vendredi 28 septembre 2018

103.


  René comprend immédiatement la situation.
  Les petits hommes sont des dizaines de milliers autour d'eux et tentent de les tuer. Plusieurs maisons de bois brûlent.
  - Crois bien, Né-hé, que sans cet incident inattendu, je n'aurais jamais osé te déranger en dehors de l'heure de notre rendez-vous.
  Le professeur d'histoire évalue rapidement la situation et cherche comment aider son ancien lui-même.
  - Nous pourrions les repousser, mais ce n'est pas dans les habitudes atlantes d'interrompre la vie des autres, explique Geb.
  - Là, c'est votre survie qui est en jeu. Vous devez les repousser coûte que coûte. On réfléchira plus tard à une stratégie plus pérenne. Pour l'instant, vous devez vous défendre. C'est ce qu'on appelle de la " légitime défense ".
  - Tu nous conseilles de les tuer ?
  - Je crains que vous n'ayez pas le choix. Dis aux autres Atlantes de frapper fort pour les effrayer. Pour eux, vous êtes des géants, après tout. Je pense que dès qu'il y aura des morts dans leurs rangs, les autochtones vont se calmer. C'est malheureux à dire, mais mes ancêtres sont comme les animaux, ils ne comprennent que le rapport de force. Tout se réduit à une alternative : tuer ou être tué.

  - Vraiment, tu nous donnes l'autorisation d'enlever la vie à ceux qui sont probablement tes ancêtres ?
  - Ce sont peut-être mes ancêtres génétiques, mais toi tu es mon ancêtre spirituel. Or j'accorde plus d'importance à l'esprit qu'à la matière.
  Ayant obtenu la permission de son futur lui-même, Geb indique aux autres qu'ils peuvent y aller " plus franchement ". Alors, suivant le conseil de cet ex-capitaine qui les a déjà sauvés du Déluge, les cent quarante-quatre Atlantes se regroupent et frappent méthodiquement les hordes de petits humains qui foncent sur eux en hurlant. Ils en repoussent plusieurs groupes et parfois reprennent à coups de pied le travail commencé avec leur bâton.
  L'effet est immédiat : dès qu'ils commencent à y avoir des morts, les petits humains changent de comportement, leurs vociférations martiales se transforment en glapissements destinés à susciter la pitié.
  La seconde partie de la bataille est plus rapide que la première. Lorsque le combat tourne clairement à l'avantage des plus grands, un cri nouveau est poussé par l'un des primates, leur chef certainement, et, par vagues successives, les autochtones reculent puis battent en retraite dans la forêt.
  Les Atlantes, soulagés, constituent une chaîne pour asperger d'eau les maisons incendiées.
  - Ils vont revenir, dit René. Ils vont chercher des renforts. Ils ont vu qu'ils pouvaient mettre le feu à vos maisons, ils vont tenter d'utiliser cette arme pour compenser leur infériorité.
  - Alors on fait quoi ? Nous devrons toujours nous battre contre eux ?
  - J'ai peut-être une autre solution, Geb.

  - Je t'écoute.
  - Inventez une... religion.
  - Je ne sais même pas ce que ce mot signifie.
  - Vous êtes des géants, vous avez surgi de nulle part, vous possédez des connaissances techniques et spirituelles qui leur font défaut. Pourquoi ne pas vous faire passer pour des dieux ?
  - Qu'est-ce qu'un dieu ?
  René lui transmet les rudiments possibles d'une religion vénérant des dieux géants surgis de la mer.
  Geb semble dubitatif.
  - Et un truc aussi enfantin pourrait nous permettre d'éviter la guerre ? s'étonne l'Atlante. Ils sont aussi naïfs, ces petits hommes ?
  - Leur imagination les desservira.
  - Je ne comprends pas.
  - Pour la plupart des humains, ce qui est de l'ordre de la croyance est plus important que ce qui est de l'ordre de la vérité.
  L'Atlante paraît toujours dubitatif.
  - Vous allez leur fournir une cosmogonie qui leur servira de repère.
  - Une cosmogonie ?
  - C'est une manière d'expliquer comment l'univers est né et pourquoi il est comme cela et pas autrement, pourquoi ils sont nés et pourquoi ils vont mourir.
  - Mais...
  - Pour l'instant, ils n'ont rien de tel, ils n'ont que des récits de chasse et ce sont toujours les mêmes, qui remontent tout au plus à trois générations avant eux. Ce qui a précédé, ils l'ignorent. Leur origine et leur existence même restent de l'ordre du mystère.
  - Ah, je commence à comprendre...

  - En créant une religion, vous allez non seulement leur fournir une grille de lecture de tout ce qui est arrivé avant eux, mais aussi un aperçu de ce qui risque d'arriver après eux.
  - Passionnant.
  - Vous allez apporter des réponses à leurs questions.
  - Fausses.
  - Ils s'en fichent ! Tout ce qu'ils veulent, c'est un scénario crédible et qui les fasse rêver. Soyez créatifs, imaginatifs, pensez à construire des images fortes. Par exemple, vous pouvez démarrer avec " Au commencement était la lumière " ou " Au commencement était le souffle de vie " ou " Au commencement il y avait deux énergies, une énergie mâle et une énergie femelle ". Quelque chose dans cet esprit-là.
  - L'exercice commence à m'amuser, avoue l'Atlante, surtout s'il peut nous permettre d'apaiser ces sauvages.
  - Ensuite, vous expliquerez que de la lumière ou des énergies mâle et femelle sont apparus les premiers géants et que ce sont eux qui, par exemple, ont inventé les petits hommes.
  - Et ils vont croire cela ?
  - Bien sûr, ils n'ont aucune autre manière d'expliquer leur propre existence. C'est là le pouvoir de la religion : occuper le vide laissé par l'ignorance.
  - Impressionnant.
  - Vous allez ajouter que vous avez été chassés du paradis.
  - Ha-mem-ptah ?
  - Appelez-le " le paradis ". Ensuite vous leur expliquerez que l'esprit et le corps sont séparés et qu'après la mort l'esprit survit.
  - Et ils vont le croire ?
  - Si vous inventez une jolie histoire, cela ne fait aucun doute. Il faudra rendre cela un peu poétique, joli, spectaculaire. Mettez-y de l'émotion. Il faut que le récit lui-même soit rempli de fracas, de peur, de visions impressionnantes.
  - Je pourrais leur parler de la rouar.
  - Parlez-leur de lumière et de vie, ce sera plus facile pour eux à comprendre.
  - Et s'ils ne nous croient pas ? Si quelqu'un d'autre leur raconte une histoire différente ?
  - Ce sera votre qualité de conteur qui créera la différence. Celui qui a la meilleure histoire gagnera.
  Voyant que son ancien lui-même semble inquiet à l'idée de créer une religion, René décide de s'inspirer de ce dont il se souvient des cultes égyptiens les plus anciens. Il lui communique avec le maximum de détails la cosmogonie des origines que laissent deviner les papyrus. Geb mémorise sans difficulté le mécanisme qui va permettre d'associer les géants à des dieux venus pour les sauver.
  - Voilà, il me tarde de savoir quelle sera leur réaction à la religion que vous allez leur révéler. Et surtout, n'oubliez pas de tout consigner sur les rouleaux.
  - Tu peux compter sur moi, répond l'Atlante.
  Les esprits des deux hommes se déconnectent. Quand René ouvre les yeux, Opale s'est rhabillée et endormie. Il est partagé entre la joie, la satisfaction, la frustration et l'inquiétude.
  Joie d'avoir trouvé la caverne aux deux squelettes géants et deux jarres de terre cuite. Satisfaction que sa compagne de voyage s'intéresse enfin à lui. Frustration d'avoir dû interrompre leur échange charnel. Inquiétude pour les cent quarante-quatre Atlantes qui risquent d'être tués par les petits hommes.
  Quelle journée extraordinaire. Tout semble se passer malgré moi pour le meilleur. Il faut que je renonce à vouloir tout contrôler et que j'accepte que le destin se déroule comme il doit se dérouler. Lâcher prise.
  Alors, songeant aux bonheurs qui l'attendent : révéler au grand public l'existence de l'Atlantide, peut-être poursuivre son histoire avec Opale, il s'endort.
  Si tout va bien, demain l'ancien monde connaîtra enfin la paix grâce à l'invention d'une religion. Demain le nouveau monde connaîtra enfin la paix grâce à la révélation de ses origines.



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