vendredi 28 septembre 2018

53.

La peau de ses mains est lisse et de couleur cuivrée. Dans le prolongement, ses avant-bras sont nus, imberbes, couverts de tatouages représentant un tigre entouré de symboles. Il porte une robe couleur safran.
  Le décor qui l'entoure lui rappelle les salles de classe de son lycée. Aux murs, des cartes du monde et des portraits de politiciens ou d'officiers en tenue militaire légendés dans une langue qui n'est pas européenne.
  À côté de lui, est menotté à un lit un homme immobile, la bouche ouverte crispée dans un rictus de douleur. Un personnage au gros ventre et aux yeux bridés, vêtu d'un costume chic et fumant un gros cigare, se balance dans un fauteuil à bascule. Près de lui, deux soldats et un officier haut gradé. Ce dernier porte des insignes rouges avec des étoiles à cinq branches blanches.
  - Nous sommes très honorés d'avoir avec nous un avocat français et un grand intellectuel révolutionnaire, maître, dit l'officier bardé de médailles. Je crois que nous partageons tous les deux une passion pour la poésie de Rimbaud. Mais le travail d'abord. Faites avancer le nouveau.
  Un militaire détache l'homme enchaîné et, après avoir vérifié qu'il ne respire plus, il l'attrape par les cheveux et traîne son corps hors de la pièce. L'homme dans lequel se trouve l'esprit de René porte uniquement un caleçon. Il est menotté exactement au même endroit que l'homme qui a été évacué. Il remarque un seau d'eau froide et des fils électriques terminés par de grosses pinces électrodes.
  - Quel est votre nom ?
  Il serre la mâchoire.
  - Vous ne voulez pas répondre ? Ça commence mal. Mais heureusement pour vous, nous le savons déjà.
  L'officier lit une feuille.
  - Vous vous appelez Phirun. Vous étiez médecin du gouvernement corrompu sous l'occupation américaine. Et vous êtes devenu moine bouddhiste au monastère Tram-Kak, rempli de vermines réactionnaires, pour vous cacher. Mais nous vous avons délogé comme le sale rat capitaliste soutien de l'ignoble dictateur Lon Nol - que son nom maudit soit recouvert de mille crachats !
  Il fait un signe à un militaire qui place des pinces sur les poignets dudit Phirun.

  - Vous êtes ici dans le bureau de sécurité du camp S21, dit l'officier.
  À l'énoncé du nom du lieu, le moine ne peut réprimer un frisson de terreur.
  - Je crois qu'il a compris où il était, déclare l'avocat français avec une pointe d'ironie.
  René se souvient maintenant que cet officier poète est Douch, le sinistre officier khmer créateur et responsable du camp de rééducation S21. Il sait que plus de 15 000 personnes ont été torturées dans cet ancien lycée au cœur même de la ville de Phnom Penh.
  Quant à l'avocat français, René Toledano croit se rappeler de qui il pourrait s'agir. Il y avait eu un doute sur l'implication de cet intellectuel de gauche, autoproclamé défenseur des peuples opprimés, dans les atrocités commises par les Khmers rouges. Il sait maintenant ce qu'il en est.
  Douch parle avec une voix suave.
  - On va te torturer, tous les jours, longtemps. Mais on ne va pas faire que ça. On va faire pire pour toi, Phirun. Si tu ne nous livres pas les noms des autres moines antirévolutionnaires qui ont fui avant que nous entrions dans le temple, on effacera ton existence sur terre. Tu sais comment on va y parvenir ? Nous allons détruire ton identité, chaque document te concernant, détruire chacune des photos où tu apparais, chacun des lieux dans lesquels tu as vécu, puis nous tuerons tous les gens de ta famille, tous ceux qui t'ont connu, jusqu'au moment où il n'y aura plus la moindre trace de toi, ni la moindre possibilité que qui que ce soit témoigne qu'un jour tu es né et que tu as vécu.
  - Tu sais quelle est l'expression latine pour décrire ce processus ? Damnatio memoriae , énonce l'avocat français doctement.

  Phirun avale sa salive. René se dit que ce moine, le dernier homme qu'il a été avant d'être celui qu'il est aujourd'hui, est vraiment celui qui semble avoir la plus grande expérience de la manière de gérer ce genre d'épreuve extrême.
  - Commençons, dit le militaire.
  Il appuie sur le bouton déclenchant l'électrochoc, mais déjà le moine a fermé les yeux. Son esprit est sorti de son corps avant que la décharge ne produise son effet.
  L'esprit de Phirun distingue alors celui de René.
  - Que faites-vous là ? s'étonne le bonze.
  - Désolé de vous déranger dans un instant aussi délicat, ose René.
  Se souvenant de sa première séance, il essaie de gagner du temps pour aller à l'essentiel.
  - Je suis votre prochaine réincarnation, je m'appelle René. Et j'ai le même problème que vous, je me fais torturer. Je voulais savoir si vous aviez une méthode pour supporter ce supplice.
  L'esprit du moine cambodgien le fixe, dubitatif.
  - Je ne comprends pas votre question. Vous semblez avoir déjà trouvé la réponse : pour s'en tirer, il suffit de quitter son corps.
  Je dois trouver les bons mots pour le convaincre de m'aider.
  - Certes, mais je sens que je ne vais pas pouvoir tenir longtemps.
  - Vous n'êtes pas familier de ces techniques ?
  - Je ne suis pas mystique. Je ne suis même pas croyant. Je suis un simple professeur d'histoire. Je n'ai découvert l'hypnose que depuis quelques jours. Tout cela est très nouveau pour moi. Là, pour l'épreuve que j'endure, j'ai besoin d'une connaissance réelle et pratique de la maîtrise du corps et de l'esprit.

  - Donc vous arrivez à faire une incursion dans votre vie antérieure, mais vous ne savez y demeurer si on meurtrit votre chair, c'est cela ?
  - Exactement, à cette minute même où je vous parle, la douleur dans mon crâne commence à m'empêcher de maintenir mon esprit avec vous. À chaque choc électrique, je suis attiré par mon corps.
  - Je vois. Je vais vous apprendre la technique que nous, les moines de Tram-Kak, avons mise au point pour nous sortir des situations inconfortables. Tout d'abord, si vous deviez visualisez votre cerveau, vous utiliseriez quelle image ?
  - Eh bien, là, comme cela, maintenant, je dirais une forêt.
  - Et si vous deviez visualiser votre douleur, vous la verriez comment ?
  - Sous la forme de la foudre qui frappe et enflamme les buissons, mais aussi les racines des arbres.
  - Dans ce cas, vous aller imaginer qu'une caverne surgit au milieu de votre forêt. Vous y arrivez ?
  René fait surgir au milieu d'une clairière une grosse verrue rocheuse, un dôme de pierre avec une entrée.
  - Les arbres peuvent être brûlés par la foudre, mais pas les parois minérales, vous êtes d'accord ? Eh bien, entrez dans votre caverne, vous serez protégé de la foudre et du feu.
  - Je peux faire cela tout en discutant avec vous ?
  - Essayez, vous verrez bien.
  René se réfugie dans sa caverne au milieu de la forêt.
  - Vous voyez que cette zone de votre esprit est comme isolée de tous les stimuli extérieurs ? Les éclairs et le vacarme de l'orage sont moins perceptibles, vous le sentez ? Alors, faites rouler un gros rocher pour boucher l'entrée.

  René suit ces indications, puis se place au centre de la caverne en tailleur.
  - Je vous rejoins, dit le Cambodgien.
  L'esprit du moine bouddhiste Phirun apparaît devant lui. Il tient une grosse bougie qu'il pose pour éclairer l'intérieur de la grotte.
  - Nous n'avons plus qu'à attendre soit que nos bourreaux respectifs se lassent, soit que nous nous évanouissions, soit que nous devenions fous, soit que nous mourions. Le tout dans une totale acceptation de notre sort.
  - Ah ? Il n'y a pas d'autre option ?
  - Si vous avez d'autres idées, n'hésitez pas à me les exposer.
  - Hum... Non, désolé.
  - Alors, comme nous avons un peu de temps à " tuer ", j'aimerais converser avec vous... René. Ce que vous m'avez dit sur les vies antérieures m'intéresse. Pour commencer, comment êtes-vous venu ici, " futur moi-même " ?
  - J'ai utilisé une technique d'autohypnose régressive. Je visualise un couloir avec des portes numérotées correspondant chacune à une vie passée.
  - Passionnant ! J'ignorais que l'on pouvait pratiquer ce genre d'exercice, reconnaît le moine cambodgien.
  - Il suffit d'y croire, plaisante le professeur d'histoire.
  - Vous voyez, c'est vous qui m'apprenez des techniques spirituelles. Comment savez-vous ce qu'il y a derrière les portes ?
  - Je ne le sais pas. Avant la plongée, j'émets un vœu le plus clairement et le plus précisément possible. Par exemple, pour venir vous voir, j'ai demandé à accéder à ma vie où j'avais su le mieux gérer la torture, et votre porte, la 111, s'est éclairée. Je suis convaincu que nous, enfin toutes les réincarnations passées de mon esprit, pouvons nous entraider en nous transmettant le savoir-faire qui nous est propre.
  - J'ignorais cette méthode et cette visualisation. À quel numéro de porte vivez-vous et à quelle époque correspondez-vous et dans quel pays ?
  - Je suis la porte 112. Je vis en France, en 2020, plus précisément à Paris. Sinon, quand je ne suis pas torturé dans un asile psychiatrique, je suis un type plutôt banal.
  - Et nous sommes donc 111 avant vous ?
  - Avec mes 111 vies précédentes, c'est comme si j'avais accès à 111 alliés pour résoudre mes problèmes ou me tranquilliser l'esprit.
  - Dans le bouddhisme que je pratique, le Theravada Hinayana, donc de la branche " petit véhicule ", nous sommes au fait des réincarnations qui se succèdent dans un cycle répétitif de naissance et de mort, que nous nommons Samsara. Selon notre comportement, bon ou mauvais, dans notre karma actuel, nous descendons ou montons dans le karma suivant. Cependant nous n'apprenons pas à aller visiter nos vies anciennes aussi méthodiquement et encore moins à dialoguer avec nos vies futures.
  - Je pense que, pour les vies futures, il faut attendre d'être visité. Dans mon couloir, je n'ai pas vu de porte 113.
  - À moins que vous ne soyez parvenu à vous approcher de la perfection. Dans ce cas, vous seriez proche du Nirvana.
  - C'est quoi déjà le Nirvana ?
  - La libération définitive de l'âme, où le karma sort du cycle des réincarnations et où l'être atteint la suprême vacuité. Vous n'avez plus la nécessité de renaître dans un corps, vous devenez pur esprit indépendant de la matière. Vous rejoignez alors l'origine même de l'univers dans son essence la plus pure, pour devenir lumière et énergie. Peut-être qu'en tant que dernière représentation de moi et de tous les autres avant vous, vous allez...
  Phirun s'arrête soudain, impressionné par ce qu'il avance.
  - ... réussir à vous extraire du devoir de renaître dans la chair. Et donc de souffrir.
  - Ça m'étonnerait fortement. Je suis loin d'être parfait. J'ai même causé la mort de quelqu'un. Pour le saint, on repassera.
  Le moine a une moue déçue.
  - Ah, dans ce cas en effet cela m'étonnerait que vous puissiez être libéré du devoir de renaître. Dommage. Donc, il risque d'y avoir une 113e porte dans votre couloir après votre décès.
  Phirun change de physionomie. Il fronce les sourcils, inquiet.
  - Quelque chose ne va pas ? demande René, anxieux. Vous êtes mort ?
  - Le cerveau dans mon corps vient de disjoncter. Je me suis évanoui.
  - Ils vont probablement vous réveiller avec des gifles ou des jets d'eau glacée, non ?
  - Cette fois je me suis évanoui profondément, peut-être même que je suis tombé dans le coma. Désolé.
  Tiens, il a les mêmes expressions que moi.
  - Je ne vais pas pouvoir continuer cette passionnante conversation, René. Il faut que je rentre, sinon je risque de ne plus pouvoir du tout réintégrer mon corps.
  - Je comprends. En tout cas je vous remercie pour la caverne protectrice dans la forêt de mon esprit.
  - Et d'ailleurs, de votre côté, cela se passe comment ?
  - C'est peut-être moins douloureux que pour vous, finalement, car ce que je subis est censé être thérapeutique. Le but affiché est de détruire ma mémoire, pas de faire souffrir.

  - Vous avez de la chance.
  - Comme les décharges que je reçois sont moins fortes que les vôtres, ça peut durer longtemps. Dans le doute, je vais rester encore un peu là, planqué, à attendre que cela s'arrête. Je ne sais comment vous remercier pour ce stratagème.
  - La meilleure manière que vous aurez de me remercier, c'est de tout faire pour qu'on se rappelle que j'ai existé. Afin que, si Douch met sa menace à exécution, la damnatio memoriae, vous puissiez témoigner de qui j'étais, de ce que j'ai vécu et de qui sont vraiment les Khmers rouges.
  - Vous pouvez compter sur moi.
  - Si vous le pouvez, racontez en détail ce qu'il se passe ici. Racontez ce qu'ont vécu les autres moines de mon monastère, pour que les générations futures sachent. Dites-leur que le totalitarisme peut prendre tous les aspects pourvu qu'il soit attrayant : le fascisme noir, le communisme rouge, le fanatisme religieux vert. Mais ce sont finalement exactement les mêmes. Des mafieux cyniques qui, sous couvert de défendre des principes censément généreux et altruistes, ne pensent qu'à s'enrichir. Une lutte globale oppose les esclavagistes et les libérateurs ; ils se déguisent dans leur discours ou leur costume, et il faut les juger non pas sur ce qu'ils disent mais sur ce qu'ils font. Et là, en l'occurrence, dans mon pays, les esclavagistes se font passer pour des libérateurs du peuple. Et le pire c'est qu'ils se sont convaincus qu'ils font tout cela pour le bien-être de l'humanité !
  - Et comment peut-on lutter contre eux ?
  Le moine sourit, puis utilise la formule qui lui semble le mieux à même de décrire sa pensée.
  - " Pour faire peur aux monstres on place devant eux un miroir. "

  René apprécie la puissance de cette phrase. Phirun précise.
  - Je n'ai pas de haine pour eux. Ils me permettent de mieux connaître mes capacités de résistance et de mieux me connaître tout court. Et puis c'est grâce à cette séance que j'ai pu te rencontrer. Avant, pour moi, la réincarnation était un concept flou, maintenant je sais que c'est toi qui me succéderas.
  - Mais vous risquez de mourir !
  Il cherche encore une formule qui puisse exprimer ce qu'il ressent puis annonce :
  - " Ce qui est considéré comme une fin pour une chenille n'est en réalité qu'un début pour un papillon. "
  J'adore les formules de ce moine. Quel dommage qu'il n'ait pas écrit de livre pour que ces deux phrases puissent être lues et connues ! Si on l'oublie, si je n'arrive pas à transmettre sa pensée, il les aura trouvées pour rien. En tout cas, il est peut-être la chenille et je suis peut-être le papillon. J'ai alors le devoir de m'envoler.
  Il ne sait comment exprimer plus qu'il ne le fait déjà son soutien à son ancien lui-même. C'est Phirun qui met fin à la conversation.
  - Bonne fin de torture, René, dit le moine comme il aurait dit " Bonne fin de soirée ".
  - Bonne fin de torture, Phirun. Et merci pour votre aide.
  René Toledano attend en fixant la bougie que le moine a laissée. Dehors, l'orage gronde par intermittence. Lorsqu'il ne perçoit plus aucune vibration derrière la paroi de la caverne, il fait rouler le rocher qui obstrue l'entrée.
  Apparaît devant lui un paysage nouveau. La forêt est en flammes. Des arbres continuent de brûler, certains sont réduits à des tas de cendre.

  Maximilien Chob ne s'est pas contenté de détruire les mauvaises herbes qui encombraient les chemins. Il a détruit sans le moindre discernement beaucoup de mes arbres les plus importants, de mes meilleurs souvenirs.
  René Toledano reprend la porte, revient prudemment dans le couloir aux 111 portes, s'avance vers la 112e. Il passe le seuil de l'inconscient et voit l'escalier. Il ferme les yeux et remonte lentement, marche à marche.
  10e, 9e, 8e marches... Il approche de la surface, mais n'ose pas rouvrir les yeux.
  7e, 6e, 5e marches.
  Je n'entends rien, la voie doit être libre.
  3e, 2e, 1re.
  Il rétablit le contact avec le présent. Son sens du toucher réagit, mais pas sa vision.
  Il sent qu'on le détache et qu'on l'amène sur une civière. Il est ensuite déposé sur un lit.
  Ça suffira comme émotions pour la journée. Le docteur Chob a peut-être raison finalement : " Quand on doute, on reboot. "
  Plutôt que de rouvrir les yeux, il décide de basculer directement dans le sommeil.

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