vendredi 28 septembre 2018

38.

- Et alors une gigantesque vague surgit de l'horizon, elle était si haute qu'elle cachait le soleil. Elle engloutit tout, submergea maisons et corps. Ce fut un instant horrible. Tous moururent noyés. Quant aux cités et à la civilisation, elles furent englouties sous les flots. Jamais plus personne ne put en découvrir l'emplacement.
  Au moment où René prononce ces paroles, un nouvel éclair illumine la salle. Le professeur d'histoire s'arrête et observe les élèves face à lui. Philippe est absent. Pour faire suite à son cours de la veille sur l'Atlantide, il a choisi d'évoquer le Déluge. Les lycéens sont surpris de voir leur professeur persévérer sur ces sujets controversés. Ils ont compris que c'était là une lubie qui plaçait désormais leur enseignant en marge du système scolaire.
  - Chez les Hébreux dans le texte de la Genèse, rédigé en 1600 avant Jésus-Christ, en 7, 1-12, est évoquée l'histoire de Noé. Dieu lui dit : " Entre dans l'arche, toi et toute ta maison. [...] Je ferai pleuvoir [...] jusqu'à ce que soient exterminés de la face de la terre tous les êtres humains. "
  René lance une nouvelle image.
  - Dans l'hindouisme, Manu, le premier avatar de Vishnou, échappe au Déluge en construisant un bateau. C'est ainsi qu'il sauve animaux, plantes et êtres humains.
  Une nouvelle illustration asiatique apparaît.
  - Chez les Chinois dans le Huainanzi, la voûte céleste se fissure et libère la pluie, si bien que les eaux inondent le monde et noient tous les hommes. Et c'est la déesse Nuwa qui colmate le ciel et sauve un couple.
  Apparaît ensuite une illustration d'un profil de tête d'Indien.
  - Dans le Popol Vuh, le texte sacré des Mayas, l'humanité ayant péché, les hommes sont frappés d'une pluie ténébreuse et seuls les hommes de maïs survivent.
  - Mais, monsieur, demande un élève au premier rang, est-ce que scientifiquement on a des traces d'un vrai déluge ?
  Un ami de Philippe ?
  - Bonne question.
  À nouveau, la foudre qui s'est rapprochée lance un coup de tonnerre grave.
  - Pour l'instant, la seule information scientifique incontestable est que pratiquement tous les peuples évoquent un épisode de déluge dans leur cosmogonie.
  René s'aperçoit qu'il intéresse enfin les élèves et se dit que cette catastrophe doit être inscrite dans l'inconscient collectif et que sa simple évocation réveille des mémoires enfouies. Mais il se dit également qu'il faut vraiment forcer de tout son poids cette porte de préjugés et de doutes.
  - Monsieur, si vous remettez en question toute l'histoire en nous disant hier que l'Atlantide a existé, aujourd'hui qu'un déluge a ravagé les premières civilisations, on a quand même un problème. On a un programme à suivre, et le bac à la fin de l'année. Je ne vois pas comment on pourra évoquer ces sujets le jour de l'examen.
  L'élève ayant dit tout haut ce que tous pensent tout bas, une rumeur d'approbation se propage.
  - Alors peut-être qu'il est temps de poser la question fondamentale. Qu'est-ce qui vous importe le plus : connaître la vérité ou répéter comme des perroquets le programme officiel ?
  Les élèves se regardent entre eux, ne sachant comment répondre. L'un d'eux, plus hardi, prend la parole :
  - Euh... nous avons quand même envie d'avoir le bac à la fin de l'année.
  - Et de rester ignorants ? Vous préférez avoir la tête farcie de mensonges pour être comme les autres plutôt que de connaître, grâce à votre curiosité, la réalité telle qu'elle s'est réellement passée ?
  La classe semble complètement désorientée.
  - Tenez, je vais illustrer votre problème avec l'expérience de Asch.
  Il inscrit sur le tableau " Expérience de Asch ".
  - Le psychologue Solomon Asch, au XXe siècle, a invité un groupe de dix étudiants entre 17 et 25 ans à participer à une prétendue expérience pour tester leur vision. On leur présentait trois lignes de trois tailles différentes et il leur suffisait d'indiquer laquelle était la plus petite. Sur les dix étudiants, il y avait en réalité neuf complices et un seul sujet cobaye. Ce dernier avait connaissance des choix des autres avant de répondre lui-même, il s'exprimait même en dernier. Solomon Asch avait au préalable demandé à ses étudiants complices d'indiquer unanimement une fausse réponse et de désigner la ligne la plus grande. Le cobaye, voyant tous les autres répondre de la même manière, finissait par répondre lui aussi que la ligne la plus grande était la plus petite.
  Beaucoup d'élèves semblent amusés.
  Ils aiment les anecdotes. Je peux les convaincre comme ça.
  - Voilà le pouvoir du conformisme. Voilà le pouvoir que peut avoir le groupe, alors même qu'il est dans l'erreur, sur la pensée de l'individu qui réfléchit par lui-même. Mais vous savez le plus surprenant ? Solomon Asch a fait cette expérience à plusieurs reprises. Chaque fois, lorsqu'il révélait aux sujets de ses expériences que les autres étudiants étaient des complices qui avaient pour ordre d'indiquer le mauvais segment, eh bien, 60 % des testés continuaient encore à prétendre que la ligne la plus grande était la plus petite.
  " Cela s'appelle du panurgisme. C'est une référence aux moutons de Panurge, évoqués par l'écrivain Rabelais dans le Quart Livre. Comme ils ne savaient quelle direction prendre, ils suivaient sans réfléchir le groupe. C'est ce besoin qui est pernicieux : faire pareil que les autres pour être intégré. Mais ce n'est pas comme ça qu'on est heureux. Tout ce que cela apporte, c'est d'être inséré dans un système qui ne vise qu'à nous transformer en électeurs consommateurs grégaires. Je veux vous rendre intelligents, bon sang, c'est si difficile que ça à comprendre ? C'est ma fonction de professeur. Vous élever. Dans le sens où je veux augmenter votre niveau de conscience, pas vous faire avoir des diplômes qui ne vous serviront qu'à devenir des esclaves.

  Cette fois, le regard des élèves a complètement changé et René se dit qu'il est peut-être enfin sur la bonne voie.
  Dans un monde où les gens sont habitués à entendre des mensonges, la vérité a l'air suspecte. Mais à force d'insister, ils peuvent finir par avoir envie de réfléchir. Je veux leur apprendre à ne pas être des fainéants de la pensée. Qu'ils parviennent à se faire une opinion par eux-mêmes.
  Les élèves sont plus attentifs et il a l'impression d'avoir accompli un infime progrès. Changer les mentalités de ses contemporains réclame du temps et de la patience.
  Il reproduit ce cours avec trois autres classes, jusqu'à l'heure du déjeuner. Alors qu'il s'apprête à rejoindre Élodie à la cantine, le proviseur Pinel, depuis son bureau, lui fait signe de le rejoindre.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire