vendredi 28 septembre 2018

63.


  Un rayon de soleil éclaire la chambre. René se réveille en premier.
  Ok. Je suis vivant ici et maintenant.
  Il cligne des yeux, fait passer sa langue à l'intérieur de sa bouche.
  C'est lequel de mes corps déjà ? Le soldat, l'aristocrate, le galérien, le moine bouddhiste ?
  Il observe ses mains, ses avant-bras, ses vêtements.
  Je suis le professeur d'histoire fugitif qui a tué le skinhead et qui a actuellement un trésor en lingots d'or dans le coffre de sa voiture.
  Il a un sentiment d'étrangeté.
  Il écrit mentalement son nom.
  René Toledano.
  Au moment où il l'inscrit, il a l'impression d'être complètement extérieur et de voir ces deux mots pour la première fois.
  Il se passe la main sur le visage, sent son menton, ses lèvres, son nez, ses pommettes, son front, et essaie de se rappeler la forme précise de son visage. Il renifle ses propres aisselles.
  Et ça, c'est l'odeur de ce corps.
  Il se lève et ouvre la fenêtre pour profiter de la lumière et de l'air frais. Il ne pleut plus et le ciel est dégagé. Il se place près du lit d'Opale et l'observe dormir.
  Elle, c'est Opale. Opale Etchegoyen.
  J'ai l'impression que je la connais depuis longtemps. D'où vient ce sentiment de déjà-vu ? Je n'ai jamais eu l'occasion de la rencontrer auparavant. Je l'ai peut-être connue dans une vie antérieure.

  Serait-il possible que l'on puisse aussi se souvenir des visages connus d'" avant ", comme avec cet élève qui me narguait ? Dans ce cas, cela signifierait qu'on arrive à reconnaître un esprit réincarné dans un autre corps ?
  La question lui semble déterminante, à cet instant précis, mais ce dont il a le plus envie, c'est d'un bon petit déjeuner. Pour digérer toutes les émotions de la veille et reprendre des forces pour les combats à venir.
  Il se place devant un miroir.
  Chaque vie résulte d'un vœu formulé en réaction à l'expérience négative précédente. On compense et on tente d'améliorer sa trajectoire.
  C'est comme à ce jeu, le Mastermind, où il faut deviner une combinaison de pions de couleur : pour chaque nouvelle existence, on déduit ce qu'il faut faire de ce qu'on a raté dans la précédente. Et il arrive que ce soient les mêmes pions qu'on doive placer différemment.
  Il se dit que dans la 110e vie qu'il a vécue, celle juste avant d'être Phirun au Cambodge, il avait dû se dire que la spiritualité mystique des moines était le choix de vie qui lui offrirait le plus de chances d'évoluer. Dans sa 108e vie, avant d'être Hippolyte le soldat, il devait penser qu'être beau et courageux était ce qu'il y avait de plus souhaitable.
  Avant d'être la comtesse Léontine, il pensait probablement que naître femme, noble avec un château et une grande famille, était le moyen d'être heureux.
  Avant d'être Zeno, il s'était peut-être dit que vivre au grand air au bord de la mer était la solution.
  Chaque fois, il a souhaité sortir gagnant avec une combinaison de talents particuliers. Ce n'est qu'en vivant qu'il a découvert, par l'expérience directe, les limites de ces souhaits.
  Et bien sûr, avant qu'il naisse, lui, en tant que René dans sa 112e vie, Phirun, le 111e, a dû vouloir maîtriser l'histoire pour glaner la vérité derrière les versions officielles et les légendes. Il a souhaité une vie de " démystificateur ", naître dans un pays démocratique, en temps de paix pour ne plus vivre de scènes similaires à celles auxquelles il venait d'assister au Cambodge.
  Quant à la capacité de revenir dans ses vies antérieures...
  Peut-être que Phirun l'avait aussi formulée dans sa liste de vœux pour sa vie suivante. Pour restaurer sa propre mémoire en cas de damnatio memoriae... Oui, quelque chose avait dû le pousser à lutter contre l'oubli de la vérité. Ainsi la boucle a été bouclée : Phirun a sauvé sa mémoire en me dotant d'une curiosité pour l'histoire et d'une capacité à revenir dans mes vies antérieures.
  René Toledano appelle la réception et commande le petit déjeuner le plus copieux possible. Avec des œufs brouillés, du jus d'oranges, des viennoiseries, du beurre, de la confiture, des crêpes, des gaufres et même du bacon frit.
  Zut, avec tout ça j'ai raté le rendez de 23 h 23 d'hier soir.
  Il inspire.
  De toute façon, Geb doit être en pleine construction du bateau ou en train de faire l'amour avec Nout. C'est peut-être mieux que je le laisse tranquille pour un soir.
  Opale fait un mouvement sous les draps avant de rabattre le tissu, dévoilant qu'elle porte uniquement une culotte et un tee-shirt. Il ne peut s'empêcher de l'observer. Sans son maquillage et sans ses vêtements, sa peau blanche piquetée de taches de rousseur est bien visible.
  Plus je la connais, plus je la trouve fabuleuse, cette femme-là. Elle a toutes les qualités : elle est intelligente, volontaire, indépendante, et si belle. Elle a fait des choix rapides et déterminants. Arrêter ses études, monter sur scène toute seule et maintenant tout abandonner pour me suivre. Assurément, c'est cela qui définit le héros d'une histoire : il est celui qui fait des choix. Moi, finalement, je n'ai pas choisi de monter sur scène, j'ai été désigné ; je n'ai pas choisi de me battre avec le skinhead, je me suis seulement défendu contre son attaque ; je n'ai pas choisi d'aller dans un asile psychiatrique ; d'être poursuivi par la police. Je suis comme un passager dans un wagon de grand huit : je pousse des cris, je transpire, j'ai peur, mais je n'ai pas de volant pour diriger le wagon.
  À l'émotion qu'a provoquée en lui l'admiration qu'il ressent pour Opale succède une seconde pensée.
  Jamais une personne aussi formidable ne s'intéressera à un type comme moi.
  À ce moment, elle se met à ronfler, et même ce son lui semble mélodieux. Alors, il reste à la regarder, impressionné et, en même temps, envahi de la certitude qu'elle fait partie de sa famille d'âmes. Il se souvient d'un discours de son père.
  " Notre manière d'être en contact avec les autres est illustrée par les chakras, issus de la culture bouddhiste.
  " Nous avons sept chakras.
  " Le chakra no 1, situé sous le corps, celui du rapport à la planète. Le chakra no 2, situé au niveau du sexe, est celui du rapport au plaisir charnel et à la reproduction. Le chakra no 3, situé au niveau du nombril, est celui du rapport à la famille et aux objets. Le chakra no 4, situé au niveau du cœur, est celui des émotions et des sentiments. Le chakra no 5, situé au niveau du cou, est celui du rapport à la communication avec les autres. Le chakra no 6, entre les deux yeux, aussi appelé troisième œil, est celui du rapport à la culture et à la beauté. Le chakra no 7, situé au sommet du crâne, est celui du rapport à la spiritualité et à sa propre place dans l'univers et dans son époque. "
  Son père avait précisé : " Quand tu penses à quelqu'un et que le chakra no 4 palpite, c'est que tu perçois cette personne comme faisant partie de ta famille d'âmes. "
  Maintenant, il s'en souvenait : dès qu'il avait vu Opale apparaître au début de son spectacle, il avait ressenti une pression au niveau du thorax. Il n'y avait pas fait attention sur le coup, attribuant sa réaction à l'apparition soudaine de l'artiste au milieu d'un nuage de fumée et de flashes de lumière. Quand il était monté sur scène et que tous deux s'étaient regardés dans les yeux, son cœur battait fort et son chakra no 4 frissonnait comme une boule de lave. Il avait pris cela pour du trac...
  Mais non, c'était autre chose : il avait en fait le sentiment de retrouver quelqu'un qu'il connaissait depuis longtemps déjà.
  Il s'approche d'Opale pour s'enivrer de son parfum, mais elle ouvre d'un coup ses grands yeux verts. Elle bat des paupières, comprend qu'il l'observe, bâille, se détend et, utilisant son drap comme une toge, elle rejoint la salle de bains.
  À ce moment quelqu'un frappe à la porte.
  - Room service.
  René en profite pour disposer la table du petit déjeuner près de la fenêtre ensoleillée. Lorsqu'elle sort de la douche en peignoir, une serviette enroulée autour de la tête, il cherche une phrase pour amorcer la conversation.
  - La pluie s'est enfin arrêtée.
  Elle l'observe amusée et s'assoit face à lui.
  - Bonjour. Bonne idée d'avoir commandé ce petit déjeuner, j'ai très faim.
  Elle se sert une tasse de café.
  - Hier était, comment dire... " plein de péripéties ", n'est-ce pas ?
  Elle prend un croissant qu'elle tartine de beurre et de marmelade d'orange, avant de mordre à belles dents dans la viennoiserie.
  - Vous avez préféré quel moment ?
  Elle est surprise par sa question. Elle répond en riant :
  - J'ai bien aimé quand vous me catapultiez les lingots par-dessus le mur d'enceinte. Ça m'a rappelé quand je jouais enfant avec mon père.
  Elle se lève et va vérifier que la voiture est toujours en place.
  - Dire que le coffre est rempli d'or et que seule une banale serrure de voiture protège notre trésor.
  Elle l'observe en souriant.
  - C'est quoi le programme du jour ?
  - Récapitulons, nous avons un peu de répit dans cet hôtel situé... où déjà ? questionne René.
  - À Lyon. J'ai roulé toute la nuit sur l'autoroute.
  - Bien. Donc nous sommes a priori recherchés par la police...
  - On a tous ses petits soucis, sinon la vie serait trop facile et on s'ennuierait, ironise-t-elle.
  - Je ne pense pas que les propriétaires du château de Villambreuse nous recherchent. Après tout, ils vont pouvoir récupérer le lingot que j'ai jeté dans la gueule de leur berger allemand. C'est comme si je leur avais offert un cadeau, finalement. Je ne crois d'ailleurs pas avoir blessé l'animal.
  - Il faudra trouver un acheteur d'or qui transforme nos lingots en billets de banque.
  - Le contraire d'un alchimiste, en somme.
  - Et ensuite, vous voulez qu'on s'y prenne comment ?
  - Eh bien, mon idée serait de rejoindre la Côte d'Azur et d'acheter un voilier, puis de traverser la Méditerranée.
  - De quitter la France ?
  - Mon père disait qu'on peut tout résoudre par un déplacement géographique.
  - Mais pour aller où ?
  Il ménage ses effets, puis déclare :
  - L'Égypte.
  Elle se sert des œufs brouillés qu'elle recouvre de beaucoup de poivre, et qu'elle mange avec délectation.
  - Pourquoi l'Égypte ?
  - Parce que je pense que c'est là que les Atlantes ont fui dans le passé.
  - Donc vous voulez reproduire une action qui s'est déjà produite, n'est-ce pas ?
  - C'est la clef de tout : est-ce que je suis en train, par mon libre arbitre, de réécrire l'histoire ou est-ce que je ne fais que la reproduire telle qu'elle s'est déjà produite ? Comme nous ne savons pratiquement rien sur cette période, je ne pourrai répondre à cette question qu'en agissant. C'est toute la question : avons-nous le choix ou ne faisons-nous que nous intégrer à une sorte de scénario préétabli immuable ?
  Elle réfléchit.

  - Dans ce cas, le sort de l'Atlantide et de votre Geb serait déjà scellé, n'est-ce pas ?
  - J'aimerais tant connaître la réponse à cette question.
  Un petit sourire illumine son visage.
  - J'ai peut-être en réserve un tour de magie qui va répondre à votre " question ".
  Elle appelle la réception de l'hôtel.
  - Pourriez-vous me monter un jeu de 52 cartes, s'il vous plaît ?
  Il fronce les sourcils. Elle lui fait signe de lui faire confiance. Quelques instants après, un groom lui amène le jeu demandé.
  - Comme vous le voyez, il est tout neuf, il n'est donc pas truqué. Il est peu probable que hier soir, vu mon niveau d'épuisement, j'aie décidé de monter un coup avec un complice de l'hôtel...
  Elle lui tend le jeu :
  - Mon père appelait ce tour le " Malgré moi ". Vous allez voir, c'est assez troublant.
  Compte tenu de la situation, il trouve bizarre de participer à un tour de magie, mais il fait confiance à la jeune femme qui semble y accorder une grande importance.
  - Regardez bien. C'est tout simple. Je place ici une carte rouge et là une carte noire.
  Elle dépose à quelques centimètres de distance deux cartes face retournée.
  - Vous allez déposer, en colonne, les cartes que vous pressentez rouges sous la rouge et les cartes que vous pressentez noires sous la noire. Face cachée.
  - C'est tout ?

  - Moi, je reste à distance, je ne touche à rien. Vous disposez les cartes selon votre inspiration, comme vous les sentez.
  René se prête au jeu.
  À la fin, il a formé deux colonnes de cartes.
  - Avez-vous des remords ? demande Opale.
  Il hésite puis déclare :
  - Oui.
  - Alors, allez-y, vous pouvez encore les changer de colonne selon votre inspiration.
  Le professeur d'histoire prend deux cartes situées sous la carte rouge et les place dans la colonne sous la carte noire. Il fait de même avec quatre cartes noires qu'il place dans la colonne des rouges.
  - Encore des remords ?
  Il inverse trois cartes supplémentaires.
  - Fini ?
  - C'est bon. Je n'ai plus rien à changer.
  - Selon vous, combien de cartes sont de la bonne couleur ?
  - Eh bien, selon les probabilités, la moitié. 50 % justes, 50 % fausses.
  Elle prend un air mystérieux.
  - Moi, je pense que vous avez fait mieux que cela, lui dit-elle avec un clin d'œil.
  - Tant que nous n'aurons pas retourné les cartes, ce sera comme le chat de Schrödinger : tout est possible. Il y a autant de chances que j'aie tort que raison.
  - Allez-y, René, retournez la première carte de la colonne des noires.
  Il la retourne et celle-ci est bien noire.

  - Une chance sur deux, pour celle-là c'est bien tombé, marmonne-t-il.
  - Suivante.
  La suivante est noire aussi.
  - Toujours un coup de chance ?
  Non, ce n'est pas possible.
  Il les retourne les unes après les autres, de plus en plus troublé. Sous la carte noire, elles sont toutes noires. Il n'y a pas une seule erreur.
  Il examine ensuite l'autre colonne et constate que, là, elles sont toutes rouges.
  Comment a-t-elle pu faire en sorte que je réussisse quels que soient mes choix ?
  - C'est quoi le truc ?
  - Vous avez eu les bonnes intuitions, élude-t-elle, mutine.
  - Même mes regrets étaient justes, c'est impossible !
  - Vous avez réussi, c'est tout ce qui importe.
  - Vous m'avez dit qu'il s'agissait d'un tour de magie, donc cela n'a rien à voir avec mon talent.
  - Vous commencez à comprendre où je veux en venir. C'est pour cela que mon père a intitulé ce tour " Malgré moi ". Il permet de questionner sur ce que vous évoquiez : est-ce que nous choisissons ou est-ce que nous sommes les pions intégrés dans une sorte de plan global qui fait que quels que soient nos choix, nous aboutirons au même résultat ?
  Il n'arrive pas à détacher son regard des deux colonnes parfaitement monochromes.
  - Vous pouvez me le refaire ?
  - Une seule fois, la magie. Ou du moins une seule fois par jour.

  - Mais comment avez-vous fait ? Vous n'avez pas pu influencer mon esprit comme pour le tour avec la dame de cœur, ni faire un tour de passe-passe, puisque vous étiez loin du paquet.
  - En tout cas, cela a le mérite de nous montrer que l'alternative est bien réelle : nous croyons choisir, mais quelqu'un ou quelque chose peut se débrouiller pour que nous fassions les bons choix... " malgré nous ". Donc, peut-être que votre idée d'aller en Égypte et de conseiller les Atlantes fait partie d'un scénario déjà écrit.
  Il se met à son tour à dévorer des œufs brouillés.
  - Comme si nous étions dans un film dont la fin a déjà été définie ?
  - Comme si nous étions des personnages de roman. Nous croyons que nous agissons en notre âme et conscience, en faisant des choix à chaque seconde, guidés par notre libre arbitre, et pourtant...
  - ... il y aurait un auteur au-dessus de nous qui décide ce que nous accomplissons malgré nous.
  Le professeur d'histoire essaie de comprendre toutes les implications de cette phrase.
  - Sinon, il y a un tour de magie que vous savez faire, alors que moi, non, reprend-elle. La régression. Et là, c'est à vous d'éclairer ma lanterne.
  - Vous me direz un jour le truc du " Malgré moi " ?
  - Peut-être, si vous réussissez à me faire franchir la porte de l'inconscient. Cela vous servira de motivation.
  Opale va fermer la porte de la chambre à double tour, après avoir accroché à la poignée le panneau " Ne pas déranger ". Ils tirent les rideaux pour créer une zone de pénombre et Opale s'étend de tout son long sur son lit. René s'assoit à côté d'elle.

  - Fermez les yeux, et visualisez un escalier. Chaque fois que vous descendez une marche, vous vous enfoncez un peu plus profondément vers votre inconscient. Jusqu'à la porte. Voyez-vous la porte ?
  - Oui.
  - Comment est-elle ?
  - Blindée avec une grosse serrure.
  - Prenez la clef et introduisez-la dans la serrure.
  - C'est fait.
  - Tournez-la.
  - C'est fait.
  - Maintenant, actionnez la poignée.
  Elle fronce les sourcils, grimace.
  - Cela résiste.
  - Essayez encore.
  À la grimace succède un cri de douleur.
  Elle ouvre les yeux. Elle se tient la main.
  - Du feu ! Il y a du feu derrière cette porte ! Je me suis réellement brûlée !
  Elle montre sa main sur laquelle des cloques sont en train de se former.
  - C'est le pouvoir de la pensée sur le corps.
  D'abord les plaques roses de psoriasis, ensuite de vraies cloques !
  Elle va passer sa main sous l'eau froide.
  - J'ai... j'ai insisté et la poignée a commencé à devenir chaude. Je suis restée malgré tout. Et là, j'ai vu des flammes sortir par les interstices de la porte. La poignée a changé de couleur. Elle est devenue jaune, puis orange, puis rouge. La température a continué à monter, mais je ne voulais pas lâcher. J'ai donc tenu jusqu'à ce que la douleur devienne insupportable.

  - Il y a quelque chose de caché derrière votre inconscient qui vous empêche d'y accéder. Quelque chose que vous ne voulez pas voir ou, tout du moins, qu'une partie de votre esprit connaît et ne veut surtout pas retrouver.
  - Ça me donne encore plus envie d'y retourner.
  - Comment disiez-vous déjà ? Ah oui : " Une seule fois, la magie. " En tout cas, une seule séance de régression par jour, cela me semble plus prudent, sinon ce serait du masochisme.
  Elle serre son poignet et approuve. Ils quittent ensuite l'hôtel et reprennent leur voiture au coffre rempli de lingots d'or.

  Ils roulent jusqu'au centre-ville de Lyon, et finissent par trouver un acheteur d'or, pas trop regardant sur l'absence de certificat d'origine des lingots et qui se dit capable de répondre à leur demande contre une forte commission. De fait, au bout d'une heure d'attente, il revient avec deux mallettes contenant l'équivalent de cinq millions d'euros en grosses et moyennes coupures.
  - Merci, Léontine, murmure René en direction des nuages.
  Puis ils prennent la route du sud. Après plusieurs heures de voyage, ils arrivent enfin face à la mer, à Hyères.
  Étrange coïncidence phonétique : de ce qu'il va se passer à Hyères dépend ce qu'il va se produire demain.
  Ils décident de consulter une agence de location de bateaux. Sur les conseils de René, qui ne peut se rendre lui-même sur place, au risque d'être reconnu, Opale visite un voilier de dix-huit mètres, baptisé le Poisson volant. C'est un monocoque récent à la coque noire et luisante, doté d'un équipement mécanique et électronique dernier cri. Sa voile est blanche et arbore, en son centre, un motif de poisson volant bleu.

  Séduite, Opale remplit à son nom les papiers administratifs. René, en montant plus tard sur le pont du voilier, ressent automatiquement une sensation agréable.
  Que penserait Zeno s'il voyait comment ont évolué les voiliers ?
  Le professeur d'histoire est tout excité en touchant les boiseries, les chromes, le mât. Ce bateau lui semble à la fois un sanctuaire et un outil de liberté.
  Combien de fois, au cours de mon existence, ai-je été obligé de fuir sur un bateau ?
  - Ça va, René ?
  - J'ai l'impression d'enfin reprendre le contrôle de ma vie, et de faire les bons choix, dit-il.
  - Étrangement je partage ce sentiment, lui répond-elle, tout en se grattant la nuque irritée par sa plaque de psoriasis.
  En fin de journée ils achètent un coffre-fort qu'ils installent sur le Poisson volant, et y déposent les deux mallettes de billets. En référence à celle qui leur a fourni ce trésor de guerre, ils choisissent pour code " Marsout ", le dernier mot qu'elle a prononcé avant de mourir.
  Alors qu'ils sont occupés chacun à des tâches pratiques, René et Opale échangent de temps à autre un regard complice.
  J'ai l'impression que nous sommes enfin en train d'accomplir ce pour quoi nous sommes nés. Ce sentiment est vraiment délicieux.
  Les choses se déroulent de manière rapide et méthodique. Ils achètent des stocks de boisson et de nourriture pour être autonomes le temps de la traversée. Au moment où ils rendent la voiture et s'installent sur le navire, ils ont l'impression que désormais plus rien ne pourra les arrêter.
  L'hypnotiseuse se dirige vers la poupe, et se place dans la zone du cockpit. Elle caresse la roue qui sert de barre.

  - Vous vous y connaissez un peu en voile ? demande René.
  - J'en faisais avec mon père durant les vacances. Et vous ?
  - Moi aussi. J'ai même participé à des régates et remporté des trophées. Autant j'ai une aversion pour tout ce qui ressemble à la rame, autant tout ce qui a trait à la voile m'est familier.
  - Vous oubliez que je sais pour Zeno...
  - Désolé, c'est vrai, c'est encore mes maudits trous de mémoire. Bien sûr, il n'y a que vous qui savez pourquoi...
  - Dans ce cas, nous pourrons nous relayer à la barre ?
  - Sinon le pilote automatique est de dernière génération ; il semble particulièrement performant.
  Elle marche sur la coursive en s'accrochant à la filière, passe le pont et rejoint le balcon avant au niveau de la proue.
  - Vous voulez vraiment aller en Égypte ?
  - Normalement la traversée devrait prendre dix jours. Quinze si on manque de vent. Le plan que j'ai en tête est désormais parfaitement clair. Je le finaliserai quand je reprendrai contact avec Geb.
  Ils prennent le temps de visiter les trois cabines, le carré qui jouxte une petite cuisine et où une table est installée entre des banquettes, puis ils ressortent pour se positionner à l'avant du Poisson volant.
  - Je viens soudain d'avoir une idée. Geb m'a dit que l'esprit pouvait faire beaucoup de choses si on le lui demande. Jusqu'à présent, mes rapports avec Geb s'inscrivaient toujours dans une chronologie similaire à la nôtre.
  - Un jour ici correspondait à un jour là-bas, n'est-ce pas ?
  - Absolument. Nous vivions dans des espaces-temps éloignés de 12 000 ans, mais avec le même déroulé quotidien. Cependant, votre tour m'a donné à réfléchir. Puisque ce qui s'est passé là-bas s'est déjà passé, autant le temps devant moi est inconnu, autant celui qui est devant lui est...

  - ... inconnu aussi ?
  - Inconnu certes, mais déjà figé quelque part.
  Au large du port de Hyères, un gros paquebot passe en sifflant de toutes ses sirènes. Des milliers de passagers aux cheveux blancs, clients des croisières pour retraités, les saluent de loin.
  Opale reprend :
  - Néanmoins, on ne sait pas ce qui est arrivé en Atlantide ou aux Atlantes.
  - C'est déjà écrit. Forcément. Or, en émettant un souhait précis, je sais que je peux décider d'aller dans mes vies précédentes à un instant que j'ai choisi. Alors pourquoi ne pas utiliser mes souhaits pour faire des sauts à des instants plus précis dans le monde de Geb ?
  - Vous ne voulez plus suivre la chronologie de manière synchrone entre ici et là-bas ?
  - Pourquoi m'en tenir au temps de départ de ma première visite ? J'ai voulu arriver avant l'histoire d'amour et c'est ce qui s'est passé : j'ai rencontré Geb avant qu'il ne rencontre Nout. Maintenant, je ne suis pas obligé de poursuivre en parallèle.
  - Mais à quel autre moment voudriez-vous aller précisément ?
  - Je souhaite rejoindre directement un instant décisif de la vie de Geb.
  Elle comprend où il veut en venir.
  - Vous voudriez aller...
  - Quelques minutes avant le Déluge.
  Au-dessus d'eux, le ciel se couvre d'un grand nuage sombre. René Toledano observe cette menace et déclare :
  - Et aider Geb à gérer cette crise.
  - Vous êtes conscient que si vous échouez, vous vous sentirez responsable, n'est-ce pas ?

  - Si je ne fais rien, les chances d'échec sont sûres. Geb n'a jamais navigué, or il est censé sauver son peuple et traverser l'océan. Même s'il est très âgé et très serein, je pense qu'il manque d'expérience pour ce genre d'épreuve.
  Autour d'eux, la lumière baisse d'un coup.
  - Je crois qu'il va à nouveau pleuvoir. Dire qu'ils prévoyaient la canicule...
  - Il faut pourtant quitter au plus vite le port de Hyères. À 23 h 23, je replongerai et je ferai le souhait de me projeter directement un quart d'heure avant le Déluge. On verra bien ce qu'il se passe.
  Elle ne cesse d'observer le ciel anthracite qu'un éclair de foudre argenté vient de traverser dans un grondement.
  - Qu'est-ce qui vous contrarie, Opale ? C'est la météo qui vous inquiète ? Je suis sûr que dans quelques minutes cela sera passé.
  - Il y a un drame caché dans ma mémoire profonde. Je l'ai volontairement oublié et toutes mes tentatives de régression sont bloquées par cet événement.
  Elle touche la cloque sur sa main droite et a un frisson.

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