vendredi 28 septembre 2018

49.

Surtout, ne rien oublier.
  Sans son smartphone à portée de la main, René Toledano utilise une feuille et un crayon. Il rédige avec le maximum de détails les souvenirs de sa visite de Mem-set ainsi que ses conversations avec Geb.
  Écrire pour consolider ma mémoire et ne pas la laisser être altérée par les délires de mes compagnons d'hôpital. Écrire pour ne pas devenir complètement fou.
  Il est 20 h 20 ; plus que trois heures avant son rendez-vous avec Geb.
  Il se prépare pour sa séance. Dans sa spacieuse chambre d'hôpital psychiatrique, il allume la télévision. La présentatrice annonce que, la pluie n'ayant pas cessé de tomber, le niveau de la Seine monte de manière inquiétante. Elle évoque l'année précédente, où la crue du fleuve avait recouvert les pieds de la statue du zouave du pont de l'Alma. Elle signale que ce seuil est déjà atteint : les berges sont inondées et impraticables sur plusieurs kilomètres, et plusieurs agglomérations longeant le fleuve ont déjà les pieds dans l'eau. Elle conclut : " Cette année sera-t-elle l'année du déluge ? "
  Il éteint le téléviseur, de plus en plus préoccupé. Soudain, il entend un cri qui n'est pas un cri de délire, mais celui, terrifiant, de quelqu'un qui manifeste une douleur aiguë. La porte de sa chambre n'est pas fermée. Il passe la tête par l'entrebâillement et entend un second hurlement tout aussi horrifiant, qui se distingue des beuglements des autres patients.
  Je ne sais comment, mais je sais discerner les différents types de gémissements. Et là, c'est une vraie souffrance humaine.
  Alors, profitant de ce que tout le monde est encore en train de dîner, il avance dans le couloir, remonte précautionneusement jusqu'à l'origine des hurlements qui deviennent de plus en plus réguliers. Il arrive en haut d'un escalier qui mène au sous-sol. Au fond d'un énorme couloir souterrain, une porte laisse filtrer un rayon de lumière jaune. À mesure qu'il s'approche, l'intensité des cris ne cesse d'augmenter.
  Il entrouvre la porte et un spectacle s'offre à sa vue : sur la droite, le docteur Maximilien Chob, juché sur une chaise haute, fait face à une femme qui porte une blouse de patiente avec le logo " hôpital Marcel-Proust ". Sanglée au niveau des poignets et des chevilles, elle est assise sur un fauteuil similaire à celui d'un dentiste. À gauche, l'infirmier aux larges épaules effectue des réglages sur des caméras en suivant les indications précises du médecin.
  C'est le docteur Chob en personne qui tient une poire terminée par un bouton rouge qui envoie les chocs électriques. Chaque fois qu'il appuie, la femme a un sursaut, se tord de douleur dans ses entraves et hurle.
  Non, ce n'est pas possible.
  René reste un moment à fixer la scène, mais doit se rendre à l'évidence : il assiste à une séance de torture initiée par le psychiatre sur une de ses patientes. La séance est même filmée, retransmise et observée par d'autres hommes en blouse blanche qui apparaissent sur un grand écran.
  Chob enseigne à distance à des étudiants à faire comme lui ?
  René observe, sidéré, la femme qui se débat dans ses lanières.
  Ou alors ce sont des voyeuristes qui paient pour assister à la souffrance d'une patiente ?
  Il regarde plus attentivement le psychiatre.
  Il prend du plaisir à torturer les gens.
  Mais entre deux hurlements, la porte qu'il retient de son pied grince. Le psychiatre et l'infirmier se tournent aussitôt dans sa direction.
  Oh non !
  Le professeur d'histoire court à toutes jambes, remonte l'escalier et slalome entre les malades et les infirmiers. Il est arrêté à l'entrée par une porte vitrée très épaisse. Son ouverture et sa fermeture sont contrôlées par une vieille dame qui tricote tout en regardant une série. Celle-ci lui jette un regard désabusé et lâche un soupir dédaigneux. Il frappe du poing contre la vitre.
  Trop tard, déjà plusieurs infirmiers ont jailli. Ils le saisissent fermement. Ils l'emmènent dans le couloir souterrain. Ils le jettent sans ménagement dans une cellule capitonnée plus étroite, où il n'y a qu'un lit et des sanitaires.
  Il n'a pas à attendre longtemps. Maximilien Chob apparaît en se tamponnant le front pour éponger sa sueur. Il est accompagné de son infirmier aux allures de colosse.
  - C'est dommage, dit-il. J'espérais que nous deviendrions amis, mais j'ai le pressentiment que cela va être difficile. L'avantage, c'est que ce que vous avez vu ne fait que hâter le moment où je vais vous faire bénéficier de mon traitement particulier. Cela s'appelle de l'électrothérapie. Je l'utilise pour agir sur l'hippocampe, qui est, vous le savez, le siège de la mémoire à long terme. Jusqu'au XVIIe siècle, on a cru que le siège de la mémoire se situait dans le cœur, précisément parce que c'est là qu'on ressent les émotions. Mais non, c'est dans ces deux petites demi-boucles au centre de notre cerveau que tout se passe. Et c'est là que je vais intervenir pour vous soigner.
  - Finalement, j'ai réfléchi, je préfère aller en prison.
  Le psychiatre éclate de rire.
  - Ah je vois que vous aussi vous êtes blagueur. Mais cela ne change rien, mon devoir est de vous soigner et je compte bien le faire, même si c'est malgré vous. Si on devait comparer mon traitement à une action plus banale, ce serait le " reboot ". Vous savez ? quand on éteint une machine et qu'on la rallume pour que tout se remette en place. Comme le dit si bien l'informaticien du service technique : " Quand il y a doute, on reboote. "

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