vendredi 28 septembre 2018

87.

Il regarde ses mains. Elles sont fines, avec des ongles longs vernis et ornées de bracelets colorés aux poignets. Ses doigts arborent une vingtaine de bagues serties de pierres précieuses multicolores. En fait, il est couvert de bijoux féminins.
  Soit je suis une femme, soit je suis sacrément efféminé...

  Dans le doute, il prête attention à ses sensations corporelles et perçoit ses seins enserrés dans un bustier.
  Peut-être que je me suis mal exprimé. J'ai souhaité voir la vie où je séduisais les femmes, pas celle où j'étais une femme.
  Autour de lui, d'autres femmes. Toutes le regardent avec bienveillance et admiration. Arrive alors un homme en tenue indienne, avec un turban sur la tête. Ses vêtements sont en soie, il a une fine moustache, sa peau est cuivrée. Autour de lui, une foule de gens habillés à l'indienne lui jettent des pétales de fleurs.
  Il observe mieux le décor.
  Je suis en Inde et je crois que je suis en train de me marier.
  On l'installe sur un trône et on le recouvre de colliers de fleurs. Son promis affiche une mine empruntée, celle d'un homme sérieux vivant un moment grave.
  À côté de lui une autre femme, une très belle Indienne, lui adresse un signe de connivence et, tout d'un coup, René comprend pourquoi il est arrivé dans ce corps précis.
  La femme dans laquelle je suis est en train de se marier avec cet homme, mais elle couche déjà avec cette autre jeune femme. Mon ancienne réincarnation est bisexuelle, c'est pour cela qu'elle est douée pour séduire les femmes.
  Face à eux, des musiciens aux instruments compliqués, sitar, luth, flûtes et tambourins, commencent à jouer un air joyeux.
  Mon ancienne moi-même a l'air de s'ennuyer. Je vais profiter de cet instant pour me présenter à elle.
  - Euh, bonjour mademoiselle.
  Sursaut.
  - Qui me parle ?
  - Je m'appelle René Toledano et je suis l'une de vos prochaines réincarnations. Je suis revenu dans cette ancienne vie car j'ai besoin d'une experte en séduction des femmes. Puis-je vous déranger quelques instants ?
  Tout en restant immobile et en gardant le regard perdu au loin, elle accepte.
  Alors l'esprit de René sort du corps de la femme et se place devant elle. Il la voit ainsi en entier, avec sa robe très colorée de mariée. Elle est ravissante, avec ce troisième œil rouge écarlate au milieu du front, ces anneaux dans les oreilles et dans les narines. Sa coiffure est complexe, ornée de bijoux et de fils d'or.
  L'Indienne a un infime tressaillement lorsqu'elle le voit, mais, compte tenu de la situation, elle n'ose ni bouger ni parler.
  - Comment vous appelez-vous ? lui demande René.
  - Shanti. Mais vous, qui êtes-vous réellement ? Si vous êtes une de mes réincarnations, où vivez-vous ?
  - En France. Probablement plus de 300 ans dans votre futur. Et vous, Shanti, dans quelle ville êtes-vous ? En quelle année ?
  - À Bénarès. Je connais le calendrier occidental utilisé par les Français : dans votre système, je suis en... en 1661 après votre Jésus-Christ.
  - Très bien. Shanti, je ne vais pas y aller par quatre chemins : je viens vous voir pour vous demander des conseils. Il semble que vous êtes la mieux à même de m'aider.
  - Si je peux assister ma future réincarnation, je n'y manquerai pas.
  René se dit que l'avantage de discuter d'esprit à esprit avec une Indienne, c'est que le concept de réincarnation n'est pas pour elle une hypothèse loufoque.
  Alors, profitant de ce que le spectacle de danse et de musique s'éternise, René essaie de lui présenter de la manière la plus précise et la plus succincte possible sa situation sentimentale. Il lui parle de la personne qu'il convoite et à laquelle il n'ose déclarer sa flamme : Opale.
  - Tout d'abord, je sens, dit-elle, que vous avez peur des femmes... Je pense qu'il y a quelque chose à surmonter là-dessus. Cela doit être lié à votre maman ou à des expériences ratées dans votre jeunesse.
  René se dit que, peut-être, elle fait référence à des déceptions sentimentales qui l'ont rendu aussi craintif. Après tout, de ce qu'il sait de ses vies antérieures, ni Phirun ni Hippolyte n'ont connu une grande histoire d'amour solide et satisfaisante. Même Zeno a été émerveillé par une présence féminine, mais sans que cela aille plus loin.
  Alors l'esprit de Shanti explique tranquillement à l'esprit de René les bases des rapports amoureux. Elle lui explique comment pensent les femmes, ce qu'elle croit qu'elles attendent d'un homme. Elle lui parle de désir, de fantasmes, d'imaginaire féminin.
  Ensuite seulement, elle évoque l'énergie Kundalini qui monte le long la colonne vertébrale comme de la lave dans un volcan. Elle lui parle du Kamasutra, elle lui explique comment éveiller les yeux, les oreilles, les narines, les bouches, la peau, puis mettre en contact les lèvres, les langues et enfin connecter les âmes.
  René a l'impression qu'il est à l'école.
  Tous les anciens moi-même sont experts dans leur domaine propre. Je plains tous ceux qui se contentent des connaissances de leur simple vie.
  Il se dit aussi qu'il est dommage qu'on n'apprenne pas tout ce que Shanti lui transmet comme informations sur les rapports hommes-femmes et la sexualité en conscience.

  Il se rend compte que non seulement il ne connaissait rien aux rapports amoureux, mais que toutes ses relations précédentes étaient par essence insatisfaisantes car bourrées de blocages et de peurs. En fait, il ne s'était jamais vraiment demandé ce que pouvaient penser ses partenaires. Pas plus d'ailleurs qu'il ne s'était intéressé à ses propres ressentis durant l'acte. Pour lui, dès le moment où la femme acceptait de faire l'amour avec lui, le travail était fait, et seul l'assouvissement du corps comptait.
  Alors que, selon l'enseignement de Shanti, c'est précisément à ce moment-là que tout commence.
  De la sorte, Shanti, en une vingtaine de minutes, tout en assistant, immobile, à la fête célébrant son propre mariage, arrive à lui inculquer par l'esprit une éducation sentimentale et sexuelle.
  Ce n'est que lorsque le père de Shanti vient la chercher pour l'amener à son futur mari qu'ils doivent se quitter.
  - Je n'ai pas pensé à vous demander comment sera le monde dans 300 ans, s'excuse la jeune princesse hindoue. Mon manque de curiosité est impardonnable.
  -  Vous avez cet avantage d'avoir une culture si ancienne, si subtile et sophistiquée que vous absorbez ceux qui voudraient la modifier. Profitez bien de votre mariage et des... autres plaisirs que vous connaissez.
  Il remonte les marches. Il regarde l'heure et comprend qu'il est resté plus longtemps qu'il ne le croyait au mariage de Shanti à Bénarès.
  Il est tout émoustillé par ce qu'il vient de découvrir des rapports hommes-femmes. Grâce à Shanti, il a pu mesurer son ignorance d'homme qui, à 32 ans, croyait pourtant tout savoir.
  Il regarde Opale en train de dormir. Il la trouve toujours aussi désirable et songe qu'enfin il a compris comment susciter un lien amoureux entre eux. Il se souvient d'une phrase de Shanti.
  Fais tout pour lui donner l'impression que c'est elle qui t'a choisi et non le contraire. Laisse-la venir. Perçois-toi toi-même comme un objet de désir difficile à atteindre. Perçois-toi comme tu la perçois. Perçois-toi comme une femme inatteignable...
  René se dit que c'est plus facile pour une jolie femme comme Shanti que pour lui qui s'est toujours vu comme un homme timide et maladroit. Il demeure ainsi à regarder l'hypnotiseuse profondément endormie.
  Renonçant à trouver le sommeil après tout ce qu'il vient de comprendre, il allume son ordinateur et cherche une grotte dont l'issue mesure plus de 17 mètres de hauteur dans les environs de Marsa Matruh.
  Il rejoindra demain les Atlantes à un moment où ils auront déjà commencé à construire leur cité de Mem-phis. Il leur désignera l'endroit où la preuve pourra être déposée.




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