vendredi 28 septembre 2018

113.

René-Yamamoto reproduit, tout du moins au début, le scénario de l'évasion de l'hôpital psychiatrique : il attend que le garde apporte son repas. Il surgit par-derrière et lui enfonce les pouces sous le menton, jusqu'à ce que l'autre défaille. Puis il avance dans le couloir, se cache et frappe les surveillants qui apparaissent dans son champ de vision.
  Le style de Yamamoto est très différent de celui d'Hippolyte. Au lieu de frapper avec le tranchant de la main, il n'utilise que deux doigts, l'index et le médium tendu en une pointe dure. Il poinçonne très vite et très fort des endroits précis du corps de ses victimes. Notamment les ganglions du cou. Il arrive ainsi, en silence, à faire s'évanouir ses adversaires. Ses deux doigts tendus sont le dard fulgurant du scorpion noir.
  En l'absence d'informations sur le plan de la prison ou l'emplacement de ses compagnons d'aventure, il est obligé de regarder dans les œilletons pour identifier les occupants de chaque cellule.
  Il finit par trouver celle de Nicolas et l'ouvre en fracturant la porte. Celui-ci se propose immédiatement d'aider à chercher les autres. C'est ensuite Gauthier qui, voyant son libérateur, lâche un :
  - Vous êtes fous ! Ils vont nous tuer !
  - Faites comme vous voulez, vous pouvez rester si vous préférez.
  L'autre, après une hésitation, les suit en répétant : " On va mourir. On va mourir. "
  Ils rejoignent ensuite l'aile des femmes et parviennent à libérer Cerise et enfin Opale. Celle-ci, en l'apercevant, s'écrie :
  - René !
  - Vite, il faut filer.
  Outre ses doigts fulgurants, l'autre talent particulier de Yamamoto est d'arriver à transformer n'importe quel objet en arme. Un balai dont il détache la paille se transforme par exemple en bâton de combat.
  Par chance, le samouraï a aussi été initié à l'art du bo-jutsu, le combat au bâton de bois. Sa rapidité compense le manque de tranchant de cette arme improvisée. À chaque affrontement, René peut constater de l'intérieur que le mantra du " temps infini entre l'instant où l'ennemi a décidé de frapper et celui où le coup est reçu " est une réalité.

  Le bâton siffle, frappe, tournoie entre les mains expertes de Yamamoto. Le samouraï se permet même d'effectuer des figures en huit pour poursuivre le mouvement dans son élan et sa fluidité. Après chaque coup, il émet un petit soupir sec, peu bruyant, pour relâcher la pression. Malgré la gravité de l'instant, René ne peut s'empêcher d'avoir une pensée loufoque.
  Yamamoto fait si bien tournoyer son bâton qu'il aurait pu aussi avoir une carrière de... majorette.
  Mais s'il y a un instant où il ne faut pas avoir d'humour, c'est bien maintenant. D'ailleurs, lorsqu'il a exploré l'esprit du Japonais, il a découvert que le prix de son efficacité était aussi une totale absence d'humour.
  Pour Yamamoto, rire était un signe de futilité. Un homme honorable est un homme qui suit la voie du guerrier, le bushido, et se sacrifie pour une cause qui le dépasse, avec sérieux. Pas de place dans cette ambition pour la plaisanterie ou le poil à gratter. Même le fait de sourire est pour lui un signe de faiblesse.
  Vas-y Yamamoto, continue !
  Le bâton fait encore plusieurs victimes, la pointe du balai frappe avec prédilection des points sur les tempes, l'extrémité du sternum, la pomme d'Adam, les ganglions du cou, le foie, le sexe.
  Derrière René-Yamamoto, les cinq Français suivent, impressionnés par l'efficacité du professeur d'histoire contre ces gardes pourtant armés de longues matraques et de tasers.
  Aucun coup de feu, aucun cri, aucun mort. Cependant, l'alerte a déjà été donnée par un garde.
  - On va mourir, dit Gauthier Carlson qui ne peut dissimuler son inquiétude.
  Alors, voyant le nombre de ses assaillants augmenter, René-Yamamoto, tirant les leçons de son évasion précédente de l'hôpital, trouve le briquet d'un gardien et l'utilise pour enflammer les draps d'un lit.
  La fumée se répand dans les couloirs. Ce sont maintenant des centaines de personnes qui courent dans tous les sens.
  Des cris de joie en provenance des cellules signalent que les autres détenus ont compris qu'il y avait une attaque dans la prison. Pour participer au chaos, René-Yamamoto pénètre dans la salle de contrôle général et appuie sur le bouton qui indique control doors.
  Comme il l'espérait, cela libère d'un coup les verrous de toutes les cellules. Aussitôt, c'est l'émeute. Leur évasion se transforme en mutinerie générale.
  Ajouter de la confusion à la confusion.
  La fumée, le bruit, les cris, la sirène facilitent leur circulation dans les couloirs. Ils entendent des rafales d'arme automatique.
  Bon, là on vient de franchir un cap.
  Les gardes ont perdu le contrôle de la situation, préférant tirer que d'être lynchés par les détenus. René-Yamamoto sait qu'il a peu de temps pour rejoindre la sortie de la prison Scorpio. Il la cherche et finit par la trouver. Une centaine de détenus combattent une vingtaine de gardes totalement paniqués.
  René-Yamamoto préfère rester en retrait et observer ce qu'il se passe. Les hommes en pyjama rouge ont du mal à franchir la ligne de défense formée d'hommes armés de fusils et de revolvers qui tirent désormais sans la moindre hésitation. À nouveau les cris, les détonations, la fumée. Des détenus tombent, mais d'autres parviennent à s'emparer d'armes à feu et la bataille s'équilibre entre les deux camps.
  - On va mourir, on va mourir, on va mourir, répète Gauthier comme un mantra.

  - On fait quoi ? demande Cerise, le souffle court.
  - Attendez encore, propose René à ses compagnons.
  Rester calme. Observer. Réfléchir. Surtout ne pas s'énerver.
  Impressionnés par l'efficacité du professeur d'histoire, tous l'écoutent.
  J'ai du temps. Ne pas se précipiter et faire n'importe quoi dans la panique.
  Opale serre fort une matraque qu'elle a récupérée dans la course. Élodie tient le balai au cas où son ami voudrait encore s'en servir. Nicolas serre les poings, prêt à frapper. Cerise se plaque contre le mur pour être le moins visible possible. Derrière elle, Gauthier, les yeux fermés, marmonne toujours sa phrase " On va mourir ".
  Rester calme. Observer. Réfléchir. Repérer les failles du système de défense.
  Enfin la fumée du couloir atteint la zone de combat. René-Yamamoto fait alors signe à ses compagnons de procéder comme lui : profitant de l'opacité et du tumulte, ils tirent les corps de six gardes et leur enlèvent leurs vêtements pour les enfiler. Les femmes dissimulent leurs cheveux longs sous les képis pour ressembler au mieux à des hommes. Ainsi les fugitifs peuvent passer eux-mêmes pour des surveillants qui fuient le chaos.
  Puis, tous les six ainsi accoutrés rampent sur l'un des côtés du couloir et parviennent à franchir la zone la plus animée des combats. Un détenu, croyant avoir affaire à un garde, tente de frapper Cerise, mais, déjà, René-Yamamoto s'est interposé, et la débarrasse de cet importun en lui enfonçant deux doigts dans la gorge.
  Opale lui tend alors la matraque qu'elle a récupérée, se doutant qu'il en fera un meilleur usage qu'elle. En effet, plusieurs autres détenus sont mis hors d'état de nuire, ce qui accroît la crédibilité de René et ses amis auprès des surveillants qui, eux, ne leur prêtent guère attention.
  Ils ne nous voient pas. La peur les aveugle.
  René-Yamamoto, pour sa part, ne quitte pas des yeux la porte de sortie.
  Encore quelques mètres et nous serons hors de la zone dangereuse.
  Ils rampent encore et finissent par s'approcher du seuil au moment précis où jaillissent des renforts. Heureusement, ces derniers sont trop occupés pour prêter attention à ces six personnes en uniforme qui avancent dans le sens opposé à la bagarre.
  Enfin, ils franchissent la porte d'entrée. Ils se retrouvent dans la cour carrée centrale. La sirène résonne et des soldats armés sont arrivés pour tenter de stopper la mutinerie. Les coups de feu se font encore plus nombreux.
  Rester calme.
  Près d'eux, plusieurs véhicules. Ils repèrent un camion de pompiers, dont les clés sont restées sur le tableau de bord. Tous s'engouffrent sur les sièges. Nicolas prend le volant et démarre. Ils parviennent à franchir la grille d'entrée restée grande ouverte pour laisser passer les renforts qui accourent.
  - On va tous mourir, répète Gauthier.
  - Ferme-la ! lui intime Élodie.
  Surpris que la jeune femme ose lui parler ainsi, il s'enfonce dans son siège alors que Nicolas, habile conducteur, a eu la présence d'esprit de déclencher la sirène du camion. Ils se frayent un chemin parmi la foule qui commence à s'agglutiner autour de la prison de Scorpio, sur l'avenue Shamal-Tora.
  - Sors-nous de là ! dit Cerise à son collègue.

  Ils arrivent à s'éloigner suffisamment de la prison de Scorpio et se mêlent aux embouteillages de l'avenue, ce qui les oblige à avancer très lentement.
  - On va où ? demande Nicolas.
  - Droit devant pour s'éloigner de la prison. Et tu peux éteindre la sirène.
  Ils se retrouvent sur la route de El-Nasr qui, à cette heure-ci, est complètement bloquée par les embouteillages. Ils ne peuvent plus avancer. Profitant de cette accalmie, René ferme les yeux et se concentre.
  - Je pense que le moment est venu de nous séparer, Yamamoto. Je tenais à vous remercier de cette évasion délicate qui, grâce à vous, a été une réussite.
  - Nos adversaires étaient peu valeureux, je suis déçu. Mais si j'ai pu vous rendre service, " vénérable futur moi-même ", je suis ravi.
  - Vous avez même réussi à ne tuer personne, ce qui, vu les circonstances, est une performance.
  - Vous me l'avez demandé, je n'ai fait que vous obéir, René-san.
  René sait que la syllabe " san " ajoutée après le nom est une marque de respect. Ainsi, il a obtenu l'estime de son ancien lui-même.
  - Si jamais j'avais une autre situation difficile dont j'aurais à me sortir, pourrais-je faire appel de nouveau à vos services ?
  - Ce sera toujours un grand honneur de servir celui que je deviendrai un jour.
  Les deux esprits se saluent, puis se séparent. René reste songeur.
  Et bientôt tu vas devenir une femme, Yamamoto-san. Après ta vie à donner la mort, tu vas découvrir une vie à donner l'amour. Veinard. Les parfums capiteux des palais de Bénarès vont te changer des champs de bataille aux remugles de sang.
  Quand il rouvre les yeux, il a face à lui le visage d'Élodie.
  - Ça va ? demande la jeune femme.
  - Désolé, j'étais...
  - Tu n'as pas à t'excuser, nous savons tous ce que tu as fait, répond Élodie. Opale nous a expliqué.
  - Nous avons pu juger sur pièces, reconnaît Cerise. En fait, vous êtes comme Superman, si ce n'est que vous, vous avez le pouvoir de faire revenir un spécialiste de votre problème parmi 111 candidats, c'est cela ?
  - Euh... oui, on peut voir ça comme ça. Le seul inconvénient c'est que ce n'est pas instantané, cela réclame un petit protocole que je vise à écourter. Et sinon, où sommes-nous ?
  - Je pense qu'on est suffisamment loin pour pouvoir trouver une destination plus sûre.
  - Quelqu'un connaît un point de chute au Caire ? demande Cerise.
  Personne ne répond.
  - En uniforme de gardien de prison, dans un camion de pompiers, sans passeport et sans argent, on ne va pas pouvoir continuer à circuler bien longtemps, fait remarquer Opale.
  René observe la jeune femme rousse aux grands yeux et a très envie de se retrouver ailleurs, tranquille, avec elle. Dans son cerveau tout va très vite, il cherche et trouve.
  - J'ai une idée de destination, annonce-t-il.

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