vendredi 28 septembre 2018

44.

... soulève le rideau de ses paupières alors qu'il réinvestit son espace-temps. Quelqu'un s'adresse à lui de l'autre côté de la porte des toilettes. Il tire précipitamment la chasse.
  - Excusez-moi, dit René au garde, je m'étais endormi sur le siège.
  René se frotte les yeux et bâille.
  - Quelle heure est-il ?
  - Il est minuit et demi. On est en effectif réduit. C'est la fille dans ta cellule qui a signalé que ça faisait longtemps que tu étais parti aux toilettes.
  Il revient dans la pièce et adresse un signe de remerciement à la prostituée.
  - Vous étiez tombé dans le trou ? questionne-t-elle.
  - Je m'étais endormi sur la cuvette, répète-t-il.
  - Au fait, avec votre tête d'intello, vous êtes là pour quoi ? Drogue ?
  - Meurtre.
  - Vous n'avez pas une gueule d'assassin, dit-elle.

  - Merci. Sinon je suis prof d'histoire, et vous ?
  - Moi j'ai raté le bac, élude-t-elle. Mais pas à cause de l'histoire, à cause de la philosophie. Le sujet était : " Est-ce que l'homme peut être heureux ? " J'ai répondu quelque chose du genre " Cela dépend de sa femme ". L'humour n'est pas considéré comme une forme de philosophie. Je trouve ça dommage. En tout cas, cela m'a indiqué ma vocation : désormais, même sans diplôme, je rends précisément les hommes heureux, et eux, contrairement à mes correcteurs du bac, ils me disent merci et me félicitent. J'ai d'ailleurs eu des professeurs de philosophie comme clients et ils avaient l'air de me trouver bonne élève.
  Elle éclate de rire à sa propre blague, avant de reprendre.
  - Le problème des hommes, c'est qu'ils ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent. Dès qu'ils ont quelque chose, une épouse par exemple, ils en veulent une autre qui soit exactement le contraire.
  Cela rappelle à René le discours d'Opale sur son métier de psychanalyste.
  - Finalement, vous savez, la plupart de mes clients ne veulent même pas de sexe. Ce qu'ils veulent, c'est me parler.
  Elle rit.
  - Et ce qu'ils attendent de moi, c'est que je sois simplement une femme qui les écoute et qui ne leur fasse pas de reproches comme leur mère ou leur épouse. Il m'arrive parfois de rester une heure avec un client qui me parle d'une fessée de sa maman qui l'a traumatisé alors qu'il avait 5 ans ! Je suis moins chère qu'une psy.
  - Pourquoi vous ne dormez pas ?
  - Je suis insomniaque. Peut-être à force de travailler la nuit, mon système de veille et de sommeil est détraqué.

  Elle reprend un chewing-gum qu'elle mâche fort. Il s'étend pour se reposer. La prostituée s'approche.
  - Vous avez vu ces épaves ? Moi ça me ferait vraiment mal aux seins d'être ivrogne ou droguée. Ces gens n'ont aucun respect pour eux-mêmes.
  René lui fait signe qu'il veut dormir.
  - Pourquoi avez-vous tué quelqu'un ?
  - Légitime défense, répond-il évasivement.
  - Parfois, moi aussi j'ai eu envie de tuer, et moi aussi j'ai été en légitime défense, mais je ne suis jamais passée à l'acte. Il y a toujours quelque chose qui m'arrête.
  Elle va m'empêcher de dormir.
  Elle mastique plus fort.
  - Et donc vous, monsieur le professeur d'histoire, rien ne vous a arrêté ?
  - C'était un skinhead qui en voulait à mon argent. Il a essayé de me poignarder. Mais tout cela n'a plus d'importance. J'accepterai la sentence des juges. Tout ce qui nous arrive est pour notre bien. Nous avons tous la vie que nous avons choisie. À nous de jouer la partie avec les cartes à notre disposition.
  - Moi, il y a un truc qui ne va pas dans ma vie. Le sommeil. Je voudrais tant arriver à dormir. Vous ne pourriez pas m'aider ?
  Et si j'essayais de lui faire une séance d'hypnose ?
  - Je peux tenter. Je vais essayer de vous hypnotiser, si vous l'acceptez.
  - Je suis prête.
  Il faut que j'offre ce qu'on m'a offert.
  Il décide d'appliquer à nouveau la technique du 3 + 1 dont il se rend compte qu'elle est celle des vendeurs au porte-à-porte pour empêcher leur client potentiel de les mettre dehors.

  - Fermez les yeux.
  La jeune femme baisse un temps les paupières, puis tout d'un coup les relève.
  - Au fait, vous ne me l'avez pas demandé, mais je m'appelle Cécilia.
  Elle se replace en position couchée.
  - Maintenant, je vous écoute.
  - Fermez les yeux, respirez lentement.
  Elle s'exécute.
  - Bien, maintenant, détendez-vous. À chaque respiration vous vous sentez de plus en plus détendue.
  Les mouvements de la poitrine de la femme ralentissent.
  Trois suggestions acceptées. C'est au tour de la quatrième.
  - Préparez-vous à dormir. Votre sommeil va être long et réparateur. Un sommeil parfait rempli d'agréables rêves. Visualisez un endroit où vous vous sentez bien et qui vous donne envie de dormir. Choisissez votre décor préféré. Une plage. La montagne. Un jardin.
  Elle fait une moue, puis ouvre les yeux d'un coup.
  - Ça ne marche pas, j'ai vu apparaître le visage de mon ex. Il me battait, vous savez.
  - Désolé.
  - Tant pis. Merci quand même. Reposez-vous bien. Bonne nuit, je ne vous dérangerai plus.
  Au moins, j'aurai essayé. Force est de constater que l'hypnose n'est pas une science universelle.



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