vendredi 28 septembre 2018

55.

Quand il se réveille, il ne sait plus précisément où il se trouve, ni qui il est.
  Un homme en blouse blanche est assis face à lui, un sourire aux lèvres. Il a l'air sympathique.
  - Ça va mieux ?
  René se redresse sur un coude, l'esprit dans le brouillard. L'homme est de petite taille avec une longue mèche blonde sur le front.
  Je le connais, mais d'où ? Et moi, comment je m'appelle déjà ?
  Bon sang, qui suis-je ? Mon prénom, il faut que je me rappelle mon propre prénom.
  Cela commence par un R. Renaud ? Romuald ? Non, plus court. Raoul ? Cela a un rapport avec les grenouilles. Les reinettes. Ça y est. J'ai trouvé. René.
  René comment ? Cela va revenir.
  Et ce type si aimable en face, c'est qui ? Je le connais, j'en suis certain. Ce doit être un copain. Ou, à en juger par sa blouse blanche, quelqu'un qui me soigne. Mais il me soigne pour quoi déjà ?
  - Je crois que votre état s'améliore. J'ai l'impression que vous vous sentez mieux dans votre nouvelle chambre sécurisée.
  Il croit ?
  René examine la cellule blanche capitonnée. Et puis, tout lui revient.
  Je suis dans un hôpital psychiatrique. Lui c'est Chob. Le docteur Maximilien Chob. C'est lui qui fabrique des " faux souvenirs ".
  Il m'a fait quelque chose au cerveau pour abîmer mon esprit. Il a mis le feu aux arbres-neurones de la forêt de mon esprit. Des souches et des tas de cendre. Voilà ce qu'est devenue la forêt incendiée de ma pensée.
  Je me suis protégé dans une grotte. Avec un Cambodgien. Qui avait fini par détester Rimbaud.
  Ma mémoire revient par vagues.
  J'ai une mission importante à accomplir pour sauver des gens. Je ne me rappelle plus qui.
  - Croyez-moi, vous allez désormais vous sentir de mieux en mieux, monsieur Toledano.
  C'est ça, je m'appelais, non je m'appelle René... Toledano.
  Se reprendre. Tenir. Faire revivre les arbres-neurones brûlés.
  Il n'est plus aussi sympathique que je le pensais tout à l'heure, ce type. Son sourire me fait peur.
  - Vous n'avez pas le droit de me faire subir ce que vous me faites subir. Je veux parler à un avocat.
  - Vous ne subissez pas, vous guérissez. Il n'y a pas d'avocat pour aider les gens malades. À la limite, votre meilleur avocat, c'est moi. Et ce n'est que grâce aux efforts d'Élodie Tesquet que nous avons pu vous faire transférer ici. Souvenez-vous de ça : je suis celui qui vous soigne.
  À nouveau un rire tonitruant, poussé par un malade dans une chambre voisine, semble répondre à distance à cette dernière phrase.
  - Je veux rentrer chez moi.
  - Votre cas m'intéresse. Je crois que vous allez rester très longtemps dans cet hôpital, et vous me remercierez car je vous ai sauvé de la prison et que, maintenant, je vais nettoyer votre esprit.
  - Je veux rentrer chez moi.

  Il faut que je retrouve Mnemos, le fichier dans lequel j'ai noté tout ce que je suis pour ne pas l'oublier. Mais Mnemos est chez moi.
  C'est où déjà, chez moi ? Il faut que je m'en souvienne et, dès que j'aurai trouvé Mnemos, je me rappellerai tout à fait qui je suis malgré ce qu'il m'arrive actuellement.
  - Vous voyez, c'est un des problèmes de la perte de mémoire : le manque de vocabulaire. On finit par répéter les mêmes mots.
  René tente de se redresser un peu plus, mais il ressent un vertige et une effroyable migraine.
  L'incendie n'est pas encore complètement éteint dans ma tête.
  Il entend la pluie qui tombe à l'extérieur et imagine que toutes ces gouttes argentées éteignent les flammes qui continuent d'embraser ses neurones.
  - On vous a donné un sédatif et vous avez beaucoup dormi. Il est 11 heures du matin. Vous avez raté le petit déjeuner, mais on va vous apporter bientôt le déjeuner. Vous avez besoin de forces. Je crois qu'aujourd'hui au menu, il y a de la cervelle de mouton. C'est rempli de phosphore. C'est bon pour la mémoire. Vous verrez, ici la nourriture est très bonne. On a un chef qui aime travailler les abats. Ce n'est pas si fréquent. Dommage. Pour la petite histoire, je ne sais pas si vous vous intéressez à la nourriture, mais ma grand-mère disait que manger des rognons est bon pour les reins, du ris de veau pour la thyroïde et le système immunitaire, des tripes pour la digestion. Donc, forcément, le cerveau doit être bon pour retrouver sa santé mentale, vous ne croyez pas ?
  Le psychiatre relève sa mèche blonde.

  - Il faut vous reconstruire, monsieur Toledano, car vous avez une deuxième séance de " nettoyage de l'hippocampe " programmée à 16 heures aujourd'hui même. À mon avis, d'ici un mois, à raison d'une séance d'électrothérapie par jour, vous devriez avoir transformé votre jungle interne en jardin à la française.
  Le feu se consume encore dans ma tête. Ce ne sont plus que des braises, mais elles sont chaudes et elles continuent de grésiller.
  Chob le laisse seul dans sa cellule aux murs blancs.
  Il faut que je me rappelle autre chose d'important, mais quoi ? Quelque chose qui a à voir avec une plage de sable blanc, un cocotier et un type en jupe.
  Il se mord la langue.
  Quelle plage ? Quel homme en jupe ? Un Écossais en vacances ? Pourquoi c'est si important que je m'en souvienne ?
  Il se pince, se tape la tête contre le mur pour essayer de provoquer un choc qui pourrait réveiller sa mémoire. Mais un infirmier entre et l'en empêche.
  - On vous surveille par l'œilleton. Si vous continuez à vous faire du mal, on vous passera la camisole de force !
  René consent à s'asseoir sur le lit.
  - Juste, est-ce que vous pouvez me rappeler pourquoi je suis ici ?
  L'infirmier regarde la fiche sur la porte.
  - Vous avez tué quelqu'un, dit-il en haussant les épaules. Avec un poignard. Et puis vous délirez sur l'Atlantide.
  Il a dit cela du même ton que s'il avait dit : " Vous avez l'appendicite et une petite tumeur cancéreuse. " L'infirmier essuie le sang qui tache la zone sur laquelle René s'est frappé le crâne, puis s'en va, verrouillant la cellule de l'extérieur.
  René se retrouve seul.

  L'Atlantide ? Bon sang, ça y est...
  Il secoue la tête et une autre image lui revient : un collier avec un dauphin bleu. Et, au-dessus, un cou et un visage de femme rousse aux yeux verts. Derrière elle, un énorme œil.
  Opale. Elle se nommait Opale. La boîte de Pandore.
  Elle m'a hypnotisé et il s'est passé quelque chose. Un choc. J'ai voulu me rappeler quand j'avais été héroïque. La guerre de 14-18. Hippolyte.
  La pluie qui tombe au moment où le sergent siffle. Le tunnel par lequel les Allemands débouchent derrière nos lignes.
  Enfin, sa mémoire se reconstitue progressivement.
  J'ai eu d'autres vies avant cette vie.
  Celle dans laquelle j'ai souhaité mourir âgé, entouré de ma famille. La comtesse Léontine.
  Celle du plus grand plaisir. Le galérien Zeno.
  Ma vie la plus sereine : celle avec l'homme en jupe.
  Il faut que je me rappelle ce dernier nom. C'est un nom court. Mel. Bel. Reb. La fin est bonne mais cela commence par une autre lettre. Beb. Deb. Feb... Geb ! Il s'appelle Geb et il vit en Atlantide.
  L'orage gronde derrière le mur. Aussitôt un autre souvenir lui revient.
  Le Déluge !
  Il est en danger. Il faut que j'aide Geb à survivre à cette catastrophe naturelle.
  Il pose son oreille contre le mur capitonné et regrette de ne pas percevoir mieux le monde extérieur.
  Le docteur Chob a dit qu'il allait nettoyer ma mémoire, il risque de me faire oublier Geb et alors je ne pourrai plus l'aider. Le pauvre, il ne sait pas construire des bateaux : les Atlantes ont développé leur talent spirituel mais pas technique. Leurs bateaux sont plats et ronds, et tirés par des dauphins. Ils ne connaissent pas la roue, ni la voile, la quille, le gouvernail.
  Les Atlantes ont besoin de moi. Je suis le seul à pouvoir les sauver.
  Il faut à tout prix que je sorte d'ici. Je dois m'évader de cet asile.
  Mais comment faire ?
  La réponse arrive enfin.
  Hippolyte. Il faisait partie des troupes d'élite, il sait se battre et comment s'infiltrer dans une zone ennemie.
  Alors, avec difficulté, il s'installe en tailleur, tente d'adopter la position du lotus, sans y parvenir, renonce, ferme les yeux et essaie de se souvenir du protocole d'autohypnose.
  Je crois qu'il y a une histoire d'escalator, non, d'ascenseur, non, de simple escalier.
  Au moment où il y pense, il le visualise. Il descend les marches en comptant.
  Il se retrouve face à la porte de l'inconscient. La porte est épaisse, blindée, soutenue par une grosse armature métallique semblable à une porte de coffre-fort de banque.
  Je ne me rappelais pas que la porte était si épaisse.
  Il tourne la poignée et a beaucoup de difficultés à l'ouvrir. Cela grince, c'est lourd, mais il y parvient.
  Derrière, le couloir avec les enfilades de portes en bois. Les numéros sur les plaques commencent à disparaître sous des traces de suie.
  Les conséquences de l'électrothérapie vont jusqu'à mon couloir.
  Il frotte la suie pour voir les nombres sur les plaques.
  C'est laquelle déjà qui mène à la Première Guerre mondiale ? La 105, la 106, la 107 ?
  Son nom évoque la couleur rouge luisante. Sang neuf. La 109 !

  Il approche la main de la porte après la 108. Il essuie les marques noires pour faire apparaître le nombre 109. Il repère des vapeurs sous le bois noirci. Il se souvient que, la dernière fois, il était tombé juste avant l'offensive du chemin des Dames.
  Ce n'est pas le moment de refaire la bataille.
  Alors il se concentre et formule précisément son souhait.
  Je veux arriver la veille de l'offensive.
  Il ouvre la porte. Il retrouve Hippolyte en plein sommeil. Il cherche comment procéder. Contrairement à la première fois, René choisit clairement de ne pas voir à travers ses yeux. Utilisant la technique de Geb, il place son esprit à l'extérieur de son incarnation. Ainsi il peut apparaître et parler à son ancien lui-même comme s'ils étaient deux personnes distinctes.
  - Hippolyte ?
  Le soldat se réveille en sursaut, affolé.
  - Qui êtes-vous ?
  René perçoit dans la voix du jeune homme une forte inquiétude. Il décide de jouer sur la confusion que crée le sommeil pour que la rencontre se passe plus facilement.
  - Je suis... un personnage de ton rêve. Mais pas n'importe lequel. Considère-moi comme une sorte d'ami qui a besoin de tes talents.
  Il sent que l'esprit du soldat prend conscience de sa présence sans arriver à l'identifier clairement.
  - Un personnage de mon rêve ? Et qu'attendez-vous de moi ?
  - Je sais que cela peut paraître un peu surprenant, mais il faudrait que vous entriez en moi et que vous me pilotiez de l'intérieur.
  - C'est possible, ça ?

  - Dans le monde des rêves, tout est possible. Ce n'est qu'un jeu de l'esprit.
  - Et qui êtes-vous pour sembler me connaître ?
  - Votre réincarnation future.
  - Donc, je délire dans mon rêve ?
  - Exactement, mais j'ai besoin que vous me donniez dans ce rêve votre accord de principe pour poursuivre cette expérience.
  - Quel est votre nom ?
  - René Toledano.
  - Et vous disiez que vous veniez de mon avenir ?
  - Je naîtrai dans une cinquantaine d'années.
  Entre nous deux, il y a un moine cambodgien, mais cela n'est vraiment pas le moment de compliquer les choses.
  - Et là que faites-vous, René ?
  - Je suis en l'an 2020, enfermé dans un asile psychiatrique. Précisément parce qu'on pense que je suis fou.
  - Ah oui, d'accord. Je suppose que j'ai dû boire trop de vin avant de m'endormir.
  - Je vous demande juste de me faire confiance. Sentez-moi, percevez-moi et ensuite pilotez-moi de l'intérieur. C'est vraiment important. J'ai besoin de vous pour me sauver. Il en va de la sauvegarde de mon... enfin, de " notre " esprit.
  Hippolyte semble se désintéresser de son interlocuteur.
  - De toute façon vous n'êtes qu'un personnage de rêve. Pourquoi devrais-je vous accorder le moindre crédit ?
  Comment le convaincre ? Tiens, la technique du 3 + 1 !
  - Répondez-moi juste par oui ou par non, Hippolyte. Vous êtes d'accord pour reconnaître que, si tout cela se produit dans un rêve, quels que soient vos choix, il ne peut y avoir la moindre conséquence ?

  - Oui.
  - Que si vous refusez de m'aider, votre rêve sera habité par un personnage déçu ?
  - Admettons.
  - Par contre, si vous acceptez de m'aider, le personnage de votre rêve sera épanoui ?
  - Oui.
  - Donc vous avez intérêt à ce que le personnage de votre rêve soit un personnage réjoui, plutôt que frustré. Surtout puisque cela ne vous coûte rien et ne vous fait rien perdre. Alors, vous acceptez Hippolyte ?
  - Euh... Bon, de toute façon je n'ai rien d'autre à faire... Pourquoi pas, monsieur Toledano.
  - Appelez-moi René.
  - D'accord, René.
  Eh bien, cela n'aura pas été facile de convaincre cette subpersonnalité.
  - Comment voulez-vous procéder, René ? demande le soldat.
  - Entrez en moi. Prenez mes mains, saisissez-vous de mon esprit et agissez avec vos réflexes, votre rapidité, votre talent d'homme qui sait gérer l'action et la violence. Il faut juste me sortir vite de là. Sinon mon esprit risque d'être définitivement détérioré et nous ne pourrons plus communiquer.
  Alors, Hippolyte Pélissier, croyant rêver depuis sa tranchée de la Première Guerre mondiale, passe à l'action dans un monde inconnu, où il se prend pour un homme du futur enfermé dans un asile.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire