont certaines sont récentes.
  - Alors comment trouver la vérité ? Comment savoir qui ment ? Eh bien, sans me vanter, j'ai l'impression que j'y parviens plutôt pas trop mal. Mon taux de réussite est de 80 %. Et vous savez pourquoi ? Parce que je me tiens au courant de toutes les découvertes faites sur le cerveau et plus spécialement la mémoire. Tout ça pour vous dire que vous êtes entre de bonnes mains et que je ferai tout pour vous soigner. Et que vous le vouliez ou non, croyez-moi, grâce à moi vous irez mieux.
  L'homme en blouse blanche arbore un visage avenant et rassurant.
  Simple effet d'annonce. Il veut me convaincre de la victoire avant la bataille. Je n'aime pas ce type.
  - Élodie m'a dit que votre problème découlait d'une implantation de type hypnotique qui vous a dans un premier temps traumatisé, puis fait délirer au point de tuer un homme. Un SDF, je crois. Puis, vous avez agressé un élève. Tout ça à cause d'une pensée parasite. Un faux souvenir - et c'est là où elle m'a intéressé - le resurgissement d'une... " vie antérieure " !
  Il a prononcé l'expression avec gourmandise.
  - J'adore. Vous avez de la chance, vous êtes bien tombé, je suis non seulement un spécialiste des souvenirs, mais aussi capable d'effacer les faux souvenirs. Croyez-moi, ici on fait des miracles.

  Un éclair de foudre éclaire la pièce et les bocaux remplis de cerveaux. Le vacarme provoqué par l'orage est suivi de l'énorme fou rire d'un pensionnaire délirant au loin. René a un frisson irrépressible.
  Et dire qu'aux actualités ils annonçaient du beau temps...
  Il se souvient maintenant d'où il a entendu le nom de Maximilien Chob.
  C'est le psychiatre d'Élodie, celui qui l'avait soignée de son anorexie en implantant un souvenir d'attouchements imaginaires.
  Il s'enfonce un peu plus dans son siège. Maximilien Chob saisit le dossier indiquant " TOLEDANO, RENÉ ". Il le lit en hochant la tête avec un air inspiré.
  - Si vous comptez implanter des mensonges dans mon esprit pour me soigner, sachez que je suis au courant de vos méthodes.
  - Par Élodie ?
  Le docteur Chob ne se départ pas de sa bonne humeur et croise ses longs doigts.
  - C'est vrai, nous avons traversé, mademoiselle Tesquet et moi, une période que je qualifierais de " découverte réciproque ". Cependant, croyez-moi, je l'ai guérie. Si je n'étais pas intervenu, elle serait probablement six pieds sous terre à l'heure qu'il est. Savez-vous qu'elle avait déjà fait trois tentatives de suicide avant de venir me voir ? Ses parents étaient désespérés. Le sacrifice de son vieil oncle était le prix à payer pour sauver sa jeune vie. Et de mon côté, je ne me sens pas responsable, dans la mesure où l'on ne m'avait pas averti que l'homme incriminé avait un antécédent maniaco-dépressif. Je ne peux pas soigner tout le monde simultanément.
  À nouveau, il s'esclaffe.
  Le professeur d'histoire se lève et se dirige vers la porte de sortie, mais, lorsqu'il l'ouvre, un infirmier aux allures de catcheur, placé juste à l'entrée, l'oblige à se rasseoir.
  - Je veux voir mon avocat, dit René.
  - Je comprends vos doutes, monsieur Toledano, les malades ont toujours peur d'être guéris parce qu'ils finissent par aimer leur maladie. Comme certains s'habituent à boiter et ne veulent plus marcher normalement. Et après tout, je vous comprends : le jaillissement d'une histoire censée être une vie antérieure doit être assez excitant.
  " Excitant " n'est pas le terme approprié.
  À nouveau, l'énorme rire de l'aliéné résonne dans le couloir, vite recouvert par le vacarme de l'orage. Alors Maximilien Chob rit encore plus fort.
  - Qui ne s'est pas imaginé avoir des vies antérieures ? Moi, par exemple, tel que vous me voyez, je crois que dans mes vies antérieures, je devais être un grand sportif. Un tennisman probablement. Et puis peut-être aussi un guerrier. Ou un explorateur.
  Il devait être clown.
  - Je ne veux pas rester ici, déclare René.
  - Vous préférez la prison ? Allons, monsieur Toledano, croyez-moi, après mon intervention tout ira mieux.
  Méthode Coué pour les nuls. Après le tic d'Opale, " n'est-ce pas ? ", voilà le sien, " croyez-moi ! ". Ces formules ont pour dessein de forcer inconsciemment l'adhésion. Comme la dame de cœur déposée trois fois dans le jeu de cartes, cela finit par influencer l'esprit.
  - J'espère même que vous sortirez plus frais de nos séances, ce qui vous permettra de surmonter un mal de vivre souvent associé à votre activité de professeur. Croyez-moi, des gens qui font votre métier, j'en vois de plus en plus. Les pauvres, ils ont l'air de beaucoup souffrir. Il faut dire que ce n'est pas une profession très épanouissante. On peut même la qualifier d'ingrate. Supporter des enfants, cela doit être épuisant. Personnellement, je n'en ai pas et je n'en veux pas.
  J'adore mon métier, et je n'aime vraiment pas ce bonhomme.
  - Considérez que nous allons œuvrer ensemble dans votre intérêt pour fournir des arguments à votre avocat qui ensuite vous aidera à retrouver votre liberté.
  René a un air fermé.
  - Je perçois encore une forme de réticence dans votre attitude, monsieur Toledano, je me trompe ?
  Le docteur Chob se lève et déambule dans la pièce, puis il lisse la longue mèche blonde qui lui tombe sur le front.
  - Je pense que vous avez droit à des explications. Les voulez-vous ?
  - Ai-je le choix ?
  C'est bien ma chance d'être tombé sur un bavard en manque d'auditoire...
  L'homme en blouse blanche sort de son tiroir un cerveau en résine de la taille d'une grosse pastèque.
  - Je vais vous expliquer comment marche la mémoire.
  Il caresse la surface rose.
  - Nos sens - vue, ouïe, toucher, odorat, goût - fournissent des informations à notre cerveau sous forme de mini-impulsions électriques.
  Avant de poursuivre, il s'assure que son interlocuteur est suffisamment attentif.
  - Les stimuli sont ensuite redistribués. Les images vont dans le lobe occipital à l'arrière du cerveau, les sons et le langage sont traités dans le lobe temporal qui, comme son nom l'indique, est situé au niveau des tempes, les mouvements et le toucher sont traités par le lobe frontal situé au niveau du front.
  René commence à être intéressé presque malgré lui. Chob perçoit ce changement d'état d'esprit et se sent encouragé.
  - Avant, on pensait qu'il y avait une sorte de région spéciale du cerveau où ces informations étaient réunies. Une sorte de disque dur où étaient enregistrées les données à mémoriser. Aujourd'hui, nous savons que l'information est diffusée et stockée un peu partout et que, lorsqu'une zone du cerveau est abîmée, une autre prend le relais.
  René remarque un détail qu'il n'avait pas noté jusque-là : de grosses boules noirâtres posées sur l'étagère qui s'avèrent être des têtes réduites jivaro.
  L'homme est affable et semble prendre du plaisir à expliquer son métier.
  - À quoi pourrait-on comparer cela ? Notre esprit est comme une forêt. Quand nous y ajoutons une information, nous plantons un arbre qui pousse et accroît la masse de végétaux. Ces arbres sont des neurones imprégnés d'informations. Par exemple, l'association entre le nom d'Élodie, son visage et son numéro de téléphone, c'est un arbre. Mais il y a plusieurs chemins pour le rejoindre, l'un d'entre eux peut être son parfum, sa voix, ou même un paysage.
  Cela pourrait me faire un Mnemos.
  - C'est donc la qualité des chemins qui vont faire que vous avez accès aux arbres-neurones ou non... Ce sont ces chemins plus ou moins profonds, plus ou moins larges dans la forêt qui vont faire que vous pouvez retrouver l'information. Quand l'information n'est pas indispensable, le chemin à peine tracé disparaît, l'arbre ne pousse pas et finit par dépérir. On ne fixe pas le souvenir.
  Il passe sa main sur le cerveau en plastique comme si c'était une planète recouverte de mousse.
  - Croyez-moi, aucune information de notre cerveau ne disparaît complètement. Certaines graines plantées ne poussent pas, certains arbres ne grandissent plus, mais tout reste. Simplement, le chemin qui y mène, s'il n'est pas utilisé, devient de plus en plus difficile à emprunter.
  Il passe son ongle dans les rainures désordonnées des hémisphères.
  - Et puis, il y a la mémoire à long terme. Les grosses avenues qui mènent à des arbres hauts au tronc large, bien enracinés. Ce qui détermine la taille du chemin et la solidité de l'arbre, c'est un élément simple.
  - L'émotion ? demande René.
  L'homme hoche la tête, étonné et admiratif.
  - Exactement ! L'émotion, associée à un chemin ou à un arbre, lui donne une importance différente. Si cet hôpital s'appelle Marcel-Proust, c'est parce que c'est cet écrivain qui a le mieux illustré cette idée scientifique : la mémoire est de l'émotion. L'émotion provoquée par l'ingestion de la madeleine chez Proust fait remonter des images, des sons, des odeurs et des goûts.
  Bon, cela commence à être long. J'ai compris.
  René lâche un soupir pour montrer qu'il en a assez de cette leçon qu'il n'a pas réclamée.
  - Ce que je vais vous proposer comme traitement, c'est de nettoyer la forêt de votre esprit des mauvaises herbes, ronces, orties qui encombrent les chemins qui mènent aux arbres. Je vais mettre du désherbant pour que votre forêt se transforme en jardin, avec des avenues claires, des arbres hauts qui s'épanouissent, de grands et solides neurones qui vous fournissent un accès rapide à toutes les informations reçues. Si mon traitement réussit, vous oublierez tous les mensonges et délires sur vos vies antérieures.
  Ce n'est pas mon souhait. Loin de là.
  - Par contre, vous vivrez à fond dans le présent. Tout ce que vous planterez poussera mieux. Vous aurez une superbe mémoire. Vous vous souviendrez des moindres plaisirs de l'existence, des visages de tous les gens que vous croiserez, des parfums et des saveurs du monde, des voix et des musiques, des textes que vous lirez, des films que vous verrez et même des numéros de téléphone d'une cinquantaine de vos amis.
  En fait, ce qu'il me propose, c'est de reformater mon cerveau comme un disque dur pour y installer de nouveaux programmes. Je l'ai déjà fait pour mon ordinateur, mais je ne souhaite pas le faire pour mon esprit. Il y a certains vieux fichiers auxquels je tiens trop.
  René ne l'écoute plus.
  Plus il parle, plus je me dis que personne ne sait où est réellement stockée l'information. En fait, on ignore pourquoi elle reste ou disparaît. Et toutes ces théories sur l'hippocampe, l'émotion, les zones temporales ne sont que des balivernes pour impressionner les ignorants. Comme pour l'histoire, il y a des scientifiques officiels qui en imposent parce qu'ils semblent sûrs d'eux. Il y a des " docteur Chob " qui veulent à tout prix fasciner les curieux. Mais l'esprit humain est plus complexe qu'il veut bien le dire. S'il est comme une forêt, c'est qu'il y a des raisons. La forêt fait interagir toutes les plantes, alors que le jardin les sépare. La clarté et la propreté ne sont pas des choix que fait la Nature. Quant à mon expérience d'hypnose, elle prouve bien qu'il y a une couche en dessous, une forêt, que dis-je plusieurs forêts, sous la surface. Je suis une " lasagne de 111 mémoires ".
  René Toledano regarde le docteur Chob et, comme il ne l'écoute pas, il perçoit juste ses mimiques et ses regards sans avoir le son.
  Nous avons tous un secret. Quel est ton secret, docteur Chob ? C'est quoi ton morceau de fromage pourri caché dans la cave ? Ça y est, le seul fait de poser la question me donne la réponse. Tu es de petite taille, c'est pour cela que tu veux contrôler ceux qui sont plus grands que toi. Voilà ton secret. Tu es un enfant qui a dû être ridiculisé à l'école par ses camarades plus grands et qui s'est dit : " Un jour, je me vengerai. " Tu es devenu psychiatre pour te retrouver en contact avec des êtres fragiles donc faciles à manipuler, a fortiori quand c'étaient des femmes anorexiques ou boulimiques. Cela compense ton complexe d'infériorité. Tu travailles dans cet hôpital pour contrôler des " plus grands que toi " au nom de la science.
  Le regard de René Toledano s'aventure derrière l'épaule du médecin, au-delà du grillage de protection.
  Dehors, la pluie n'en finit pas de tomber.
  Quelle chance d'avoir pu accéder aux couches de forêt sous la surface.
  Il baisse les paupières et, alors que la voix du scientifique monopolise l'espace sonore, il entrevoit Mem-set, la cité-fleur rose. Mem-set aux six grandes avenues où circulent des femmes tranquilles, belles, souriantes, placides et des chats gracieux. Il revoit la cité merveilleuse aux jardins suspendus, aux maisons à larges terrasses, remplies de fleurs, de fruits, de papillons et d'oiseaux. Il revoit le visage de Geb qui lui répète : " Rien n'est grave " et " Tout ce qui nous arrive est pour notre bien ". Il revoit sa main qui, sous ses indications, trace le plan de l'arche qui pourra les sauver du Déluge.
  - ... vous m'écoutez, monsieur Toledano ? Vous semblez ailleurs.
  Il inspire et se rebranche sur les informations visuelles et auditives qui lui arrivent en direct.
  - Donc, comme je vous le disais, nous avons ici, par chance, mis au point un nouveau traitement qui devrait faire des merveilles et vous enlever les pensées parasites, les ronces et les orties qui poussent sur les chemins de forêt de votre crâne. Si vous voulez, nous allons commencer le traitement dès ce soir. Après, croyez-moi, tout ira mieux, et vous me remercierez.
  Ça, je ne crois pas.
  - Élodie m'a dit que vous vous preniez pour un Atlante. Cela tombe bien, vous avez de la chance, il y en a d'autres dans cet établissement. Vous pourrez dîner avec eux ce soir. Je vais demander à ce que tous les Atlantes soient à la même table. Comme cela vous pourrez manger ensemble du... poisson !
  Il rit à sa propre blague.
  Je ne le sens pas du tout.
  - En tout cas, sachez qu'en tant qu'ami de mon amie Élodie, vous aurez droit à un traitement VIP, une chambre de luxe uniquement pour vous et, bien sûr, vous bénéficierez de mes soins. Ensuite, lorsque tout sera désherbé, votre esprit deviendra plus clair.




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