vendredi 28 septembre 2018

102.

- Il faut fêter ça.
  Opale ouvre le petit réfrigérateur de la chambre et en sort une bouteille de champagne.
  Est-ce que c'est moi qui ai changé ma manière de la percevoir depuis que j'ai discuté avec Shanti ou est-ce elle qui est différente ?
  Elle met de la musique. " In your eyes " de Peter Gabriel. Elle verse la boisson dorée dans deux coupes de cristal.
  - Je ne vous ai pas remercié de tout ce que vous avez fait pour moi, dit-elle. Vous m'avez permis de comprendre que je me mentais à moi-même sur mon enfance. Vous avez débloqué la porte de mon inconscient. Maintenant, grâce à vous, je connais enfin les vrais freins, visibles et invisibles, de mon âme.
  - C'est bien naturel. Vous m'avez donné accès à mes mémoires cachées, et j'ai fait de même avec vous. Nous avons tous un cadavre dans le placard et les gonds de ce même placard sont plus ou moins rouillés.
  Elle inspire profondément.
  - Nous avons bien fait de nous rencontrer, René. Si je ne vous avais pas connu, ma vie aurait été incomplète.
  - Et si je ne vous avais pas rencontrée, je serais actuellement en cours d'histoire en train de répéter les mêmes choses que l'année dernière et celle d'avant ; puis, je déjeunerais à la cantine du lycée avec Élodie et je rentrerais chez moi lire des livres d'histoire. Grâce à vous, je suis passé du rôle de spectateur à celui d'acteur.
  Elle joue avec son dauphin en lapis-lazuli qu'elle balance comme elle le fait pour capter les regards lors d'une séance d'hypnose, si ce n'est que, là, c'est elle-même qui l'observe comme si elle cherchait une information dans ce bijou.
  Elle l'invite à poursuivre la conversation sur la terrasse, ils regardent la voûte céleste éclairée par la pleine lune. Les dunes de sable du désert se transforment en nappe blanche ondulée.
  - Dites-moi la vérité, René. Vous croyez que j'ai été... Nout ?
  - Je ne sais pas... il faudra que vous remontiez jusqu'à votre porte numéro 1 pour le savoir.
  Elle boit encore du champagne puis s'approche tout près de son visage.
  - Moi je crois que là-bas, ces deux squelettes de géants... c'était nous deux, il y a 12 000 ans.
  Il ne répond pas.
  - Quoi qu'il en soit, je crois que vous et moi, René, nous faisons partie de la même famille d'âmes. C'est un concept lié à celui de réincarnation, qui veut que nous nous soyons déjà connus dans des vies précédentes et que nous ayons décidé de nous retrouver avant de naître.
  L'alcool lui réussit. Cela la détend, lui enlève toute inhibition et augmente ses facultés de perception.
  Elle s'approche encore, et il peut sentir son haleine parfumée au champagne. À son tour, il boit d'un trait sa coupe, la pose sur le rebord de la terrasse et déclare :
  - Mon père m'a parlé des familles d'âmes, il disait qu'avec notre chakra no 4, celui du cœur, nous pouvions percevoir les gens qui faisaient partie de la nôtre.
  - À La boîte de Pandore, je ne vous ai peut-être pas choisi par hasard. Je pense que je vous ai reconnu.
  Ne pas oublier les conseils de Shanti : la laisser venir pour lui donner l'impression que c'est elle qui prend les initiatives. Créer un espace vide à remplir.
  - Vous pensez vraiment que tout ce qui nous est arrivé est purement fortuit et que si je suis là avec vous au milieu du désert, ce n'est que le fruit d'une succession d'infimes choix qui nous ont amenés " par hasard " à cet instant ? lui demande-t-elle.
  - Vous pensez encore au " Malgré moi ". Selon vous, donc, nous serions là malgré nous, parce que cela a été écrit ?
  Une étoile filante fend le ciel.
  - Je crois que nous ne sommes pas là par hasard, en effet. Je crois que ce que vous avez accompli ne s'est pas produit par hasard, je crois que nous ne vivons pas cet instant par hasard, déclare-t-elle.
  Elle a l'air de vouloir me faire comprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi.
  Elle se ressert du champagne, puis lui prend la main et l'invite à s'asseoir sur le lit.
  - Couchez-vous et fermez les yeux.
  Il obtempère.
  - Vous allez encore m'hypnotiser ?
  Il reste là les yeux fermés. Il sent qu'elle s'approche et il perçoit son ombre au-dessus de lui. Il n'ouvre cependant pas les yeux. Le rideau des cheveux d'Opale s'abat alors sur ses joues. Il sent son parfum, puis son haleine d'où émanent toujours des effluves de champagne, mais il garde les yeux fermés, attentif à chaque stimulus.
  Au bout d'un moment, n'en pouvant plus de se retenir, il finit par entrouvrir les yeux. Les deux cercles verts et leur trou noir au centre l'aspirent.
  La musique de Peter Gabriel joue toujours en arrière-fond, entrecoupée ponctuellement par quelques pépiements d'oiseaux depuis les dattiers. Il traduit dans son esprit les paroles.
Dans tes yeux
La lumière, la chaleur
Dans tes yeux
Je me sens entier
Dans tes yeux
La résolution de toutes les recherches jusque-là restées vaines
  Au loin, la mosquée fait résonner le chant du muezzin qui appelle les fidèles à la prière. Elle prend sa main et la place au centre de sa poitrine.
  - Vous sentez mon chakra no 4 ?
  Il sent une palpitation rapide sous sa paume et se demande si ce n'est pas son propre pouls.
  La jeune femme place ensuite sa main sur son cœur.
  - Jadis on pensait que le cœur était le siège de la mémoire, dit-il.
  - Votre cœur bat fort, dit-elle. Vous percevez comme l'énergie circule bien entre nous ? Fermez les yeux. Comment vous appelez cette énergie, déjà ?
  Il attend, mais n'ose plus rouvrir les paupières.
  Il a l'impression qu'elle s'approche encore. Il sent la respiration de la jeune femme à quelques centimètres à peine de son visage. Leurs lèvres s'effleurent.
  Ne pas ouvrir les yeux. Surtout ne pas ouvrir les yeux ou je risque de m'apercevoir que ce n'est qu'un songe... Ou, comme dans le mythe d'Orphée, si je regarde, tout disparaîtra instantanément.

  Leurs lèvres s'unissent totalement. C'est doux, lisse, fin comme de la soie.
  J'ai tant attendu cette seconde.
  Chacun des deux sent le cœur de l'autre accélérer et son quatrième chakra chauffer.
  Je suis en train de vivre le plus bel instant de ma vie. Surtout en savourer toutes les sensations.
  Alors il entrouvre les lèvres et la langue de la jeune femme s'introduit doucement dans sa bouche. Il avance ses bras pour la serrer contre lui, mais elle prend l'initiative de dégrafer son soutien-gorge et d'écarter sa chemise pour qu'il puisse sentir ses seins nus sur son torse.
  - J'aime quand cela se passe très lentement et très progressivement, lui chuchote-t-elle à l'oreille.
  La jeune femme se met à l'embrasser sur le menton, dans le cou, sur le cœur. Il sent les doigts graciles d'Opale caresser sa peau. Il a l'impression que plusieurs bouches et des dizaines de doigts effleurent son épiderme.
  Elle lui embrasse le torse, et descend très lentement.
  À cet instant, il entend une voix à l'intérieur de son crâne :
  - Excuse-moi de te déranger, Né-hé, mais c'est important.
  - Non, pas maintenant.
  - Si. Il faut que tu m'aides tout de suite, Né-hé.
  - C'est-à-dire que ce n'est vraiment pas le moment.
  - Il y a urgence. Peux-tu m'accorder juste un petit instant ?
  René lâche un soupir puis interrompt l'élan de sa partenaire.
  - Désolé, dit-il.
  - Quoi ?
  - Geb veut me parler.
  La jeune femme aux grands yeux verts manifeste sa surprise. Légèrement contrariée, elle accepte de se séparer de son partenaire et s'enferme dans la salle de bains.
  René se mord la lèvre, se met en position du lotus. Il referme les yeux et s'en va là où le devoir l'appelle.



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