vendredi 28 septembre 2018

40.

René Toledano apparaît enfin dans le réfectoire. Tous les autres professeurs le regardent par en dessous. Certains chuchotent.
  Élodie fait déjà la queue au self-service quand il la rejoint.
  - Tu ne m'as pas attendu ?
  Elle avance.
  - Il paraît que tu as encore fait des tiennes en cours. Hier l'Atlantide, aujourd'hui le Déluge. Et demain, tu parleras de quoi ?
  - Il n'y aura pas de " demain ". J'ai donné ma démission. Ceci est mon dernier déjeuner dans cette cantine. Nous pourrons désormais nous retrouver dehors si tu acceptes de fréquenter un chômeur.
  - Non, tu n'as pas fait ça ?
  Il sourit en guise d'acquiescement.
  - Tu es fou ! Comment tu vas gagner ta vie maintenant ?
  - Le poisson Tiktaalik est bien sorti de l'eau pour se hisser sur la terre ferme en utilisant ses nageoires. Il n'y a pas été encouragé par ses congénères. Il a dû souffrir, et pourtant il l'a fait. Il devait y avoir aussi un proviseur Pinel sous l'eau qui lui a inspiré l'envie de sortir du système pour tenter de vivre autrement. Et grâce à cela, la vie a pu évoluer sur ce nouveau terrain qui était la terre ferme.
  - Arrête ton cinéma. Tu sais bien que sans boulot tu es fichu.
  Elle saisit un ravier contenant de la tête de veau vinaigrette. Pour la première fois, il ressent un énorme dégoût face à cet aliment, comme s'il venait de prendre conscience de ce dont il s'agissait. Il a un haut-le-cœur, puis se reprend.
  - Hier je suis allé là-bas. J'ai pu voir leur cité.
  - Leur cité ?
  - Mem-set, la capitale de l'Atlantide. C'est tout simplement fabuleux. Ils ont créé une sorte de monde idéal où tout est esthétique, calme et harmonieux.
  Élodie lève les sourcils.
  - Voilà autre chose...
  Il prend du vin. Elle pousse le plateau jusqu'à la zone où on sert la choucroute garnie de grosses saucisses bien juteuses. Là encore, René ne peut oublier qu'il s'agit de fesses de porc coupées en morceaux replacés dans les tubes de leurs propres intestins. Il prend une assiette de brocolis vapeur.
  - Tu ne prends pas de viande ?
  - Je vais profiter de mon nouvel état de chômeur pour commencer un régime végétarien, élude-t-il.
  Ils saisissent les desserts. Des fruits pour lui, un gâteau à la crème au beurre pour elle.
  - Tu ne me demandes pas plus de détails sur l'Atlantide ?
  Elle lâche un soupir d'exaspération.
  - Non.
  - Dommage. Je vais quand même t'en parler. C'est un endroit extraordinaire. Un monde idéal. Sans gouvernement, sans armée, sans travail, sans argent. Pas d'agriculture, pas d'élevage, ni de chevaux, de métaux, ou de roue... En revanche, ils ont développé des capacités psychiques dont nous avons à peine l'idée. Ils savent sortir de leur corps avec leur esprit pour visiter l'univers. Ils sont capables de se connecter à l'énergie vitale des autres humains ou des autres animaux. Ils la nomment la " rouar ". Ils se soignent en gérant les énergies sans médicaments. Et, comme je te l'ai dit, ils sont étonnamment décontractés. Pour eux, rien n'est vraiment grave, ils acceptent le monde et vivent en harmonie avec la nature. Même un tremblement de terre ne les inquiète pas. Leur mantra est " Ce n'est pas grave ". Pourtant, il y a en permanence un volcan qui fume en arrière-plan. Peux-tu imaginer un monde dans lequel tous les gens sont calmes et ne veulent rien prendre aux autres, tout en se réalisant dans la réussite collective ?
  Elle secoue la tête.
  - Ça y est, soit tu as été embrigadé dans une secte qui t'a fait un lavage de cerveau, soit tu as pris de la drogue, ou alors tu es devenu complètement débile. Tu as perdu ton travail, René ! Réveille-toi !
  - J'ai vu des gens qui avaient l'air plus heureux que nous et qui non seulement n'avaient pas de métier, mais pas d'argent, ni de hiérarchie non plus.
  Ils s'assoient à leur table habituelle. Il enchaîne.
  - Tu méprises ce que tu ne connais pas.
  - Mon pauvre René. Mais quelle idée j'ai eue de t'amener à La boîte de Pandore ! Tu as vu comme ta vie s'est compliquée depuis dimanche ? Tu as frappé un élève, tu leur racontes des niaiseries et tu viens de perdre ton travail ! Rien que ça.
  Et encore, ma chère Élodie, tu ne sais pas tout. J'ai aussi tué un homme dont j'ai précipité le corps dans le fleuve.
  Ils mangent tous les deux leur hors-d'œuvre. Les rumeurs et les regards de ses collègues se font de plus en plus réprobateurs, mais René s'efforce de ne pas y faire attention.
  - Qu'est-ce qui m'a pris de t'amener voir ce spectacle ! Je crois vraiment qu'Opale est ta Pandore. Elle a ouvert la plus dangereuse des boîtes, celle de l'inconscient, et elle a libéré en toi des monstres qui te rongent jour après jour. Désormais, je ne vois qu'une solution. Il faut que tu consultes un psy pour refermer ce qui n'aurait jamais dû être ouvert. Et ensuite, il te faudra te livrer à un gros travail d'oubli pour que tu ne sois plus tenté d'y revenir.
  - Et si cela me plaît de vivre avec une boîte de Pandore ouverte qui me donne accès à la mémoire de mes 111 vies précédentes ? J'ai découvert qu'il y a plusieurs personnes en moi.
  - Il y a trois personnes en chacun d'entre nous. L'enfant, l'adulte, le parent. C'est la théorie de l'analyse transactionnelle d'Éric Berne. Et là tu viens d'opérer une régression qui t'a amené à redevenir un enfant. C'est l'unique régression que tu as accomplie, René.
  - Dans ce cas, je te citerai les travaux d'Hal Stone sur la psychologie des subpersonnalités. Si tu te souviens bien, il pense que dans notre inconscient sont cachées des personnalités auxquelles nous faisons appel ou qui se révèlent quand des circonstances particulières nous y obligent. Il donne comme exemple le fait que nous changeons de voix, vers l'aigu ou vers le grave, selon la personne qui est en face de nous, modulation qui se fait sans même que nous y pensions...
  Elle ne s'attendait pas à cette référence qu'elle ignore. Dépitée, elle secoue la tête avec agacement.
  - Peut-être après tout que cette hypnotiseuse Opale est une vraie sorcière. Peut-être qu'elle t'a envoûté. Dans ce cas, c'est plus grave. Il ne faut pas voir un psy, il faut voir un exorciste.
  Il a un petit rire moqueur.
  - C'est toi, la cartésienne professeure de sciences, qui me parles d'exorcisme ?

  - Je ne sais pas. Il faut faire quelque chose. Soigner le mal par le mal. Soigner l'irrationnel par l'irrationnel. Regarde comme tu as déjà changé... Tu es pâle. On dirait que tu n'as ni dormi ni mangé depuis des jours. Et quand tu parles, tu sembles exalté en permanence, comme si tu étais sous l'effet d'une substance chimique.
  Elle mange vite. Lui prend son temps, semblant se délecter de chaque bouchée.
  - Je ne te dirai jamais assez merci, Élodie, de m'avoir emmené à La boîte de Pandore.
  - Si tu savais comme je regrette.
  - Je ne t'ai pas tout dit, non seulement j'ai visité l'Atlantide telle qu'elle était il y a 12 000 ans, mais j'ai pu avertir Geb du Déluge et lui suggérer de construire un bateau pour sauver ce qui peut être sauvé.
  Il affiche un air triomphal, s'attendant à ce que sa collègue le félicite. Elle pose son couteau et sa fourchette.
  - Ok, c'est donc encore plus grave que je ne le pensais. Écoute-moi, René, tu vas dire que tu as bu, que tu as pris de la drogue, que tu es dépressif ou que tu as des accès de délire.
  - C'est le conseil que m'a donné Pinel.
  - J'ai des amis médecins qui te feront un certificat. Après, tu prendras un congé maladie et tu partiras te reposer un peu. Loin. Juste pour calmer le jeu. On dira aux élèves que tu as eu un coup de surchauffe. Cela expliquera tes " cours " délirants et tes accès de violence sur les élèves. Ensuite, quand tu reviendras, les tensions seront retombées, tu t'excuseras et tout rentrera dans l'ordre. Ok ?
  Il déguste ses brocolis.

  - Je suis ton amie, René, je ne te laisserai pas tomber, surtout dans la mesure où je me sens responsable de ce qu'il t'arrive.
  - Tu ne comprends pas, Élodie, je connais enfin le sens de mon existence. Cela fait 12 000 ans que mon âme est sur terre, 12 000 ans que je reviens vie après vie pour apprendre et m'améliorer. Je l'ai toujours senti, maintenant j'ai enfin l'impression de comprendre les vrais enjeux.
  La professeure de sciences est exaspérée. Elle se retient de répondre et le laisse poursuivre.
  - Nous ne sommes là que pour nous rappeler qui nous sommes, dit-il.
  - Qu'est-ce que tu racontes encore comme bêtise ?
  - Et puis, maintenant, j'ai des objectifs dans la vie. Le premier est de sauver Geb avant que sa civilisation ne soit entièrement engloutie. Le second est de tout faire pour que notre civilisation actuelle retrouve ce niveau d'épanouissement spirituel qu'elle a jadis connu et qu'elle a oublié.
  - Un monde sans armée, sans police, sans gouvernement ? ironise-t-elle.
  - Sans argent, sans travail, sans possession.
  - On appelle ça l'anarchie et on a déjà vu où cela menait.
  - " Nos " anarchistes historiques se sont trompés. Ils pensaient plus à détruire l'ancien système qu'à en construire un nouveau. C'est pour ça que cela a échoué. Ils ont oublié leur objectif de bonheur collectif.
  - Le " bonheur collectif " ? Cela aussi a été expérimenté. Ça s'appelle le communisme. Et on a aussi vu où ça menait : à la dictature d'un moustachu ou d'un obèse, lui-même servi par un groupe de copains corrompus qui, grâce à la terreur, transformaient les individus en esclaves.

  - Les quelques expériences de communisme que l'humanité a connues n'ont jamais appliqué les préceptes de Karl Marx. D'ailleurs, ce dernier a toujours dit que le vrai communisme ne pourrait émerger qu'en Allemagne et en Angleterre, deux pays où il y avait des classes ouvrière et étudiante suffisamment éduquées. Il a désavoué les bolcheviques en affirmant que le degré d'évolution moyenâgeux du pays l'empêchait d'accéder à un système aussi évolué.
  - Je te rappelle que tu m'as également dit que ta société atlante ne connaissait ni agriculture ni élevage. Comment comptes-tu nourrir les gens ?
  - Ils se nourriront eux-mêmes. Tous seront autonomes avec leur petit potager. Autonomes. Sans travail. Sans argent.
  - Sans argent ?
  - J'ai vu cela en Israël avec les kibboutzim, ça fonctionne, il n'y a pas d'argent et tout le monde fait ce qui va être utile au groupe.
  - Cela ne concerne qu'une poignée d'individus. Si je me souviens bien, ils ne sont que quelques centaines par kibboutz. Et regarde les communautés hippies des années 1960, elles ont pour la plupart éclaté sous la pression des dissensions internes.
  - Je suis certain qu'on peut inspirer aux gens de bonne volonté d'oublier leurs intérêts personnels pour servir un projet plus ambitieux qui dépasse leur individualité.
  - C'est le retour à la préhistoire. D'ailleurs, c'est peut-être cela que tu as découvert : une société archaïque de type tribal. Tu m'as dit qu'ils n'avaient ni roue, ni métaux, ni chevaux. C'est juste qu'ils ne les ont pas encore inventés. Tu fais du retour à l'état de chasseur-cueilleur une forme d'évolution ! Avec toi, le primitivisme devient la forme la plus avancée de civilisation. La boucle est bouclée. Dire que tu es professeur d'histoire ! Tu n'as rien compris à la notion de progrès. Tu en viens même à admirer une tribu d'hommes préhistoriques parce qu'ils mangent des racines et qu'ils ne sont pas organisés par un gouvernement !
  - Ils ne vivent pas en tribu, mais dans une grande cité avec une architecture aboutie et des monuments impressionnants. S'ils n'ont pas la roue, les métaux, les chevaux, c'est parce qu'ils n'en ont pas besoin.
  Il se lève pour aller chercher des cafés et, en chemin, réfléchit à la meilleure façon de la convaincre. Revenu à table, il reprend.
  - Ce que tu ne prends pas en compte, c'est la manière dont ils ont développé leurs facultés psychiques.
  Elle déguste son café très sucré. À l'extérieur, la foudre produit un effet de stroboscope. Elle relève sa mèche blonde.
  - Ok, ils pratiquent le chamanisme. Désolée, je ne suis pas impressionnée. Cela reste une caractéristique propre aux peuples primitifs.
  - Il faut changer complètement de paradigme. Je te parle d'un saut de conscience qui aboutit à un état de bien-être supérieur.
  - Sans argent, sans travail, sans roue... ?
  - Avec d'autres gains qui me semblent bien plus intéressants : la santé, le bien-être, la tranquillité d'esprit, la joie d'être ensemble, l'harmonie avec la nature.
  - Utopie...
  - Je l'ai vue.
  - Avec les yeux de ton esprit en régression ?
  - Je suis certain que l'on peut contribuer à ce que cela existe un jour. Notre système arrive à un stade d'épuisement. Il faudra bien trouver autre chose. Regarde les gens autour de nous : ils sont tous stressés, malades, frustrés. Ils sont insatisfaits dans leur travail, insatisfaits dans leur couple, insatisfaits dans leur corps. Ils se rassurent en se bourrant de tranquillisants, de somnifères, d'anti-dépresseurs, et ils passent de plus en plus de temps hypnotisés par leurs écrans qui leur livrent les quatre mêmes informations : " Consommez ", " Votez ", puis " Vieillissez " et " Mourez ". Si on ne fait rien pour empêcher l'histoire de se poursuivre dans la mauvaise direction, les gens vont devenir de plus en plus... cons.
  Elle regarde autour d'eux et prend conscience que certains de leurs collègues les écoutent. Elle parle donc plus doucement.
  - René ! Toi qui es tellement attaché à la vérité, là, tu es tombé amoureux d'une illusion. Je préfère notre monde avec ses défauts que ce monde atlante idyllique qui n'est pas réel. Ce n'est qu'un rêve d'enfant. Allez, reprends-toi. L'Atlantide n'est pas la vérité, c'est une fantasmagorie qui t'a fasciné comme un papillon est attiré par la flamme qui pourrait bien lui brûler les ailes.
  - Je n'ai pas pu inventer ce que j'ai vu. Cela provient forcément de quelque part.
  - De ton inconscient. C'est ta vision à toi du meilleur des mondes. Le problème, c'est que maintenant tu veux l'assener comme une vérité à tes élèves.
  - Cela a existé. Je le sais.
  - Tu n'as pas la moindre preuve.
  - J'en aurai.
  C'est alors qu'ils entendent du remue-ménage dans le fond du réfectoire. Deux individus en veste en cuir sont entrés et questionnent les gens attablés qui finissent par désigner le professeur d'histoire.
  Les deux hommes se dirigent vers sa table. Le plus grand dégaine une carte tricolore sur laquelle est inscrit le mot " Police ".

  - Monsieur Toledano ? Veuillez nous suivre, s'il vous plaît.
  Et voilà, c'est fini. J'ai espéré que cela me serait épargné, mais ce n'était qu'une question de temps.
  Élodie s'interpose.
  - Qu'est-ce qui vous prend ? On ne peut pas arrêter quelqu'un ici, c'est un sanctuaire.
  - Monsieur Toledano sait certainement pourquoi nous sommes là.
  - En effet, laisse, Élodie. Tu te rappelles ce que tu me disais sur La boîte de Pandore ? Eh bien tu avais raison, il y a parfois des monstres qui sortent de la boîte et qu'on n'arrive plus à faire rentrer... Je t'ai parlé des subpersonnalités. Ce n'est pas un hasard : je ne suis pas seulement le type sympa que tu crois connaître. Je suis aussi... d'autres personnes.
  Il se laisse emmener sans se défendre, sous le regard médusé des autres professeurs.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire