vendredi 28 septembre 2018

119.


  René est dans l'arène de son inconscient. Il commence par ouvrir la porte 111, celle où se trouve Phirun.
  Le moine cambodgien est encore enfermé dans sa cellule, en train de somnoler. Le professeur d'histoire lui propose de venir le rejoindre pour s'installer au centre du cercle. Phirun, intrigué, accepte et attend la suite des événements.
  René ouvre ensuite, une à une, les cent dix portes restantes dans leur ordre chronologique décroissant. Seuls Léontine, Shanti, Zeno, Yamamoto ne semblent pas surpris. Les autres ont besoin qu'on leur éclaircisse brièvement cette situation nouvelle.
  Heureusement, Shanti joue parfaitement son rôle d'hôtesse, s'appuyant sur sa religion bouddhiste pour souligner combien tout cela est " normal ", même si ça peut sembler bizarre à ceux qui ne sont pas familiers de la réincarnation.
  Pour les plus sceptiques, René utilise l'argument passe-partout : " Vous êtes dans un rêve. "
  Enfin, Geb, dernier à apparaître dans le couloir, salue l'assistance et prend sa place dans l'attroupement qui s'est spontanément créé.
  - Bonsoir tout le monde, commence René. Bienvenue à cette première assemblée générale de toutes les réincarnations de mon âme. Asseyez-vous en tailleur afin que vous puissiez tous me voir et m'entendre, et que nous puissions communiquer plus facilement.
  Il sent les énergies foisonnantes autour de lui. Pour se donner une contenance et un certain contrôle, il se fixe une règle numéro un : sourire.
  - Merci de m'avoir fait confiance pour cet instant particulier, dans ce lieu imaginaire. Je ne sais pas si vous l'avez bien compris, mais, ici, nous sommes dans l'inconscient commun de chacun d'entre nous. Et tous ces gens qui ont surgi de derrière les portes et que vous voyez sont en fait les réincarnations successives d'une seule et même âme. La mienne. La vôtre ou plutôt, devrais-je dire, la " nôtre ".
  Cette fois-ci, tous l'écoutent.
  - La première âme à apparaître dans notre histoire, celle qui vit encore derrière la porte 1, est celle de Geb. Pouvez-vous vous lever pour qu'on vous voie bien, Geb, s'il vous plaît ?
  L'Atlante se lève et René peut constater qu'il a la même taille que les autres, car c'est celle de l'esprit.
  S'il était apparu en tant que géant, il aurait inquiété.

  - Enchanté de vous rencontrer, " futurs moi-même ", vous qui faites le lien entre moi et le dernier d'entre nous, René.
  - Eh bien, puisque vous êtes tous des représentations d'une seule âme qui évolue à travers le temps et l'espace, je crois qu'il pourrait être intéressant que chacun à tour de rôle, en commençant par Geb, se présente en donnant son nom, sa date et son lieu de naissance.
  Ainsi, l'un après l'autre, tous se lèvent, saluent l'assistance et se présentent. Tous s'observent avec une curiosité mutuelle qui ne fait qu'augmenter au fur et à mesure que les noms et les dates sont égrenés.
  Bon sang, si on m'avait annoncé que j'assisterais à un tel spectacle. Dire que cette possibilité a toujours existé au fond de moi. Tous ces karmas étaient déjà là, je n'avais juste pas l'idée de les convoquer. C'est vraiment un moment surprenant.
  René distingue parmi ses anciens lui-même des individus dont il devine automatiquement l'identité : un griot sénégalais, une jeune femme coréenne, un mandarin chinois, un Pygmée, une vieille shaman sibérienne, une Sioux, un chasseur de la forêt amazonienne, un cavalier mongol, un homme d'une tribu papoue, un autre Amérindien, une danseuse balinaise, un aborigène d'Australie, un bédouin, un soldat romain, un commerçant grec, un navigateur viking, un chasseur esquimau, une femme maya, un soufi turc, un prêtre arménien, une soldate kurde, un Juif hassidim polonais, un roi allemand médiéval, un cul-de-jatte finlandais, plus deux mendiants dont les haillons empêchent d'identifier leur pays ou leur époque, et une vingtaine d'autres dont il a du mal à deviner l'identité.
  Ils semblent en même temps étonnés et émerveillés de se découvrir mutuellement.

  - Nous sommes chacun d'entre nous composés de tous ceux qui sont là, déclare René.
  Alors, pour permettre à son auditoire de mieux comprendre la situation, il fait apparaître un grand miroir rond qu'il frappe en son centre. Le miroir se fendille en plusieurs morceaux qui restent malgré tout fixés au support, si bien que, dans chaque morceau, un reflet légèrement différent renvoie une image de ce qui est en face.
  - Selon moi, " notre âme " a choisi de vivre tous ces épisodes dans des décors et des situations différents pour une raison : expérimenter des émotions nouvelles.
  Tout en parlant, le professeur d'histoire, placé au centre de la ronde, tourne sur lui-même pour être vu par tous.
  - Vous avez tous choisi vos vies avant de naître. Vous avez tous choisi vos talents. Vous avez tous choisi vos parents.
  Une rumeur circule dans l'assistance.
  Même s'ils sont de temps et d'espaces différents, ils ont l'air de me comprendre sans exception. Même le Pygmée ou l'Esquimau. Heureusement que nous avons le langage universel de l'esprit pour communiquer.
  - Nous avons connu des vies faciles et d'autres plus difficiles parce que notre âme a probablement souhaité expérimenter de tout pour apprendre. Comme un métal qui est plusieurs fois trempé et qui alterne le chaud et le froid pour se raffiner.
  - Personnellement, je trouve que ma vie a mal démarré, dit le cul-de-jatte finlandais. Comment voulez-vous réussir sans jambes ?
  - Moi aussi ! répond un autre qui n'a ni bras ni jambes.
  - Et moi, je suis né paria !
  - Moi, ma mère était alcoolique.

  - Moi, j'ai été vendu par mes parents.
  - Moi, j'ai été abandonnée sur un tas d'ordures à la naissance ! Mon père voulait un garçon et il n'a pas voulu payer de dot pour mon mariage.
  - Moi, j'ai eu un cancer à 7 ans !
  René a un geste apaisant pour éviter que son assemblée ne se transforme en bureau des réclamations. Il attend que le silence soit revenu, ménage son effet pour être bien certain que tous l'écoutent et comprennent.
  - J'en suis arrivé à la conclusion qu'à la fin de chaque vie, chacun de vous a dû procéder à une sorte de bilan intérieur. Au terme de cette analyse, l'âme a sélectionné les caractéristiques qu'elle voulait pour sa vie suivante. Après une vie de roi, tel d'entre vous a peut-être eu l'envie de découvrir ce que cela faisait d'être pauvre dans la peau d'un mendiant. Après la vie de femme, une vie d'homme, après la vie dans la nature, une vie dans les grandes villes, après la vie d'esclave, la vie de maître, après la vie de bourreau, la vie de victime, après la vie de confort, la vie d'efforts.
  - Et comment donc savez-vous cela ? demande le roi allemand, méfiant.
  - Pour l'instant, écoutez-moi et je vous dirai comment j'en suis arrivé à cette conclusion. Je pense donc que nous avons testé des formules de réincarnation pour connaître les vies les plus différentes possible. Il y a un jeu à mon époque qui s'appelle le Mastermind. On doit deviner une combinaison de pions de couleur. On teste différentes possibilités et à partir de ce que l'on devine, en analysant ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, on essaie une formule différente, jusqu'à ce que l'on trouve la solution.
  Yamamoto lève la main.

  - Il a raison, j'ai passé ma vie à obéir à mon daimyo. Je n'ai jamais fait de choix personnel. J'ai fini par souhaiter une vie inverse où je ferais des choix personnels en assumant toutes mes décisions.
  Il désigne Shanti.
  - Et je viens de découvrir que je suis devenu elle.
  - En effet, c'est moi qui ai suivi Yamamoto, dit l'Indienne. Je suis le karma derrière la porte 72. J'ai connu une vie de raffinements dans tous les domaines, mais il m'a manqué le rire. Alors je souhaite désormais une vie où je pourrais toujours plaisanter. Et je vais devenir...
  Un homme en perruque et habillé à la mode Louis XV effectue une courbette sophistiquée en utilisant son tricorne devant la porte 73.
  - Moi. Giovanni. Musicien vivant à Venise, pour vous servir. J'ai voyagé toute ma vie, je n'ai tué personne, et je n'ai jamais appartenu à qui que ce soit. Je ris beaucoup et je sais séduire les femmes grâce à mon esprit. D'ailleurs, maintenant que je suis à la fin de ma vie, il me semble que les femmes sont plus subtiles et plus sensibles que les hommes, alors je voudrais renaître en femme dans un pays ensoleillé.
  - Et ce sera moi, dit une jeune femme habillée à la marocaine. Je m'appelle Fatima. Je vis dans le confort, avec de beaux vêtements, une chambre luxueuse, mais enfermée dans une cage dorée loin de la nature. Alors il me semble logique que, après ma mort, j'aie souhaité vivre en forêt dans une tribu nomade, en mouvement. Et aussi que j'aie voulu fonder une famille soudée. Car dans mon harem, je n'ai pas eu d'enfants et je ne vois pratiquement jamais l'homme auquel j'appartiens.
  Le Pygmée signale qu'il est issu de ce souhait.

  - Donc moi, Ngotso. Je vis une vie proche de la nature, mais qui dépend de la chasse et de la cueillette. J'en ai marre de me déplacer à pied. J'ai vu récemment un homme à cheval, qui m'a donné une impression de force et de puissance. Je rêve désormais de galoper dans les steppes à cheval.
  - Moi, dit un cavalier mongol, ce qui me manque le plus, c'est de savoir lire et écrire. Je suis désolé d'être incapable de comprendre la première inscription venue. Alors j'ai déjà formulé le souhait, dans ma vie suivante, d'être...
  - ... moi, répond aussitôt un prêtre en soutane. Moi qui sais lire et écrire, mais qui ne connais pas les plaisirs de la chair. Alors, dans ma vie suivante, je veux être...
  - ... moi, annonce une femme habillée comme une prostituée.
  Maintenant tous, à tour de rôle, expliquent pourquoi ils sont devenus dans leur vie suivante ce qu'ils auraient souhaité être dans leur vie précédente. René les interrompt.
  - Je crois que vous venez tous de comprendre ce que j'ai moi-même fini par déduire. Nous avons tous souhaité, avant de renaître, devenir quelqu'un de précis dans un endroit précis. Ensuite, même si nous avons conservé notre libre arbitre, nous étions déterminés à embrasser la trajectoire souhaitée par notre prédécesseur. D'ailleurs, peut-être que si mon moi précédent, Phirun, a choisi que je naisse dans une famille qui m'a prénommé René, c'était pour que je m'intéresse à la question de savoir comment on " renaît ".
  Tous sont amusés par l'idée que cela puisse être aussi simple. Phirun approuve et déclare :
  - Examinez vos prénoms, ils contiennent peut-être une clef pour comprendre vos missions d'âmes respectives.

  Plusieurs murmurent. Certains sont étonnés de constater que leur vie entière était déjà contenue dans le mot qui les désigne.
  - Ah oui... Je m'appelle Melody, et je suis chanteuse, signale une femme dont les vêtements semblent dater de l'Empire, soit juste avant Hippolyte.
  - Pierre, je suis bijoutier.
  - Marguerite, je suis cultivatrice de fleurs.
  - Édith, je suis dans l'édition.
  - Roman, je suis romancier.
  D'autres prénoms sont énoncés et, chaque fois, celui qui le porte est surpris de ne pas avoir prêté plus d'attention à ce mot qui les définissait dès leur naissance.
  - Moi, je me prénomme Anne... je ne vois pas ce que cela peut signifier.
  La jeune femme affiche un air déçu.
  - Ce n'est pas systématique, mais cela peut parfois être un indice, transige René. Nous avons tous reçu, avant de naître, de la part de notre prédécesseur, une sorte de souhait quant aux talents et même aux rencontres qui allaient être ceux de la prochaine incarnation. Il existe des familles d'amis ou d'amants qui se retrouvent vie après vie pour s'entraider. C'est ce que l'on peut nommer des " familles d'âmes ". Et tous, au sein de ces familles d'âmes, nous nous aidons à faire émerger et à utiliser nos talents, nous nous soutenons. Car, souvenez-vous, à la fin, il ne vous sera posé qu'une seule question : " Qu'as-tu fait de tes talents ? "
  Shanti lève la main.
  - Ce que je ne comprends pas, c'est que Geb a l'air d'avoir déjà tous les talents, et en plus il semble sage et heureux. Pourquoi a-t-il fallu passer par des vies moins talentueuses, moins sages et moins confortables après la sienne ?

  - Bonne question. Geb, pouvez-vous donner votre interprétation ?
  L'Atlante, jusque-là silencieux, se tourne vers le groupe et dit :
  - Certes, mon monde était gouverné par l'harmonie et une manière de vivre très douce et très agréable. Nous les gens d'Ha-mem-ptah vivions en osmose avec la nature, connectés à la vie, nous entretenions des rapports très détendus, mais...
  Il cherche la meilleure manière d'exprimer son idée.
  - ... mais nous stagnions dans un bonheur qui ne nous faisait pas progresser. Sans peur, sans enjeu, sans risque, sans angoisse, nous nous endormions. Tout ce que nous produisions comme activité de l'esprit, aussi subtile fût-elle, s'évaporait avec le temps. Nous n'avions même pas pensé (jusqu'à ce que je rencontre René) à laisser une trace écrite de notre propre existence. Nous étions sages pour rien. Parce que nous n'avions pas le moindre historien capable de laisser une trace de notre mémoire dans des livres.
  Il désigne René.
  - En fait, moi aussi, cela m'a surpris, au bout de 12 000 ans, de devenir un petit professeur d'histoire à la vie nerveuse et courte.
  Giovanni ne peut retenir un ricanement.
  - Pourquoi riez-vous ?
  Le musicien vénitien explique :
  - Parce qu'une blague de chez nous dit : " Mieux vaut en avoir une petite nerveuse qu'une grosse paresseuse. " C'est un peu coquin, mais avec ton récit cela prend un tout autre sens. Continue, Geb.
  - J'ai fini par comprendre que René Toledano, né en France à son époque avec cette tête-là, ce corps-là, est l'aboutissement de ce qu'il pouvait y avoir de mieux pour l'évolution de mon âme. Et la preuve ultime, s'il était encore nécessaire de la signaler, c'est qu'il a eu cette idée de me contacter.
  - De " nous " contacter tous autant que nous sommes, rectifie Shanti.
  - Oui, cet instant est le point d'aboutissement de tout ce que nous avons chacun entrepris à notre époque, et nous offre la possibilité d'être connus et jamais oubliés, précise Phirun.
  Tous digèrent l'information et mesurent ce qu'elle implique.
  Yamamoto approuve :
  - La vie de René est finalement la plus aboutie. Car lui seul a suffisamment d'informations pour recouper les éléments du passé.
  - C'est vrai, dit Zeno, je ne savais même pas qu'il existait des peuples comme les Amérindiens ou les Chinois. Je les découvre seulement maintenant !
  Geb poursuit :
  - René, grâce à sa curiosité, a répertorié la succession des événements historiques sur chaque territoire. Et il a su s'intéresser à autre chose qu'à la vie des chefs militaires et leurs victoires.
  Le roi allemand considère que la connaissance des guerres est la meilleure manière de maîtriser l'histoire. Il a envie de réagir, mais il se retient.
  - Moi aussi, dit Shanti, je reconnais que j'ignorais qu'il existait des territoires aussi vastes et aussi peuplés. Je discutais tout à l'heure avec l'aborigène d'Australie, je ne savais même pas que le continent australien existait.
  - Je savais que l'Australie, la Chine ou l'Amérique existaient, dit Léontine, mais je n'avais pas connaissance de ce qu'il s'y passait. Il pouvait y avoir une guerre en Orient, personne ne le savait en France.

  - Je confirme qu'au Japon, à mon époque, nous ne savions pas non plus grand-chose de ce qu'il se passait à l'ouest, ironise Yamamoto. Pour nous, ce n'étaient que des barbares.
  Geb reprend :
  - Beaucoup parmi vous ignoraient l'existence de l'Antarctique ou de l'Arctique. René est le seul à avoir lu des livres sur toutes les cultures des cinq continents, c'est le seul à avoir goûté des plats de toutes les cuisines du monde, à avoir écouté des musiques de tous les pays, à avoir eu accès aux philosophies orientales comme à celle des Grecs, à avoir voyagé sur les cinq continents.
  - C'est vrai, reconnaît l'intéressé, je ne me rendais pas compte à quel point j'étais privilégié. J'ai pu profiter du train, de la voiture, de l'avion, j'ai bénéficié des livres et des ordinateurs, j'ai eu à ma disposition tellement d'outils que beaucoup d'entre vous ignorent.
  - Précisément. Qu'est-ce qu'un avion ? demande Zeno.
  - Et un ordinateur ? demande le roi allemand.
  - René est l'humain rempli de connaissances et d'expériences que nous avons tous souhaité devenir. Certains parmi nous ne savaient pas lire ou écrire, ne savaient pas nager... Lui sait faire tout cela et plus encore.
  - Un avion est un véhicule qui vole dans le ciel, annonce Hippolyte en spécialiste.
  - Donc c'est possible, dit Giovanni. Je le savais, certains en parlaient à mon époque mais personne ne les croyait.
  À nouveau, les réincarnations sont impressionnées.
  - Je n'avais jamais pris conscience de ma chance avant aujourd'hui, reconnaît René.
  Se souvenant de son Mnemos " L'erreur de la nostalgie ", il énumère :

  - Dans mon pays et à mon époque, donc votre futur, il n'y a pas eu de guerre depuis plus de 70 ans, on a pu contenir les grandes épidémies grâce aux vaccins et aux antibiotiques, il n'y a plus de famine, on construit des immeubles de plus de trente étages dont les murs de verre sont presque entièrement transparents, on a de l'eau chaude et de l'eau froide potable qui arrivent directement dans tous les appartements, la plupart des gens se déplacent en voiture - des charrettes sans chevaux.
  Tous sont impressionnés.
  - Alors c'est cela le monde futur ? Le monde de René ! s'extasie le roi allemand. Ma foi, cela a l'air agréable.
  - Et les gens travaillent encore dans des usines ? questionne Hippolyte.
  - La plupart des tâches pénibles sont effectuées par des machines que l'on appelle des robots. Il y a aussi des machines, comme les ordinateurs dont je vous parlais tout à l'heure, qui permettent de faire des calculs ainsi que des recherches à notre place.
  - Vous vous faites aider pour réfléchir ? s'étonne Giovanni. Et les machines servent aussi à faire de la musique ?
  - Oui... Nous travaillons probablement moins que vous et nous sommes dans ce qu'on pourrait appeler une " société de consommation et de loisirs ". Beaucoup de repos, beaucoup de voyages, enfin, pas pour tous, mais la plupart des gens en France et dans les pays occidentaux modernes, en tout cas.
  Geb reprend la parole.
  - René m'a même appris qu'à son époque on avait envoyé une fusée sur la Lune.
  Une rumeur étonnée accueille cette information dans l'arène circulaire.

  - Voilà un exemple parmi les milliers d'informations que René possède et que très peu d'entre nous ont même envisagées. Pour tout vous dire, je n'avais jamais imaginé que ce fût possible d'aller sur la Lune autrement qu'en voyage astral.
  Le professeur d'histoire temporise.
  - Vous êtes trop modeste, Geb. Votre monde est parfait. Pas de guerre, pas de famine, pas d'épidémie, de l'altruisme, et une totale harmonie avec la nature. Cela vaut bien tous les avions, tous les vaccins, toutes les fusées sur la Lune. Vous étiez heureux.
  - Heureux comme des ignorants. Bien sûr qu'il est plus satisfaisant de n'avoir aucun désir ni aucune crainte, mais cela rend aussi léthargique. Toi, René, tu es un inquiet, un peureux, un timide, un angoissé, donc tu te remets en question et tu évolues vite. Ce qui t'a permis d'affronter des périls énormes et de faire les bons choix. Je crois que rien que pour ça on peut t'applaudir, pour que tu saches que nous sommes tous fiers de t'avoir comme dernier représentant de " notre âme ".
  - Vous êtes admirable ! dit Léontine.
  - Oui vous êtes formidable, confirme Yamamoto.
  - Et courageux, précise Hippolyte.
  Les 111 âmes applaudissent René. Il en est ému.
  Bon sang, si je m'attendais à être un jour applaudi par mes réincarnations précédentes.
  - Reste une question : pourquoi nous avoir réunis ici maintenant ? demande la shaman sibérienne. Puisque tu es complet et que tu as tout compris, qu'attends-tu de nous, René ?
  Le professeur d'histoire prend son temps. Tous se rassoient en tailleur sur le sol.
  - Eh bien, en fait, j'attends... une idée.

  - Quel genre d'idée ? demande Roman.
  - Voilà, vous avez tous vécu... et on vous a oubliés. Si je ne vous avais pas réunis ici, je ne saurais même pas qu'un jour vous avez existé. En général, le souvenir d'une vie " non célèbre " n'excède pas quatre générations, dans le meilleur des cas. C'est Phirun qui m'a appris qu'on pouvait faire oublier sciemment l'existence d'un être humain. Et c'est Geb qui m'a fait prendre conscience qu'on pouvait même oublier celle d'une ville, d'un pays, voire d'une civilisation.
  Tous deux approuvent.
  - Et j'ai découvert récemment une preuve de l'existence de la civilisation atlante : je l'ai apprise en séance de régression, j'ai mis au point une stratégie pour la transformer en preuve matérielle, mais des circonstances particulières ont fait que...
  Il déglutit sous le coup de l'émotion.
  - Cela a failli marcher, mais ça a échoué au dernier moment. Si bien que, dans mon monde, à mon époque, on considère malheureusement que l'Atlantide n'est qu'une légende.
  Un tumulte parcourt l'assistance.
  - Alors maintenant que je n'ai plus de preuve matérielle, je cherche comment restaurer la mémoire oubliée de Geb et de sa civilisation.
  Un silence suit. Tous se concentrent pour trouver comment sauver leur mémoire.
  Shanti intervient.
  - Regardez qui vous êtes, là où vous êtes et ce que vous êtes, René.
  - Où voulez-vous en venir ?
  - Vous êtes professeur d'histoire. Si Phirun a choisi de se réincarner en vous, c'est, vous l'avez dit, parce qu'il sentait que la question de la mémoire historique allait être un enjeu important. Si vous vous retrouvez dans un pays et à une époque aussi développés pour diffuser la pensée, ce n'est pas non plus un hasard.
  - Que proposez-vous, Shanti ?
  C'est Léontine qui répond.
  - Joue la partie avec tes cartes. Si j'ai bien compris, tous, nous avons l'impression d'avoir reçu un jeu imparfait, mais toi, tu as tous les atouts en main. Tu as le carré d'as ! Jamais le jeu n'a été aussi facile à jouer, alors joue-le !
  Geb prend le relais.
  - Elle a raison, tu n'as pas pu préserver mes jarres avec les parchemins ni mon squelette, mais si tu communiques à ton époque avec les outils de diffusion modernes, tu peux utiliser l'humanité entière pour t'aider à chercher d'autres preuves.
  René réfléchit.
  - Nous comptons sur toi pour le faire, dit l'Arménien.
  - Rétablis partout la vérité, ajoute le Juif hassidique polonais. Il faut trouver une méthodologie incontestable pour qu'un fait du passé soit considéré comme vrai.
  Phirun conclut.
  - Désormais, tu dois placer tes cartes dans la partie qui s'offre à toi. Comme l'a dit Léontine, utilise tes atouts et joue-les !
  - Tu as le devoir de rétablir la vérité historique sur nous tous et nous t'aiderons tous dans ta connaissance, dit la femme kurde.
  - De notre côté, nous te fournirons les informations nécessaires pour que tu aies suffisamment de détails qui confirment les faits. Comme ça tu seras incontestable, ajoute l'aborigène d'Australie.
  - Tu pourras revenir et chacun d'entre nous te dira comment cela s'est vraiment passé, ce que nous avons vu, et non pas ce que nous avons entendu dire par d'autres ni par la propagande officielle. L'humanité a besoin de retrouver sa mémoire, clôt le moine cambodgien qui finalement le tutoie lui aussi.
  René salue ses 111 incarnations par une courbette compliquée assez similaire à celle de Giovanni.
  - Merci à tous. Vous avez résolu mon problème.
  Une onde de satisfaction parcourt toutes les âmes présentes. Chacun repasse sa porte et s'apprête à poursuivre son destin, le cœur gonflé par cette rencontre inattendue. Un nouveau sentiment les envahit, qui se résume à : " Je ne suis pas né par hasard. "

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