vendredi 28 septembre 2018

95.

Après une bonne nuit de sommeil, à peine troublée par les piqûres de dizaines de moustiques, René s'est réveillé le premier. À nouveau il observe Opale dormir.
  Que fait-elle dans ma vie ? Qui est-elle ? Nous vivons ensemble depuis plusieurs jours et même si elle m'a raconté sa jeunesse, même si elle m'a confié ses blessures d'enfance, même si nous avons découvert ensemble sa vie antérieure la plus traumatisante, je ne la connais finalement pas. Elle est une sorte de compromis étrange entre la fantaisie de son père et la rigueur de sa mère. Ayant toujours été partagée entre les énergies de ses deux créateurs, elle se méfie comme moi du couple, lieu de tous les espoirs mais aussi de toutes les déceptions. Pourtant, il faut continuer d'y croire. Je crois en elle. Elle dégage une si belle énergie.
  Opale se réveille enfin et s'étire. Dans tout ce qu'elle est et dans tout ce qu'elle fait, il la trouve invariablement ravisante. Elle ouvre les yeux et se lève. Elle jette un rapide coup d'œil à sa montre.
  - Pas de temps à perdre. Il faut y aller avant qu'il ne fasse trop chaud, dit-elle en guise de bonjour.
  Ils ne petit-déjeunent pas, se douchent, s'habillent, puis montent dans la jeep. Direction la montagne blanche. De jour, le massif beige clair ressemble à une grande table rectangulaire posée au milieu du désert.

  Ils arrivent devant la grotte obstruée. Autour d'eux, l'air chaud fait trembler le décor.
  C'est maintenant que tout va se décider. C'est maintenant que je vais savoir si je peux agir dans le passé.
  La température monte vite. L'air sec brûle leurs poumons, malgré les petites gorgées d'eau minérale qu'ils avalent régulièrement.
  - Dépêchons-nous, le presse Opale.
  René sort alors des bâtons de dynamite, les place sous le rocher rond. Il déploie la longue mèche reliée au détonateur électrique. Aplatis derrière un talus, ils se bouchent les oreilles. René appuie sur le détonateur avec le pied.
  L'explosion fait voler des mitrailles de roche au-dessus d'eux et fait trembler le sol. À la place de l'énorme rocher rond, figure maintenant un amoncellement de gravats.
  René sort sa torche électrique et éclaire la cavité qu'ils ont dévoilée. Elle forme un long goulet rocheux qui s'enfonce sous la surface du sol. Ils descendent alors dans ce tunnel naturel qui doit faire une dizaine de mètres de hauteur.
  Les Atlantes ont dû se baisser pour passer ici.
  La descente dans la galerie est difficile. Des infiltrations d'eau salée créent des stalactites et des stalagmites de plus en plus longues et pointues. Ils progressent en enjambant ces pointes.
  Il y a 12 000 ans, ces protubérances rocheuses n'existaient probablement pas. Ou en tout cas elles ne devaient pas être aussi longues.
  L'air est de plus en plus frais et humide.
  Cette sombre bouche pierreuse nous avale.
  Le tunnel continue de descendre, révélant une grotte plus profonde qu'ils ne s'y attendaient.
  Nous voici dans l'œsophage.

  Enfin, ils débouchent sur une large caverne dont le centre est un bassin turquoise saturé de nappes de sel aux reflets cristallins.
  L'estomac de la montagne et son suc gastrique.
  La salle est aussi haute que large. Les deux explorateurs éclairent les parois et finissent par distinguer, au fond de la cathédrale minérale, des pointes fines et saillantes. Ils sont intrigués par ce qu'ils prennent tout d'abord pour des stalagmites : des arêtes pointues, fines et courbes.
  Des côtes !
  Ils éclairent le prolongement de ces protubérances et distinguent des vertèbres aboutissant à des bassins.
  Des squelettes humains gigantesques.
  Les bassins de formes différentes permettent de reconnaître un homme et une femme. Au-dessus des vertèbres, les triangles plats des clavicules et, encore au-dessus, deux crânes humanoïdes de plusieurs mètres de diamètre.
  René pénètre dans la sphère que forme la plus grosse tête, probablement celle de l'homme.
  Suis-je dans Geb ? Si c'est le cas, me voici à l'endroit précis où se nichait son esprit. Peut-être même son hippocampe.
  Il éclaire l'intérieur du crâne, faisant ainsi jaillir le rayon de sa torche par les orbites vides.
  Opale, de son côté, est intriguée par le crâne féminin à peine plus réduit. Elle enjambe la haie de la mâchoire inférieure et éclaire les arêtes du nez. Elle longe la colonne vertébrale de ce squelette d'une vingtaine de mètres de long. Elle suit les longs os caractéristiques des bras, humérus et radius.
  René et Opale suivent chacun leur trajectoire et se retrouvent à un endroit où les métacarpes et les phalanges des deux squelettes sont entremêlés.

  - Ils se tenaient par la main au moment de mourir, dit l'hypnotiseuse, émue.
  Elle dirige sa lampe torche vers le sternum. Elle éclaire quelque chose de luisant : un collier terminé par un dauphin. Le second squelette porte le même pendentif.
  Cela ne peut être qu'eux.
  Opale et René respirent de plus en plus amplement.
  Ils ont réussi. Nous avons réussi.
  - Je n'ai jamais voulu y croire complètement. Jusqu'à maintenant, avoue-t-elle.
  Ils éclairent les deux ossatures parfaitement conservées. Les squelettes sont complets. René continue de fouiller la caverne en balayant les parois de son faisceau lumineux. Il éclaire la salle sous tous les angles possibles et, enfin, s'arrête sur un renfoncement.
  - Là !
  Il désigne deux grandes jarres de dix mètres de haut.
  - On les brise pour vérifier qu'il y a bien les rouleaux, n'est-ce pas ?
  Opale brandit son piolet, mais René lui retient le poignet.
  - Même les manuscrits de la mer Morte ont été détériorés par le contact avec la lumière et l'air. Dès que les jarres ont été brisées, les parchemins se sont effrités et se sont pour la plupart transformés en confettis et en poussière. Les archéologues ont dû travailler avec une extrême minutie pendant des années pour recomposer les textes qui s'étaient transformés en puzzle.
  - Vous proposez quoi ?
  - Ils ont attendu 12 000 ans ; ils peuvent bien attendre encore quelques heures.

  René éclaire des symboles de dauphins gravés sur chacune des jarres.
  - C'est le signe de reconnaissance que m'a proposé Geb. Il n'y a pas de doute, ce sont les bonnes jarres qui contiennent les précieux mais fragiles textes.
  - Il nous faut fixer cet instant.
  Ils dégainent leurs appareils photo et prennent des clichés sous tous les angles.
  - Maintenant, nous allons pouvoir révéler au monde notre découverte et l'existence des Atlantes, la vérité sur ce qu'il s'est passé il y a 12 000 ans, dit-elle.
  René reste perplexe.
  - Même avec les photos, personne ne nous croira. Il y aura toujours des sceptiques pour clamer qu'elles sont truquées. D'ailleurs, Internet regorge de photos trafiquées pour laisser croire qu'on a trouvé des squelettes de géants. Ça passera pour un énième artefact.
  - Alors comment faire ?
  - Il nous faudrait des témoins neutres, objectifs, au-dessus de tout soupçon. L'idéal serait un journaliste célèbre ou un scientifique sérieux. Alors, on ne touche à rien et on fait venir médias et archéologues. Ainsi, nous aurons enfin des preuves irréfutables et le monde entier saura ce qu'il s'est passé.
  Opale observe avec attendrissement les deux squelettes de géants.
  - Pour qu'ils meurent en se tenant par la main, ici, après avoir accompli leur mission, ces deux Atlantes devaient vraiment s'aimer très fort.
  René sourit et songe : C'était la plus belle histoire d'amour que j'aie vécue en 111 réincarnations, depuis 12 000 ans.




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