vendredi 28 septembre 2018

66.

Sous le soleil radieux de midi, tout le monde se promène avec insouciance dans la ville fleurie de Mem-set. Geb et Nout, debout sur leur terrasse au milieu des arbres fruitiers, s'apprêtent à déjeuner.
  Nout crie en frappant dans ses mains :
  - Osiris ! Isis ! Seth ! Nephtys ! Allez les enfants ! À table ! Tout est prêt.
  Aussitôt deux garçons et deux filles vêtus de souples tuniques beiges apparaissent. Tous s'installent autour d'une table ronde tandis que Geb sert à chacun un repas composé de ce qui semble être une salade de racines, d'herbes et de champignons. Ils mangent. Plusieurs chats déambulent autour d'eux.
  René reste à distance, observant cette scène.
  Les chats viennent vers lui. À nouveau, l'impression d'harmonie et de beauté liée à ce lieu et à ces gens le touche. Soudain, les chats dressent simultanément leurs oreilles et courent se cacher.
  Dans les secondes qui suivent, le sol se met d'un coup à vibrer.
  Voilà venu l'instant que j'attendais. Je vais enfin voir ce qu'il s'est vraiment passé.
  Le volcan émet un hoquet de fumée grise puis entre en éruption. Il projette une lave orange qui monte haut dans le ciel, tel un geyser, avant de retomber comme une gelée orange fluorescente sur les flancs de la montagne et de dégouliner jusqu'aux forêts proches qu'il enflamme aussitôt.
  Le sol tremble une seconde fois, beaucoup plus fort, et les habitations à proximité s'effondrent au ralenti. La terrasse de Geb s'ouvre comme une bouche dans un fracas. Le plancher, les murs et les arbres s'entremêlent et s'écroulent lentement sans que personne ait le réflexe ni le temps de fuir. L'Atlante et sa famille chutent au milieu des poussières et des gravats de leur propre maison. Heureusement, il n'y a pas de blessés.
  Autour d'eux, tout continue à se disloquer, les bâtiments, les arbres, le sol des routes se fendille et se craquelle avant de s'ouvrir pour révéler des gouffres aux profondeurs rougeâtres. On entend des cris tandis que la trompette ne cesse de faire retentir l'alerte.
  René décide que c'est le moment de prendre contact avec son ancien lui-même.
  - Geb ! Je suis là.
  - René !
  - Vous avez terminé de construire le bateau ?
  - Oui.
  - Alors foncez le rejoindre.
  Geb entraîne sa compagne et leurs quatre enfants, dont l'aîné est âgé d'à peine une dizaine d'années, vers la plage où René l'a rencontré la première fois.
  Autour d'eux, les cocotiers s'effondrent. L'océan a changé. Des vagues violentes frappent la côte. Geb, Nout et leurs enfants, suivis d'une cinquantaine d'autres personnes, rejoignent le chantier. Autour d'eux, les Atlantes sont dans un état de panique absolue, telle une fourmilière que le bâton d'un enfant cruel viendrait désorganiser. Le sable s'envole en bourrasques.
  - Il faut vite mettre le bateau à l'eau ! déclare l'homme du XXIe siècle.
  - C'est lourd ! Je ne crois pas que nous parviendrons à lui faire rejoindre la mer à temps !

  - As-tu fabriqué le chariot de transport comme je te l'avais indiqué ?
  Geb soulève une bâche et dévoile le véhicule.
  Ils l'ont fait. Ils ont réussi à construire l'arche ! On dirait que Geb a suivi tous les conseils que je lui ai donnés.
  Alors, sous les encouragements du professeur d'histoire, le bateau installé sur l'énorme chariot est poussé par Geb et un groupe d'Atlantes. René analyse rapidement la situation, et conclut en s'adressant à Geb :
  - Pour aller plus vite, je te propose de laisser mon esprit entrer dans ton corps. Je vais piloter tes mains et tes jambes directement depuis l'intérieur. Ainsi, nous pourrons surmonter cette épreuve au mieux.
  - Je te fais confiance, René. Entre en moi et sauve-nous.
  Le professeur d'histoire prend alors possession du corps de l'astronome atlante de moins 10 000 avant Jésus-Christ. Il se met aussitôt au travail.
  Le chariot s'embourbe dans le sable et, même s'ils sont nombreux à pousser et tirer, celui-ci ne progresse que très lentement. René, dans le corps de Geb, monte alors sur le pont, déploie la voile et tend les cordages. Le vent s'engouffre aussitôt dans la toile, si bien que le chariot commence à avancer plus vite. Le navire progresse lentement vers l'eau. Avant que le vaisseau ne soit entièrement immergé, Nout lance des cordages pour permettre à ceux qui poussaient de monter in extremis sur le pont arrière.
  Malgré la bousculade, une centaine de personnes parviennent à grimper à bord tandis que le bateau continue à s'enfoncer inexorablement dans la mer.
  Via la bouche de Geb, René indique à Nout qu'il faut relâcher un peu la tension de la voile pour laisser encore monter quelques personnes qui tentent de les rejoindre à la nage. Mais la force d'inertie du gros bateau est telle qu'il poursuit sur sa lancée. René fait signe qu'il faut encastrer la barre qui va servir de gouvernail. Il se place à la poupe et saisit aussitôt la grande barre de bois qui permet de diriger le navire. En se retournant, il distingue alors au loin la gigantesque vague, plus grande que toutes celles qu'il a déjà vues, qui avance au ralenti, mur vert foncé d'une cinquantaine de mètres de hauteur dont le sommet est une frise d'écume argentée.
  Réfléchir. Ne pas se laisser envahir par ses émotions. Ce n'est pas le moment d'être submergé par la peur. Aller chercher le courage d'Hippolyte, la sérénité dans l'adversité de Phirun.
  Il sait que lorsque ce monstre va s'abattre sur l'île, tout risque d'être englouti dans le courant aspirant. Plus question d'attendre ceux qui poursuivent le bateau à la nage. René doit renoncer à sauver tout le monde. La priorité est désormais d'éloigner le bateau de la côte.
  Le volcan rugit de nouveau alors que la surface des flots, secouée par le mouvement des plaques sous-marines, se hérisse de crêtes menaçantes. La voile est désormais tendue et l'embarcation prend de la vitesse.
  Rester calme. Ne pas laisser la peur m'envahir.
  De là où il est placé, René voit les derniers Atlantes accrochés aux cordes qui parviennent à se hisser jusqu'au pont.
  Ils sont en train de découvrir après des centaines d'années de tranquillité la peur, l'angoisse et la crainte de mort en même temps. Ils sont en train de découvrir que si ces sentiments existent, ce n'est pas uniquement pour rendre les gens malheureux, mais que, au contraire, dans certaines circonstances, cela peut les sauver. Le stress n'est pas apparu par hasard. Il assure une fonction de survie.
  Nout installe ses quatre enfants près du mât. Le bateau secoué par les vagues a du mal à garder sa gîte.
  - Enfoncez la quille ! hurle René-Geb.
  Déjà un groupe procède à la manœuvre et arrive à enfoncer la longue quille lestée dans le puits en bois construit à cet effet. Malgré les vagues, le bateau réduit son roulis et prend encore un peu plus de vitesse pour s'éloigner de la vague scélérate qui se rapproche dangereusement.
  Alors que le volcan explose en gerbes rouges, dispersant une pluie de boulets fumants et sifflants, les falaises s'effritent. La vague vert foncé de cinquante mètres de haut a atteint l'île et avance lentement, comme une langue qui dévore tout sur son passage. Les Atlantes restés sur la plage sont happés par la montagne liquide qui les engloutit. La cité-fleur est bientôt touchée elle aussi. Les maisons qui ne s'étaient pas effondrées sous les secousses des tremblements de terre sont recouvertes par l'eau de mer. La pyramide bleue est escaladée par une vague que rien ne semble pouvoir ralentir ou arrêter.
  René-Geb, crispé sur le gouvernail, maintient le cap pour s'éloigner du danger. Le bateau file tandis que tous les passagers contemplent, sidérés, la destruction de tout ce qui leur est cher.
  La cité de Mem-set n'est plus du tout visible.
  Le volcan n'en finit pas de cracher ces boulets rouges qui maintenant s'abattent autour d'eux en sifflant. L'un d'entre eux troue la grand-voile qui est sur le point de s'enflammer, mais Nout a instantanément perçu la menace. Elle a le réflexe de lancer un seau d'eau qui parvient à empêcher l'embrasement.

  La sombre vague verte poursuit son avancée, remontant la pente de la forêt pour escalader le volcan. Lorsque l'eau recouvre tout, l'île semble se briser en deux comme une plaque d'argile friable.
  René fait signe de ne pas relâcher l'effort car il redoute une autre menace. Il sait que l'île, en s'enfonçant dans l'océan, va produire un vortex aspirant.
  Il faut sortir de la zone dans laquelle l'attraction centripète va se produire.
  Avant d'être submergé, le volcan lâche un nouveau nuage de fumée noire, et René perçoit que la progression du bateau vers le large est ralentie par des courants de plus en plus puissants.
  - Tendez encore plus les cordages, il faut que la voile prenne un maximum de vent.
  La menace d'être aspiré se précise à chaque instant. Il faut vite réagir.
  - Soulevez la quille ! Tant pis on va gîter, mais cela devrait nous fournir un peu plus de vitesse, lance René-Geb.
  Alors, sous ses directives, la quille rétractable est soulevée et le bateau se penche sur le flanc droit. Tout le navire émet des craquements sous les tensions conjuguées du vent, du courant, des vagues, de la voile et du gouvernail. Les passagers, obéissant aux indications de Nout, se placent du côté opposé pour compenser la gîte.
  Ensuite, tout se passe au ralenti. Le bateau est pratiquement immobilisé, partagé entre la puissance aspirante du vortex et la puissance libératrice du vent dans les voiles.
  La force de l'air contre la force de l'eau.
  Les planches qui forment la coque sont soumises à une telle pression qu'elles émettent des bruits sinistres.

  Nout ferme les yeux. Osiris lance des cordages à l'avant du navire. Ils sont attrapés par des formes encore indistinctes. Seule une nageoire supérieure dépasse de la surface.
  Les dauphins nous viennent en aide !
  L'Atlantide n'en finit pas de disparaître sous l'eau et seules les bulles de fumée noire issues du volcan permettent d'identifier son ancien emplacement.
  Les cordes à l'avant, tendues à l'extrême, permettent d'imaginer l'effort des dauphins qui tirent de toute la vigueur de leur nageoire sur les lassos.
  Nout se tient à côté de René-Geb. Tous les passagers se serrent les uns contre les autres.
  Suspense.
  Tremblements. Claquements de dents. Pupilles dilatées. Gerbes de feu. Cordes tendues. Nuages noirs. Vent. Cris. Éclairs. Vagues déferlantes sur la coque. Nageoires de dauphins par dizaines. Les cœurs accélèrent. La nature semble en colère. Le ciel rugit. L'eau bouillonne.
  Pourvu que cela marche.
  Des mouettes tournoient en poussant des glapissements, comme si elles se moquaient de ceux qui dépendent de la terre et de l'eau alors qu'elles sont en sécurité dans l'air.
  Les visages expriment l'inquiétude. Autour d'eux, ce n'est que furie, mort, vacarme, éclairs, secousses, écume et lave.
  Les secondes s'écoulent lentement alors que la fureur de la nature ne semble pas vouloir s'apaiser.
  Il faut que cela marche.
  La scène apocalyptique leur paraît durer une éternité.
  Et puis les dauphins tirant les cordes à la proue du bateau réussissent à battre en puissance le courant aspirant.

  Il doit vraiment y avoir énormément de dauphins qui nous sont venus en aide.
  Le bateau se libère enfin de l'attraction qui le tirait en arrière. Il prend un peu de vitesse et se met à avancer doucement.
  Nous avons réussi ?
  Les survivants se regardent, stupéfaits d'être encore en vie. Le vent continue de mugir dans les voiles et tandis que le ciel ne cesse de s'assombrir, le bateau continue d'accélérer.
  - Combien sommes-nous ? demande René-Geb.
  - J'ai compté, outre nous deux et nos quatre enfants, il y a cent soixante-huit personnes. Cela fait donc cent soixante-quatorze survivants, répond Nout.
  Cent soixante-quatorze. J'ai sauvé cent soixante-quatorze Atlantes sur huit cent mille !
  - On va où maintenant ? demande la jeune femme de 245 ans avec un sanglot mal contenu dans la voix.
  Cette fois-ci, c'est l'esprit de René qui, utilisant la bouche de Geb, répond :
  - Vers l'est. Il faut poursuivre dans cette direction. Nous serons bientôt près d'une côte que nous longerons quelque temps avant d'arriver sur une terre, qui se nommera un jour l'Égypte.
  Le regard des passagers de fortune se pose alors vers l'arrière. Il ne reste de l'Atlantide qu'un nuage de vapeur au-dessus de la surface de l'océan.
  Nout vient se blottir dans les bras de Geb qui n'a pas lâché le gouvernail. Elle se laisse enfin aller à pleurer. L'Atlante s'aperçoit que son corps est envahi par une énorme émotion qu'il ne peut maîtriser, mais que l'esprit de René identifie sans peine.

  Une tristesse infinie.
  Tous sont partagés entre le désespoir face à la destruction de tout ce qui leur est le plus cher et le soulagement d'avoir réussi à s'échapper.
  La tristesse et l'espoir.
  Le bateau contenant les cent soixante-quatorze derniers Atlantes, hagards et tremblants, prend de la vitesse pour se diriger vers l'est. L'esprit du professeur d'histoire se détache du corps de l'astronome pour observer la scène avec recul.
  Eh bien voilà, ce n'est plus du futur, ou du présent, c'est du passé. J'ai vécu le Déluge et l'engloutissement de la civilisation atlante.
  Désormais, ce moment historique unique est à ranger dans mes souvenirs.

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