vendredi 28 septembre 2018

57.


  René gare l'ambulance, puis se débarrasse de sa blouse dans les poubelles avant de rentrer chez lui.
  Impossible de me rappeler le code d'entrée de l'immeuble. Si, c'est la date de mon anniversaire, le concierge l'avait mis pour me faire plaisir quand je lui ai dit que je risquais un jour d'avoir les mêmes problèmes de maladie d'Alzheimer que mon père... Il reste une petite question : quel jour je suis né déjà ? Chob a dû abîmer des zones de mon hippocampe.
  Il tente plusieurs dates, puis enfin se souvient. Son anniversaire correspond aux beaux jours. Donc l'été. Juin.
  Il y a donc un 06. Et le nombre juste avant... Comme les heures. 24.
  Il tape 2406. La porte de l'immeuble s'ouvre. Il se précipite et arrive à son étage.
  La clef ? Je l'ai cachée où déjà ? Quelque part près de la porte. Sous le paillasson.
  Il entre et referme derrière lui les verrous à double tour.
  Tous les masques semblent contents de le retrouver. Seuls les masques japonais l'accueillent par des grimaces effrayantes.
  Il prend une douche brûlante, désinfecte sa blessure, heureusement superficielle. Toujours en peignoir, il saisit son ordinateur et note à toute vitesse dans Mnemos tout ce qu'il vient de lui arriver et les réflexions que cela lui inspire.
  Ce qui est extraordinaire, c'est que même si j'ai encore du mal à accéder à mon passé récent, je peux rejoindre plusieurs passés qui sont des vies entières dans des lieux, des époques, des situations bien différentes. Mes subpersonnalités.

  Je suis désormais bien plus que " René Toledano, fils d'Émile Toledano, professeur d'histoire célibataire de 32 ans au lycée Johnny-Hallyday ".
  111 vies. Mais les plus intéressantes sont sans conteste la première et la dernière.
  Quand j'étais Hippolyte, quand j'étais Léontine, quand j'étais Zeno ou Phirun, j'avais finalement non seulement une vie éprouvante, mais également peu épanouissante.
  Cette constatation lui semble une dure révélation.
  En dehors de Geb, nos ancêtres avaient des vies pitoyables.
  Les 110 vies entre Geb et moi étaient visiblement aussi limitées qu'inconfortables. C'est finalement ma vie de René Toledano qui a le plus de potentiel.
  D'autant que, maintenant que je suis capable de percevoir mes vies passées, j'ai franchi un nouveau cap. Désormais, je connais une partie du secret tapi au fond de mon esprit. Il y a des trésors et des pièges.
  Il allume la télévision pour voir s'il est question de lui.
  Le journal s'ouvre en évoquant la pluie qui tombe sans discontinuer. Toutes les voies sur berges, inondées, ont été fermées. L'eau de la Seine arrive désormais au bas du pantalon de la statue du zouave de l'Alma, soit à 5,20 mètres. Une telle hauteur n'avait été atteinte que lors des crues de l'an 2001.
  Cela rappelle à René qu'il doit trouver un moyen de sauver l'Atlantide du déluge qui l'attend et qui risque d'être moins progressif. Toutefois, par crainte de déranger son partenaire en train de faire l'amour, il attend patiemment 23 h 23.
  Soudain, on sonne à sa porte. À travers l'œilleton, il reconnaît Chob et deux autres infirmiers.
  Bon sang, j'ai garé l'ambulance devant la maison. Elle doit avoir une balise électronique. Quel crétin je fais ! Il va falloir que j'apprenne à être un fugitif plus attentif.
  La sonnerie retentit de nouveau. Un des infirmiers tente de défoncer la porte avec son épaule.
  Le professeur d'histoire saisit un sac à dos, y jette son ordinateur, des vêtements de rechange, son nécessaire de toilette, récupère quelques billets qui traînent sur son bureau, puis passe par le balcon pour rejoindre celui de l'immeuble mitoyen. De là, il gagne l'appartement voisin. Par chance, avec cette chaleur, la fenêtre est ouverte, mais il tombe nez à nez avec un homme qui s'écrie aussitôt :
  - Mais que faites-vous chez moi ! Qui êtes-vous ?
  - Je suis le voisin d'à côté. J'ai perdu mes clefs et je suis obligé de passer par là, improvise-t-il.
  L'homme ne comprend pas bien le lien entre les deux éléments, mais le ton de René est suffisamment assuré pour qu'il ne se mette ni à crier ni à vouloir se battre. Tout en traversant la pièce, René tente un 3 + 1.
  - Vous vous rappelez le ravalement de la façade il y a quelques mois ?
  - Euh... oui.
  - Vous vous rappelez qu'avec les échafaudages il y avait de la poussière partout ?
  - En effet.
  - Vous vous rappelez qu'on devait être constamment vigilants face aux risques de cambriolage ?
  - Euh...
  - Eh bien voilà pourquoi je suis là, maintenant, conclut-il comme s'il s'agissait d'une évidence.
  L'homme réfléchit pour trouver le rapport entre les trois assertions. N'en trouvant aucun, il finit par se dire que c'est certainement lui qui n'est pas suffisamment intelligent pour comprendre. Alors, il laisse René traverser son grand appartement et ressortir par la porte de service sans réagir. Il descend le petit escalier.
  Arrivé en bas, René franchit le seuil de l'immeuble. Il est tenté de prendre sa voiture.
  Si Chob a averti la police, ils n'auront guère de difficulté à retrouver ma plaque d'immatriculation.
  Par prudence, il hèle donc un taxi.
  - Où voulez-vous aller, monsieur ?
  - Le plus loin possible, droit devant.
  Le chauffeur, un peu surpris, obtempère quand même.
  Dans combien de mes vies précédentes ai-je trouvé le salut en m'enfuyant précipitamment ? Et dans combien de mes vies précédentes ai-je trouvé un refuge ou un allié qui m'a sauvé ?
  Il se demande qui peut le sauver. Pas sa famille.
  Maman est morte, papa n'a plus toute sa tête.
  Il utilise son ordinateur portable, le branche sur le wifi du taxi et peut ainsi composer un numéro.
  - Élodie ? C'est moi... J'ai besoin de toi. Je ne peux plus retourner chez moi. Peux-tu m'héberger, s'il te plaît ?
  - René ! Qu'as-tu fait ? J'ai appris que tu t'étais évadé de l'hôpital psychiatrique.
  - Je n'aimais pas le menu du soir, plaisante-t-il pour se rassurer.
  - Il faut que tu te rendes !
  - Peux-tu me cacher juste une journée ?
  - Ce ne serait pas te rendre service. Tu es malade, René, il faut que tu te soignes. Ce qui t'a fait détruire l'hôpital, ce sont encore ces personnalités multiples enfouies en toi qui ressurgissent sans que tu puisses les contrôler.
  - Détruire l'hôpital ? De quoi tu parles ?
  - De l'incendie que tu as provoqué ! Chob m'a appelée pour me raconter que tu étais devenu fou furieux parce que tu ne supportais pas ton traitement.
  - Aide-moi, Élodie, s'il te plaît. Je n'ai que toi.
  - Tu ne peux plus fuir, René. Rends-toi au commissariat le plus proche. Je dis ça pour ton bien. Tout peut encore s'arranger. Si tu continues, ta maladie mentale ne va aller qu'en s'amplifiant. Ton délire atlante va te hanter au point de devenir réellement incontrôlable. L'intégrité de notre mémoire et l'étanchéité aux mondes illusoires sont ce qui nous maintient dans la raison, René. Toi, tu es malade.
  - J'ai eu accès à d'autres mémoires cachées en moi, cela n'a rien d'une maladie.
  - Si, c'est de la schizophrénie.
  - Je crois qu'il s'agit plutôt d'un élargissement de la conscience. J'ai ouvert une nouvelle porte de la perception, comme celles qu'évoquait Aldous Huxley et qui ont inspiré au groupe de Jim Morrison son nom The Doors.
  - Tu plaisantes ? Ton expérience de La boîte de Pandore serait l'ouverture d'une porte de la perception ? Ça t'a fait perdre pied.
  - J'ai compris qui j'étais avant d'être moi.
  - Oui, des subpersonnalités perverses qu'il faut museler. On est faits pour n'avoir qu'une vie, une seule mémoire, un seul esprit complet et efficient dans un seul espace-temps tangible et vérifiable. VIS DANS LE RÉEL, RENÉ ! ARRÊTE TES DÉLIRES ! TU ES RENÉ TOLEDANO ET TU N'ES " QUE " ÇA !

  Elle ne peut pas comprendre. Je ne peux pas la convaincre par la raison. Essayons avec les sentiments.
  - J'ai besoin de toi, Élodie. S'il te plaît. Aide-moi au lieu de me juger.
  - La meilleure manière de t'aider est de te persuader de te faire traiter.
  - Réponds juste à cette question : est-ce que je peux venir chez toi, là, tout de suite ?
  Au lieu de répondre, elle poursuit sur sa lancée.
  - Je témoignerai que tu as été traumatisé par une séance d'hypnose ratée. Je dirai que tout cela est ma faute car c'est moi qui t'ai entraîné dans cette péniche-théâtre sans penser que ça pourrait mal tourner.
  - Ne peux-tu pas simplement me faire confiance ?
  - Tu as tué quelqu'un, tu as mis le feu à un hôpital. Il aurait pu y avoir encore des blessés. Cela se plaide, mon amie avocate va t'aider, mais je t'en prie, rends-toi. Ta fuite ne fait que t'accuser.
  René hésite un instant.
  Il y a toujours cette voie de la résignation qui reste possible. Renoncer. Abandonner. Baisser les bras. Arrêter de se battre. Cette voie aussi, dans beaucoup de mes vies, je l'ai choisie et le résultat ne m'a pas semblé convaincant.
  - Donc, toi que je croyais une amie, tu refuses de m'aider ?
  - Oui, précisément par amitié pour toi.
  Il raccroche, puis indique au taxi l'adresse de la clinique des Papillons.


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