vendredi 28 septembre 2018

67.


  Quand René Toledano revient de sa régression, le Poisson volant est toujours dans la tempête. Même si elle est beaucoup moins intense que celle qu'il vient de surmonter, elle rend le voyage très inconfortable.
  Le professeur d'histoire s'aperçoit qu'il a passé plus de trois heures à aider les Atlantes à survivre à leur Déluge.
  Il va boire une tasse de café, enfile un ciré et retrouve Opale, toujours cramponnée au gouvernail, alors que le voilier est pris dans les montagnes russes de la Méditerranée en furie.
  - Cent soixante-quatorze, annonce-t-il. C'est le nombre de survivants au Déluge.
  Elle le félicite d'un geste.

  - Alors vous avez peut-être changé le cours de l'histoire d'une manière déterminante, crie-t-elle pour couvrir le bruit du vent.
  - On sera rassurés quand les survivants auront réussi à faire renaître leur civilisation. Nous avons maintenant rendez-vous là où Geb, Nout, leurs enfants et les autres Atlantes sont censés arriver. Cap sur l'Égypte.

  Le voilier file au-dessus des flots. La coque se soulève de la surface de la mer alors que l'appellation de " poisson volant " prend tout son sens.
  Le premier jour de navigation, Opale et René doivent encore affronter un vent de force 6 mais leur voilier a trouvé sa position, son allure, sa manière de gérer les vagues et il fend la mer en direction du sud-est.
  Le soir, comme le vent a enfin baissé d'intensité et qu'ils sont épuisés, ils décident de laisser le pilote automatique en marche.
  Ils dînent dans l'habitacle.
  - Racontez-moi le Déluge, demande Opale.
  - C'était si injuste. Tant de beauté et d'harmonie réduites à néant seulement parce que quelque chose ou quelqu'un ne voulait plus qu'ils existent. J'avais l'impression de lutter contre l'ire de Poséidon.
  - Sans vous, il n'y aurait peut-être eu aucun survivant.
  - Pourtant, c'est là un fait inscrit dans toutes les mythologies évoquant le Déluge.
  - On en revient à notre problématique : est-ce que ce que vous avez accompli était déjà écrit ?

  - Absolument. Est-ce que ce sont mes choix qui ont décidé de ce qu'il s'est passé ?
  - Votre sentiment ?
  Il reste dubitatif. Il change de sujet.
  - Maintenant, je sais au moins que je peux aller dans le passé n'importe quand.
  - Dans ce cas, vous pouvez allez à la fin du livre et lire la chute. Vous pouvez savoir comment cela va se terminer !
  - Non. Il y a quelque chose qui ne me convient pas dans cette option. Je continue de penser qu'il vaut mieux avancer pas à pas et faire des choix au fur et à mesure que les situations se présentent. Je reste persuadé que le libre arbitre est plus fort que la fatalité. Je vais suivre épisode par épisode l'évolution des aventures de Geb. Comme pour un roman, cela perd tout intérêt d'aller directement à la fin pour savoir qui est l'assassin ou si le héros va réussir.
  Elle approuve.
  - Évidemment, dit-il, je veux savoir comment tout ça va évoluer, mais je peux me retenir.
  - Je comprends. Un jour, quand j'étais petite, je regardais le film E.T., et il y avait cette scène terrible où l'extraterrestre est mourant. Ma mère, voyant que je ne pleurais pas, m'a demandé pourquoi je restais aussi insensible. Je lui ai répondu : " C'est parce que j'ai déjà vu le film trois fois et que je sais qu'à la fin, E.T. va revivre, alors je ne vois pas pourquoi je me ferais du souci pour lui. "
  À ce moment-là, ils entendent la sirène d'un paquebot. Ils remontent sur le pont et voient un grand pétrolier passer à quelques centaines de mètres d'eux. Tous les deux pensent la même chose.

  Il aurait suffi que notre batterie soit à plat pour que cet immense bateau ne nous voie pas dans la nuit. Il nous aurait écrasés comme un éléphant écrase une souris, sans même s'en apercevoir.
  Ils retournent dans la cabine. René reprend :
  - Reste quand même une question : est-ce que la fin de leur histoire et celle de la nôtre sont immuables ? Y a-t-il d'autres dénouements possibles ?
  - Vous en pensez quoi ?
  - Il y a l'effet papillon. Normalement, un simple petit détail peut changer toute la trajectoire.
  - Et ?
  - Et nous ne le saurons qu'en le vivant, étape par étape, sans vouloir précipiter les choses ou connaître par avance les épisodes suivants.
  - Je crois aussi que c'est plus raisonnable.
  - Reste votre " Malgré moi " qui contredit la théorie de l'effet papillon. Dans votre tour, rien ne peut permettre à celui qui le pratique d'échouer, si j'ai bien compris.
  - En effet. C'est un tour où vous ne pouvez pas perdre. Tout est décidé par avance. Par le magicien.
  - Vous pouvez me le refaire pour que je tente de comprendre le truc ?
  - Si vous voulez.
  - J'ai quand même une requête : cette fois-ci, je voudrais avoir tout faux, c'est possible aussi ?
  Opale acquiesce, sort les cartes achetées avant d'embarquer, pose une carte rouge et une carte noire, puis lui tend le paquet de cinquante cartes. Il les classe en fonction de leur couleur supposée. À nouveau, il est autorisé à avoir des remords ou des regrets.

  Cette fois-ci, sous la carte rouge il n'y a que des cartes noires, et sous la carte noire, que des rouges.
  Ici, pour une raison mystérieuse, l'effet papillon ne s'applique pas. Le scénario est écrit à l'avance, bon ou mauvais. Et tout se passe comme cela doit se passer.
  - À vous maintenant de me faire votre tour de magie, René. À ce détail près que moi je ne veux pas échouer, je veux réussir à ouvrir cette satanée porte blindée, malgré la poignée brûlante !
  Le professeur d'histoire ne se fait pas prier. Il guide à nouveau Opale vers la porte de son inconscient. Il estime, cette fois, qu'elle progressera plus facilement si elle se visualise dans une tenue de pompier ignifugée. Elle enfonce la clef et saisit la poignée imaginaire en la serrant avec son gros gant imaginaire. Mais elle est encore bloquée. De rage, elle donne un grand coup de pied dans la porte, sans obtenir plus de résultat. Déçue, elle remonte les marches et rejoint René.
  - Désolé, dit-il.
  - Ce n'est pas grave. Nous réussirons la prochaine fois, annonce-t-elle, déterminée.
  Ils dînent et se couchent dans leurs cabines respectives.
  Chacun de nous deux sait quelque chose que l'autre ignore. Et nous avons réellement besoin l'un de l'autre. Encore faut-il trouver la meilleure manière de nous aider mutuellement. Depuis combien de vies avons-nous pris l'habitude de nous retrouver pour accomplir des performances ensemble ?
  Opale gratte une nouvelle plaque de psoriasis qui la démange au niveau de la cheville.




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