vendredi 28 septembre 2018

131.

C'est un fiasco.
  L'émission sur la comparaison des règnes de Louis XIV et de Louis XVI obtient des résultats d'audience très décevants.

  Les six membres se retrouvent autour de la table ronde du patio qui donne sur la plage. L'ambiance est à la morosité.
  - Ce n'était peut-être pas un bon choix de sujet. Je pense que cela n'a intéressé que les Occidentaux. Et encore, beaucoup d'Américains ignorent l'histoire de France, rappelle Gauthier.
  - Alors, comme " idole à déboulonner ", après Louis XIV, je peux vous proposer John Kennedy.
  - Ce fut le meilleur président américain !
  - C'était l'un des pires. Son père était Joseph Kennedy, mafieux, gangster qui trafiquait de l'alcool sur la frontière canadienne, ambassadeur des États-Unis en Angleterre en 1938, qui a milité pour que l'Amérique ne s'engage pas dans la guerre contre son " ami " Hitler. Le fils, John Kennedy, était accro aux narcotiques, se livrait à des orgies sexuelles organisées par son frère à la Maison-Blanche. C'était un fou qui a fait fabriquer à profusion des missiles nucléaires, ce qui a accru la tension avec les Russes, risquant à tout moment de dégénérer en troisième guerre mondiale. Il a frôlé la catastrophe avec l'affaire de la baie des Cochons à Cuba, destinée uniquement à assurer sa popularité en vue des prochaines élections. C'est lui aussi qui, en 1961, a envoyé les soldats américains au Vietnam, rappelle René.
  - Moi qui ai toujours cru que Kennedy était un président beau, riche, honnête et courageux ! C'est peut-être parce que je le jugeais par rapport au choix de sa femme : la formidable Jackie, reconnaît Nicolas.
  - Il est intéressant de faire tomber les vedettes médiatiques de leur piédestal entièrement fabriqué par des conseillers en communication, ajoute Gauthier.
  - Tu as d'autres exemples de types qu'on croyait admirables et qui se révèlent être décevants ? questionne Nicolas.

  - On sait maintenant que Staline, longtemps considéré comme l'incarnation du communisme, était un agent tsariste infiltré chez ces mêmes communistes. Et c'est lui qui a transformé la révolte des soviets en une dictature du prolétariat encore plus dure et totalitaire que le règne du tsar.
  - J'ignorais cette partie de l'histoire, reconnaît le journaliste. Qui d'autre ?
  - Je parlerais de Mao Tsé-Toung, libérateur du peuple qui a éliminé tous les intellectuels et fait disparaître avec sa révolution prétendument " culturelle " trois mille ans de tradition raffinée et de science chinoise.
  - Qui d'autre ?
  - Che Guevara, ou Saint-Just, deux icônes révolutionnaires soi-disant romantiques qui ont sur la conscience des milliers de morts inutiles et d'innocents suppliciés.
  - Et pourtant ils sont arborés sur les tee-shirts des jeunes ados qui se veulent révoltés, dit Nicolas.
  - Je parlerais de Napoléon qui a envahi les pays voisins pour placer comme rois fantoches sa famille et ses copains. Je parlerais de César, un autre mégalomane qui n'a fait que semer la guerre et la désolation pour satisfaire ses ambitions politiques. Tous ces types qui ont causé des catastrophes en chaîne ont pourtant été retenus par les historiens comme de grands dirigeants charismatiques.
  - Il faut reconnaître que, dans l'inconscient collectif, on a fini par admettre l'idée que si tuer une personne est un crime, tuer des millions de personnes est un projet politique ambitieux..., ironise Nicolas qui s'intéresse de plus en plus aux sujets évoqués par René.

  Tous réfléchissent aux raisons de l'échec de leur première émission " Mnemos ".
  Opale ressert un peu de vin rouge, ce qui a pour effet de les détendre.
  - Ne te contente pas de dénoncer les dictateurs, René. Il faut aussi que tu sois plus positif, parle-nous des vrais héros oubliés, rappelle Élodie. Parle-nous des vrais types admirables qui ont juste raté leur campagne de communication : Hannibal, Pythagore, Lamarck, Semmelweis. Tu sais, tous ceux dont tu me parlais à la cantine de Johnny-Hallyday. Les gens ont plus besoin de personnages à admirer que de fantoches à mépriser.
  Une fois de plus, René reconnaît la justesse d'analyse de son amie.
  - Je ferai ma prochaine chronique sur le pharaon Akhenaton. Il a essayé de moderniser et de démocratiser la société égyptienne, mais a été assassiné par un complot des prêtres du culte d'Amon qui ont tout fait pour salir son image avant d'essayer purement et simplement de le faire oublier.
  - Cela ne marchera pas, dit Cerise.
  Tous se tournent vers elle.
  - Nous voulons dire la vérité, mais nous nous y prenons comme des menteurs. Internet regorge de sites complotistes qui eux aussi prétendent dire la vérité et finalement diffusent des mensonges encore plus gros.
  ... qui passionnent mon père.
  - C'est parce que nous avons un ton et une manière de dénoncer le système ancien qui sont démodés, ajoute la jeune femme.
  - Elle a raison, de tout temps, chacun prétend détenir la vérité face aux autres qui seraient des menteurs, renchérit Nicolas. Nous apparaissons comme des prétentieux qui affirment parler au nom de la vérité au milieu d'autres prétentieux. Notre site ne semble proposer qu'un point de vue subjectif au milieu d'autres points de vue subjectifs. Nous ne pouvons pas apporter la preuve absolue que nous seuls détenons la vérité.
  Tous saisissent la pertinence de la remarque.
  - Alors on fait quoi ? On baisse les bras et on renonce à donner notre vision de l'histoire du monde ? s'agace René.
  - Commençons par dire la vérité sur ce qu'on connaît le mieux et que les gens qui nous écoutent connaissent le moins bien, dit Cerise.
  - Quoi ?
  - Nous. Je pense qu'il faut signaler que la source de nos informations historiques est l'hypnose régressive, ajoute la jeune femme brune.
  - Je te suis à 200 % ! Mais on va passer pour des illuminés, signale Opale.
  - Cerise a raison. Ainsi nous n'aurons plus l'image de savants, mais de passionnés d'histoire qui utilisent un nouvel outil pour explorer les recoins cachés du passé, reprend Élodie.
  Dans l'arbre en face d'eux apparaissent deux petits singes qui les observent en dodelinant de la tête.
  - Évoquer l'hypnose régressive ? répète Gauthier, sceptique.
  - Au moins cela aura l'avantage d'être original, dit Élodie. Ton Mnemos sur Louis XIV et Louis XVI, tu l'as écrit à partir de documents historiques connus. Tu n'as fait que sélectionner certains papiers et certains témoignages. Un autre historien pourra dire le contraire en sélectionnant d'autres papiers et d'autres témoignages. Il y aura toujours un doute et une suspicion de partialité. Mais imagine comment serait ta rubrique si...

  La jeune femme laisse planer le suspense.
  - Si ? questionne Gauthier.
  - Si René pouvait raconter la vie quotidienne à Versailles avec des détails croustillants qu'on ne trouve dans aucun livre.
  Profitant de ce que la fenêtre est entrouverte, un petit singe pénètre hâtivement dans la pièce et vole une banane dans la grande corbeille de fruits posée sur la commode. Personne n'y prête attention.
  - Imagine si toi, René, tu pouvais raconter l'exécution de Louis XVI comme si tu y étais. Comme un documentaire réalisé grâce à un nouvel outil, une sorte de machine à remonter le temps qui n'a pour seules limites que celles de la pensée. De même, tu pourrais raconter la vie dans les provinces, dans les champs, dans le château de Léontine en donnant des informations exclusives, puisqu'elles seront issues de tes voyages dans le temps en hypnose régressive.
  Gauthier, en tant que professionnel de la communication, ne veut pas paraître dépassé, mais il n'est pas convaincu.
  Opale prend donc le relais :
  - Cerise a raison. Il faut utiliser notre spécificité et la mettre en avant. Ensuite, les gens sentiront par le nombre de détails que nous leur fournirons que cela ne peut pas être issu uniquement de notre imagination délirante. Et c'est là où " Mnemos " prendra tout d'un coup sa place dans la mémoire collective. Par la masse des détails inconnus qui se recoupent, sont cohérents et permettent d'expliquer ce que les historiens normaux n'arrivent pas à expliquer. Notre force sera la précision dans les descriptions de scènes.
  Les six s'observent mutuellement.
  - Vous voulez que nous pratiquions tous des régressions ? demande René.

  - Pourquoi pas ? À nous six, en prenant comme postulat que nous avons, chacun d'entre nous, eu une centaine de vies, à toutes les époques et dans tous les pays, nous allons pouvoir couvrir un champ très large, assène Élodie.
  - C'est toi qui me dis ça ? Je croyais que tu considérais Opale comme une manipulatrice...
  - Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Le monde évolue, j'évolue. Et puis, avant, je ne la connaissais pas vraiment. On juge vite ce qu'on ne connaît pas pour se convaincre qu'on le domine.
  Élodie laisse l'idée germer dans son esprit, puis reprend :
  - Plus nous aurons de détails qui se recoupent, plus nous serons crédibles. C'est comme cela que nous rendrons à l'humanité la vérité sur son passé.
  Les six sont de plus en plus excités par cette nouvelle proposition.
  - Cela sera une psychanalyse collective à l'échelle de la planète, s'enthousiasme Opale. Ensemble, nous retrouverons les vérités cachées, comme j'ai découvert le massacre oublié des six cents sorcières basques.
  - Ça ne sera pas facile de faire admettre une telle méthode, nuance Gauthier.
  - Ne sois pas défaitiste, le coupe Élodie. C'est normal que les gens soient un peu récalcitrants à affronter les vérités cachées ou oubliées. Cela prendra du temps. Mais c'est un projet nouveau. " Psychanalyse collective à l'échelle planétaire ".
  - Cela pourrait être le prochain grand challenge pour arriver à un apaisement mondial : dire la vérité sur ce qu'il s'est vraiment passé, insiste Élodie.

  Gauthier boit du vin comme s'il souhaitait lui-même abolir ses dernières réticences. Il répète :
  - " Les secrets de famille de l'humanité ".
  - Oui, ce qui fermente dans nos caves, comme de vieux fromages oubliés qui n'en finissent pas d'empuantir toute la maison.
  - Dans ce cas, peut-être qu'il faut aller plus loin, ajoute Gauthier.
  - Tu penses à quoi ?
  - Diffusons les outils pour que tout le monde fasse comme nous. Instruisons-les sur la manière de s'y prendre.
  Plusieurs petits singes surgissent par la fenêtre, convaincus par les premiers qu'il y a des aliments à glaner dans cette villa.
  - Mais encore, Gauthier ?
  - Opale n'aura qu'à proposer une séance d'hypnose régressive en direct sur Internet, pour tous ceux qui ont envie de tenter l'expérience. Comme elle l'a fait pour René.
  Nicolas approuve.
  - Des dizaines de millions de personnes pourront ainsi vivre en direct l'expérience que tu as vécue, René. Elles pourront accéder à leur mémoire profonde et venir témoigner.
  - Et nous nous prêterons aussi à l'expérience en même temps, précise Cerise.
  Les six décident de ne pas attendre. Ils se séparent pour préparer la prochaine émission. Opale, très motivée, dicte à René un Mnemos décrivant sa technique de guidage. C'est ce texte qu'elle compte lire à voix haute face à la caméra.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire