vendredi 28 septembre 2018

43.


  Un chat le fixe, à quelques centimètres de son visage. Il comprend qu'il est à l'intérieur même du lieu dans lequel vit Geb. La pièce est de couleur ocre, avec une grande ouverture par laquelle on distingue une foison de plantes et encore derrière la pyramide bleue. Pas de vitres, pas de portes. Un lit de forme ronde se trouve au centre, entouré de fleurs, de coussins jaunes, roses, rouges. Ici il n'y a pas d'angles, rien que des lignes fluides. Tout est ouvert. Aux murs et au plafond courbes sont accrochées des cartes du ciel sur des supports en parchemins végétaux. Des points représentent l'emplacement d'étoiles et de planètes.
  L'Atlante est assis sur un siège en pierre.
  - Je sais que tu es là. Bonjour, René. Je me suis dit que pour cette nouvelle séance, plutôt que de nous retrouver sur la plage, ce serait plus intime d'aller directement chez moi.
  - Merci, j'apprécie.
  L'Atlante se lève et l'invite sur sa terrasse où se trouvent des arbres fruitiers et des arbustes porteurs de légumes. Plusieurs chats y ont élu domicile, mais ne semblent pas troublés par leur présence. De là, le Parisien peut contempler la splendeur de la cité de Mem-set.
  Autant il fait frais dans l'appartement, autant l'extérieur s'avère déjà chaud à cette heure matinale.
  René ne peut quitter des yeux la cité aux mille terrasses et jardins. Il regarde les six avenues avec leurs rivières centrales.
  Au sentiment premier d'admiration succède une angoisse à l'idée que cette cité est condamnée. L'espace d'un instant, il est traversé par un désir. Rester là avec eux pour les aider à gérer le Déluge.
  - Il faudra quand même un jour que tu me fasses visiter ta cité de Paris, lui dit Geb. J'ai aussi envie de voir le monde de l'avenir.
  Le plus tard possible.
  - Bien sûr.
  Geb désigne depuis l'extrémité de sa terrasse un bâtiment parfaitement sphérique de taille beaucoup plus réduite que la pyramide bleue.
  - C'est là que se trouve le conseil des soixante-quatre sages. Hier soir, je suis allé les voir pour leur parler de toi.
  - De moi ?
  Un chat monte sur la rambarde et l'arpente en équilibre. René comprend que si les autres Atlantes ne peuvent le voir, les chats semblent le discerner parfaitement.
  - Je leur ai raconté qu'un déluge allait submerger notre île au point de tout noyer et de tout faire disparaître. Je leur ai dit que, dans le futur, nous ne serions plus qu'une légende et que la majorité des gens penseraient que nous n'avons même pas existé.
  - Comment ont-ils pris la nouvelle ?
  - Après avoir longuement discuté, ils ont fini par conclure qu'il ne fallait pas s'inquiéter.

  - Pardon ?
  - Rappelle-toi que si tu nous trouves si sereins, c'est parce que nous sommes animés par des idées comme : " Rien n'est grave. " " La peur est la seule source du danger. " " Tout ce qui nous arrive est pour notre bien. "
  René observe de haut deux femmes qui se sont arrêtées pour s'asseoir sur un banc et s'embrasser.
  - Donc les soixante-quatre sages vous ont écouté, ils vous ont cru et ils ont néanmoins décidé de ne pas s'inquiéter ?
  - Le plus âgé des sages se nomme Shou. Il a dit que si cela arrive, c'est que cela devait arriver et qu'il ne sert à rien de vouloir se rebeller contre la nature. Il faut accepter l'évolution du monde. Comme il l'a dit : " Tout ce qui naît meurt et tout ce qui meurt renaît. " Et aussi : " Les arbres perdent leurs feuilles en hiver pour pouvoir laisser apparaître au printemps de nouveaux bourgeons. "
  - Mais quand même, cette destruction risque d'être plus brutale et plus ravageuse qu'un simple hiver ! Quant aux bourgeons, si vraiment tout est submergé, je ne suis pas sûr qu'ils arrivent à pousser.
  - Je sais, je leur ai tenu des propos similaires. Malgré tout, cela fait partie pour eux des risques acceptables.
  - Même l'inondation et la noyade ?
  - Shou a répondu que parfois la nature qui se manifeste nous ramène à notre statut d'êtres éphémères. Il a même plaisanté sur le fait qu'en cas d'engloutissement, nous pourrions approfondir notre relation avec les dauphins.
  René entend des gens qui chantent en chœur dans une maison voisine.
  - Et vous, vous en pensez quoi, Geb ?

  - Autant j'accepte sans difficulté l'idée de ma propre mort, autant je suis inquiet sur ce que tu as évoqué, la destruction collective et, surtout, ce qui me semble le pire : l'oubli de notre civilisation et de sa spiritualité. Je crois que, s'il y a une possibilité de sauver la mémoire de notre peuple, il faut le faire.
  - Vous n'acceptez donc pas l'avis de Shou et de l'assemblée des soixante-quatre sages ?
  - Je crois que le système " rien n'est grave " trouve sa limite précisément dans ma rencontre avec toi. Tu viens de m'informer que quelque chose de terrible va nous arriver. Désormais, il nous est nécessaire de nous inquiéter.
  - Qu'est-ce que ça change concrètement que vos soixante-quatre sages vous croient, mais ne veuillent rien faire ?
  - Quand ils donnent un conseil, du fait de leur expérience et de leur sagesse, ils sont écoutés. Donc s'ils refusent de tenir compte de ton avertissement, il y a peu de chances que qui que ce soit m'aide à construire le bateau censé nous sauver.
  Pour la première fois, René repère un groupe d'enfants qui semblent avoir tout au plus une dizaine d'années. Ils jouent ensemble à des jeux d'adresse et jonglent sans le moindre adulte pour les surveiller.
  - Il vous faut vite construire ce bateau. Le Déluge peut arriver n'importe quand.
  - Par moments, la peur est nécessaire. Ce qui a toujours été une force pour nous devient dans ce cas précis une faiblesse.
  - Il est peut-être temps d'en revenir aux réflexes primitifs de frayeur.
  - On ne peut pas changer les mentalités de tout un peuple aussi vite. Pour avoir peur de la nature, il faut considérer qu'elle peut être une ennemie. Or, pour nous, l'océan, la terre, les animaux, les plantes sont des éléments forcément bénéfiques.
  Le chat s'approche de Geb qui le caresse. René reprend :
  - Pourtant, il va falloir faire quelque chose. Si je suis là, ce n'est peut-être pas un hasard.
  - Je suis d'accord avec ça, René.
  - Je suis intimement convaincu qu'un homme seul peut changer le cours de l'histoire. En l'occurrence vous, conseillé par moi. N'oubliez pas que vous m'avez choisi parce que vous vouliez connaître l'individu, parmi vos réincarnations futures, qui influerait le plus sur l'histoire de ses contemporains.
  - J'y ai pensé aussi. Si tu m'as suggéré un moyen de sauver la mémoire de ma civilisation, c'est que, peut-être, je dois t'écouter. Après tout, en désirant rencontrer ma réincarnation la plus influente, j'ai désiré apprendre d'elle comment agir sur mon époque.
  Le professeur d'histoire reste fasciné par le spectacle de cette cité pré-antique. Il ne peut s'empêcher d'admirer les vêtements et les tresses complexes des femmes. Ce qui l'impressionne, c'est cette distinction naturelle qui rehausse leurs visages sereins.
  Tous ces gens ont l'air si tranquilles et si heureux. Un monde sans la moindre peur. On dirait que toute leur attention est tournée vers la délicatesse et l'appréciation des plaisirs.
  - Ton idée qu'il faut construire un grand bateau m'a convaincu, René. Alors je suis allé voir la personne qui s'y connaît le mieux en embarcations maritimes.
  - Un architecte en construction navale ?
  - C'est une femme, elle se nomme Nout. Je lui ai demandé comment faire un grand navire pour essayer d'y installer un maximum de gens. Elle m'a dit que, pour l'instant, rien n'était capable d'emporter plus de deux personnes et que, qui plus est, on ne pouvait pas aller très loin.
  - Comment sont vos embarcations ?
  - Ce sont des barques rondes à fond plat en bois.
  - Des barques ? Rondes ? Plates ? Mais comment sont-elles propulsées ?
  - Elles sont tirées par des dauphins. Quand quelqu'un veut se déplacer sur l'océan, il prend une barque, comme tu dis. Puis, il appelle par télépathie les dauphins, il jette les cordages à la mer, les dauphins les prennent dans leur bec et les tractent. Mais les dauphins ne sont pas à notre service, cela les distrait occasionnellement, sinon ils ont leur propre vie. De même, si un dauphin nous demandait de le promener sur la terre ferme, cela nous amuserait quelques minutes, mais nous serions vite lassés.
  - Vous n'utilisez pas de voiles ?
  - Je ne sais même pas de quoi tu parles.
  - Comment pouvez-vous aller loin en mer ?
  - Aller loin ? Quel intérêt ? En plus ce serait dangereux. Quand il y a de grosses vagues, nos embarcations sont systématiquement renversées. Après, pour rentrer à la nage, si aucun dauphin ne se prête au jeu, cela peut s'avérer compliqué.
  - Incroyable : avoir à ce point développé les arts de l'esprit et si peu la technologie. Donc pas de quille, de gouvernail, pas de rames non plus ?
  L'Atlante secoue la tête en signe de dénégation.
  C'est parce qu'ils ne mangent pas de poisson : ils n'ont pas développé la pêche. Et comme ils n'ont pas besoin de quitter leur île pour découvrir les autres îles ou continents, ils n'ont aucune raison d'améliorer leurs petites barques.

  - Bon, si vous voulez survivre au Déluge, il va falloir progresser rapidement dans l'art de la navigation. L'objectif serait de construire le plus vite possible un grand navire, de forme allongée, avec une quille en contrepoids pour maintenir le bateau droit malgré les vagues, un mât orné d'une voile pour le propulser loin des côtes et un gouvernail pour le diriger. Par chance, j'ai navigué sur des bateaux vers 200 avant Jésus-Christ, et dans ma vie actuelle j'ai construit, enfant, des maquettes de bateaux, puis, adulte, j'ai pratiqué la voile sur des petits voiliers.
  - Je n'ai rien compris à tout ton vocabulaire, mais je serai ton élève attentif, René. Et je crois que Nout sera ravie de découvrir les techniques navales du futur. Tu sais, elle est très curieuse de tout ce qui est nouveau, et quand je lui ai parlé de toi, elle m'a dit qu'elle aurait adoré te connaître.
  - Elle t'a cru pour le Déluge ?
  - Elle fait des rêves prémonitoires. Et cette information corroborait l'un de ses songes récurrents. Tu sais, elle est jeune, mais elle a beaucoup d'intuition.
  - Elle a quel âge ?
  - 245 ans.
  - Pardon ?
  - Oui, je sais à quoi tu penses : tu te demandes si elle ne pourrait pas être la femme de la grande histoire d'amour que je suis censé vivre.
  - Non, je ne pensais pas à ça, mais ôtez-moi d'un doute, Geb, vous, vous avez quel âge ?
  - 821 ans.
  Un long silence suit.
  Ai-je bien entendu ?
  - Vous plaisantez ?

  - Non, tu as quel âge, toi ?
  - 32 ans.
  - Ah ? Mais tu es un bébé.
  René observe le visage de Geb qui est à peine ridé, et son corps qui semble celui d'un homme âgé tout au plus de 40 ans.
  - Comment est-il possible que vous viviez aussi longtemps ?
  - Chez nous on vit en moyenne 900 ans. Et vous ?
  - ... 90 ans.
  Les deux hommes sont aussi surpris l'un que l'autre par ces réponses.
  - Et vos soixante-quatre sages, ils ont quel âge ?
  - Shou a 1 031 ans. Les autres ont tous plus de 1 000 ans.
  René digère l'information.
  Bon sang, dans la Bible, les personnages avaient des longévités similaires. Adam était censé avoir vécu 930 ans, Mathusalem 969 ans, Noé 950 ans. Cela correspondrait. Peut-être que la sagesse et la sérénité des Atlantes sont liées précisément à leur durée de vie. Forcément, au-delà de 200 ans, on relativise tout, on considère que rien n'est grave, on prend tout à la légère. Même un déluge.
  Il voit que Geb le fixe avec une curiosité identique.
  Il doit penser que si je suis aussi nerveux et aussi peu sage, c'est parce que je suis un enfant qui n'a encore rien compris au monde. Il me prend pour un être immature, ou alors il pense que dans le futur, comme tous les humains vivront un laps de vie extrêmement réduit selon ses critères, ils seront tous des " bébés ". Un futur constitué d'hommes-bébés.
  - Quand même, 821 ans..., répète René, incrédule.
  - Et toi, tu as réellement 32 ans seulement ? reprend l'Atlante.

  René, en observant les passants, comprend que c'est pour cela qu'il a vu si peu d'enfants. Il y a tellement de " vieux " que, proportionnellement, les très jeunes sont rarissimes.
  Ce qui trouble le jeu, c'est que non seulement ils sont vieux, mais ils sont superbement bien conservés, ils ont même tous l'air en pleine forme pour des gens aussi âgés.
  Que ferais-je s'il me restait 789 années à vivre ? Une fois que j'aurais vu tous les films, que j'aurais lu tous les livres, écouté toutes les musiques, fait l'amour avec des centaines de femmes, voyagé dans tous les pays ?
  - Je crois que nous avons encore beaucoup de choses à découvrir l'un sur l'autre, signale Geb avec humilité. En tout cas, pour l'instant Nout et moi avons besoin de tes connaissances sur la manière de construire des gros bateaux pour sauver ce qui peut être sauvé de notre monde.
  - Vous pouvez compter sur moi. Je vous apprendrai tout ce que je sais sur la navigation. Et de manière générale sur les technologies qui pourraient vous aider à survivre à cette catastrophe.
  - Et, en retour, je pourrai t'enseigner comment utiliser ton esprit de manière plus large pour surmonter tes peurs, te soigner, voyager dans l'espace ou communiquer avec d'autres formes de vie animale ou végétale par la seule force de ton esprit. Je comprends maintenant qu'en si peu de temps d'existence vous n'ayez pas les moyens de développer la maîtrise de votre cerveau.
  René contemple la cité et ses habitants, et les trouve d'autant plus admirables qu'il sait maintenant que ce sont pour la plupart des gens de plus de 500 ans.
  - Et cette Nout, elle vous plaît ?

  - Elle est vraiment spéciale, oui.
  - Vous êtes amoureux ?
  - Bien sûr. Et toi, René, tu en es où de ta vie ?
  - Eh bien là, dans l'immédiat, je suis dans une prison, accusé de meurtre, mais en dehors de ce petit détail, ça va.
  - Une prison ?
  - C'est là où l'on met les gens qui doivent être punis parce qu'ils ont commis des crimes ou des vols.
  - Un crime ?
  - C'est par exemple quand quelqu'un tue une autre personne.
  - Quel drôle d'idée, pourquoi faire cela ?
  - Pour lui prendre son argent par exemple. Ah oui, j'oubliais que vous n'avez pas d'argent. Alors, pour lui prendre ce qu'il possède.
  - Nous ne possédons rien.
  - Je vois bien que je suis empêtré dans les vieux réflexes de mon époque où tout est punition, récompense, argent, et où l'on vit dans l'envie d'avoir ce qu'on n'a pas et la peur de perdre ce qu'on a.
  - La possession, à ce que tu en dis, me semble être une notion d'enfant peureux qui craint de manquer de sécurité, de reconnaissance ou d'affection. Une vision de gens qui ne vivent " que " 90 ans. Si tu commences à le comprendre, tu es sur la bonne voie.
  - Je dois vous avouer que je suis surpris de ne pas être plus désespéré, compte tenu de la situation plutôt inconfortable dans laquelle je me trouve actuellement.
  René enseigne alors à Geb les rudiments de la navigation à voile, comment construire une coque allongée, une quille, un gouvernail, un mât, une voile, comment utiliser des cordages, et suivre le vent.
  Il guide la main de Geb qui dessine le plan du bateau idéal pour contenir le maximum de personnes. Ils travaillent longtemps, lorsque soudain une voix résonne.
  " ... Ça va ? "
  René s'engouffre dans la porte derrière lui, remonte l'escalier précipitamment et...



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