vendredi 28 septembre 2018

58.


  " TOUT EST MÉMOIRE ".
  Aux alentours de 22 heures, il arrive devant le centre de soins. Il franchit l'entrée et accède aux appartements sans que qui que ce soit ne le contrôle. Quelques personnes égarées dans les couloirs lui demandent son aide pour retrouver leur chambre, mais il ne ralentit pas.
  Au moment où il ouvre la porte, son père regarde encore la télévision, un programme sur les théories complotistes. Un documentaire qui prétend que l'homme n'a jamais marché sur la Lune. Des arguments sont avancés : l'ombre du drapeau ne correspondrait pas à celle de l'astronaute ; des témoignages de proches de Stanley Kubrick, autant d'éléments utilisés pour remettre en question l'alunissage de 1969.
  D'un côté, les petites fake news des politiques et, de l'autre, les grosses fake news créées de toutes pièces par des individus qui cherchent eux aussi à manipuler les foules.
  Émile ne l'a pas entendu entrer.
  - Bonsoir.
  - C'est l'heure de manger ? demande le vieil homme sans se retourner.
  - C'est moi, répond René.
  Il ferme la porte de la chambre.
  - Vous ? Vous êtes qui ? On se connaît ? questionne le vieil homme, méfiant.
  René sent qu'il doit trouver très vite une idée. Il se souvient que le médecin lui a dit que, pour agir sur la mémoire, il fallait susciter des émotions.

  Quelle est l'émotion la plus forte que peut éprouver mon père, sachant qu'il a tout oublié ?
  - Je suis là pour le complot, improvise-t-il.
  Cette fois-ci, son père se retourne et l'observe.
  - Qui êtes-vous ?
  - Je suis un agent secret. Je fais partie du contre-espionnage français, nous avons repéré qu'il y avait, cachés dans la clinique des Papillons, des espions étrangers venus pour...
  Bon, il faut trouver rapidement quelque chose de sensé.
  - ... pour répandre dans l'eau municipale un élixir d'oubli. Du GHB, acide gamma-hydroxybutyrique.
  Émile fronce les sourcils.
  - Montrez-moi votre carte !
  Allez, essayons encore la technique du 3 + 1 qui pour l'instant m'a plutôt réussi.
  - Vous êtes d'accord que les agents secrets n'ont pas intérêt à avoir de papier officiel sur eux, au cas où ils se feraient capturer ?
  - Euh, en effet.
  - Vous êtes d'accord qu'ils ont même intérêt à passer le plus inaperçus possible ?
  - Oui.
  - Vous êtes d'accord que si le complot dont je viens de vous parler était bien réel, personne ne serait au courant ?
  - Certes.
  - Et que personne ne s'attendrait à ce que le cœur du complot se situe dans une clinique comme celle-ci ?
  - Ah ! Ça, personne ne s'en douterait, c'est vraiment le lieu par excellence que personne ne suspecte, reconnaît-il.
  Émile Toledano change soudain de physionomie et serre la main de son fils.

  - Je le savais ! J'ai moi-même par moments l'impression d'avoir des trous de mémoire, cela doit être à cause de l'eau du robinet ! Elle contient de l'élixir d'oubli, du GBH.
  - GHB, rectifie René.
  - Et les criminels sont de quel pays ?
  - Ils sont...
  Vite, trouver des coupables.
  - ... de Turquie !
  - Les Ottomans !
  - Ils sont là, dehors. Ils veulent nous tuer car nous essayons de les empêcher de répandre leur GHB dans toutes les citernes d'eau municipales, pour rendre amnésiques un plus grand nombre de gens.
  - Le GHB ! Bien sûr, hum... c'est quoi déjà ?
  - L'élixir d'oubli.
  - Ah oui !
  - Vous savez pourquoi ils font ça ?
  Il se penche et murmure à son oreille :
  - Pour qu'on oublie le génocide arménien.
  - Bien sûr. C'est évident.
  - La France a toujours soutenu la mémoire de ce génocide. Les Turcs nous en veulent pour ça, dit René.
  - Oui, c'est bien cela.
  - Et maintenant, ils veulent répandre le GHB, mais nous n'allons pas oublier. Comme nous n'oublierons pas la Shoah, le massacre des Tutsis au Rwanda, celui des Héréros au Burundi.
  - Ils ont déjà commencé à répandre ce maudit poison amnésiant. J'ai l'impression que j'oublie parfois des choses. Je ne me rappelle plus si je vous l'ai déjà dit ?
  René interrompt son père :

  - Ce n'est que le début, mais nous pouvons les contrer. Nous avons besoin de vous, monsieur Toledano, et pour l'occasion, je vais vous révéler votre pseudonyme d'agent secret.
  - Ah ? Comment dois-je m'appeler ? Des lettres ? Un chiffre ? Un pseudonyme en référence à un personnage historique ?
  - " Papa ".
  Il répète l'appellation pour bien s'imprégner du nom.
  - Cela semble enfantin, mais peut précisément induire en erreur nos adversaires s'ils interceptent nos messages. Ils penseront que je suis votre père. Et vous, vous êtes ?
  - Moi ? " Fiston ".
  - Évidemment. Astucieux. Cela sonne bien. Alors, comment puis-je être utile à la lutte contre nos ennemis, agent Fiston ?
  - Pour l'instant, agent Papa, je vais vous demander de me cacher. Depuis que j'ai découvert leur complot, ils me poursuivent pour me faire taire. Ils peuvent prendre toutes sortes d'apparences, ils peuvent même se déguiser en policiers ou en infirmiers.
  - Ah, ils sont sournois...
  - Vous n'imaginez pas ! Je compte sur vous, agent Papa.
  - Vous comptez sur moi pour faire quoi déjà ?
  Oh non pas ça. Il ne fixe pas les informations.
  - Me cacher.
  - Où ?
  - Ici..., agent Papa.
  - D'accord. Et au fait, vous êtes qui ?
  René comprend la limite de son stratagème.
  L'émotion n'est pas suffisamment forte pour avoir un impact sur son cerveau.
  Il renonce et s'apprête à quitter la pièce.

  - Agent Fiston...
  Il stoppe net, dans un regain d'espoir.
  - Agent Fiston, je ne me rappelle plus qui vous êtes, mais je voudrais vous demander quelque chose, je peux ?
  - Absolument.
  - Dites... enfin, dites au médecin que je ne sais plus où j'ai entendu cela, mais il paraît que l'eau du robinet pourrait avoir des effets sur l'esprit... Je ne me rappelle plus lesquels, mais c'est important. Je crois même que c'est grave. Il faut l'avertir. Cela a un rapport avec les lettres G et B.
  Un instant, René visualise l'esprit de son père comme une plaine sans arbres, couverte ici et là de sphères de broussailles qui roulent, poussées par le vent.
  - Je ne manquerai pas de le lui dire.
  Son père s'est déjà replacé devant l'écran. Il y est révélé en vrac que Lady Di aurait été assassinée par ordre de la reine Élisabeth d'Angleterre, qu'Elton John serait hétérosexuel, que Marilyn Monroe aurait eu un enfant caché avec Robert Kennedy ; que l'attentat du 11 Septembre aurait été commandité par les services secrets américains pour légitimer la guerre d'Irak ; qu'il y aurait un repaire d'extraterrestres sous la Maison-Blanche ; que les Illuminati contrôleraient le monde ; que la Terre serait plate.
  Toutes ces dés-informations semblent passionner Émile.
  René repart discrètement de la clinique des Papillons et essuie, comme chaque fois, une irrépressible larme.
  Au moins, j'aurai essayé.
  Il ne sait s'il pleure de pitié pour son père ou sur lui-même qui, en raison du caractère héréditaire de la maladie, risque de connaître un sort semblable.
  Le temps avance, et il sait qu'il ne doit surtout pas rater son rendez-vous de 23 h 23, mais pour cela il doit être dans un sanctuaire où personne ne viendra le déranger.
  Si je ne peux plus retourner chez moi, si la police me recherche, si Élodie ne veut pas m'aider, si mon père ne peut pas m'aider, où puis-je aller ?
  Comme toujours, le seul fait de formuler clairement sa question fait surgir une réponse.

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