vendredi 28 septembre 2018

2.


  - ... mains.
  Il poursuit son exploration, relatant au public ce qu'il découvre au fur et à mesure.
  L'esprit de René distingue des bras dans le prolongement du corps dans lequel il se trouve. Ses doigts sont couverts de cicatrices et ses ongles sont abîmés. Ses mains, qui dépassent d'un uniforme bleu horizon, paraissent appartenir à un jeune homme. Il est dehors, la nuit. Il allume le briquet tempête qu'il trouve dans sa poche et examine sa montre qui indique 05 h 35.
  Il distingue d'autres hommes autour de lui. Ils portent tous le même uniforme bleu horizon. Son savoir d'historien l'identifie sans peine comme celui des militaires français de la Première Guerre mondiale. Leur respiration constelle l'air glacé de nuages de vapeur opaques. Ils sont réunis dans une tranchée, étayée de planches, à plus de deux mètres sous la surface du sol. Une odeur de pourriture et de chair brûlée les environne. René sent que son corps a très froid.
  Qu'est-ce que je fiche là ?
  Un sous-officier en képi et galon annonce qu'il va faire l'appel. Une série de noms et de prénoms s'égrène.
  Quand René entend " caporal Hippolyte Pélissier ", il se surprend à répondre :
  - Présent !
  René déduit que Hippolyte Pélissier est son " ancien nom " dans cette " ancienne vie ".
  Le sous-officier passe les hommes en revue. Arrivé devant Hippolyte Pélissier, il examine sa plaque et dit :
  - Dites donc, caporal, je connais vos états de service, mais cela ne vous dispense pas de prendre soin de votre apparence. Vous vous devez d'être impeccable. Certes on tue, mais que cela ne nous empêche pas de le faire avec élégance. Allez vous recoiffer avant que la hiérarchie n'arrive.
  - À vos ordres, sergent.
  Hippolyte fonce dans le coin toilette, se met face à la plaque miroir, se coiffe rapidement en faisant tenir sa mèche avec un peu de salive. Le René Toledano actuel peut à ce moment-là voir le visage qu'il avait dans son ancienne vie d'Hippolyte Pélissier.
  C'est moi, ça ?
  Il doit avoir 20 ans tout au plus. Les pointes de sa fine moustache brune remontent, couvertes de cire. Il a des yeux gris, des cheveux noirs, des lèvres fines, une fossette au menton. Se regarder dans le miroir semble l'apaiser. Il se passe encore un peu de salive dans les cheveux. La voix tonitruante du sergent l'arrache à sa contemplation.
  - Qu'est-ce que vous faites, caporal ? Vous croyez vraiment que c'est le moment de jouer les Narcisse ? Rejoignez votre poste, c'est l'heure de l'inspection.
  Hippolyte Pélissier revient dans le rang et s'aligne avec les autres militaires. Le sergent demande à tous de vérifier le bon fonctionnement de leur fusil et de leur pistolet. Ils s'exécutent. Enfin on annonce l'arrivée du général. L'homme couvert de galons et de médailles est entouré d'officiers haut gradés. Il monte sur une caisse et harangue la foule des soldats présents.
  - Bonjour messieurs. Je suis le général Nivelle.
  Tous sont impressionnés car ils ont évidemment entendu parler de leur célèbre chef.
  - Aujourd'hui, 16 avril 1917, sur ce terrain proche de la ville de Laon, nous avons décidé de lancer une offensive afin de briser la ligne de résistance du front allemand. Cette ligne, c'est le chemin des Dames. L'infanterie avancera de cent mètres toutes les trois minutes. C'est à peine plus rapide qu'à Verdun où nous avons pu reprendre, dans des conditions similaires, le fort de Douaumont. Nous utiliserons la même tactique, qui s'est avérée victorieuse. Ensuite, pour la première fois, des chars interviendront, les chars Schneider, pour prendre les Allemands à revers et ainsi soulager l'infanterie. L'objectif est d'atteindre le sud de Laon avant la tombée de la nuit.
  Hippolyte lève la main.
  - Mon général ?
  Déjà des officiers zélés veulent faire taire l'importun, mais Nivelle, d'un geste magnanime, signale qu'il consent à l'écouter.
  Hippolyte reprend :
  - Là-haut, ils sont comment les Boches ?
  Le chef militaire a un ricanement.
  - Vous n'avez donc pas entendu nos canons tonner ces derniers jours ? Là-haut, les Allemands se sont pris des pelletées d'obus dans la figure, venus tout droit de la manufacture de Saint-Étienne. Je peux même vous donner le chiffre exact : nos 5 310 canons ont déjà tiré cinq millions d'obus de petit calibre et un million et demi de gros calibre. Nous devons avoir détruit les trois quarts des lignes ennemies. Il n'y a plus qu'à finir le travail. Les Allemands sont blessés et fatigués. Ils ne seront pas en mesure de vous opposer autre chose qu'une faible résistance. Vous allez monter cette colline pour les achever. Ainsi, c'est nous, et plus précisément vous qui allez mettre fin à cette guerre épuisante grâce à cette victoire décisive. Ensuite, les envahisseurs teutons rentreront chez eux et nous chez nous en héros retrouver nos femmes, nos familles, nos amis et tout redeviendra paisible comme avant.
  Le général Nivelle marque un temps d'arrêt. Il regarde les autres officiers, puis lance d'une voix puissante :
  - L'heure est venue. Confiance, courage et vive la France !
  Tous répètent en chœur :
  - Vive la France !
  - Soyez des héros ! conclut le général.
  Le sergent à son côté reprend la parole :
  - Chacun à son poste, prêt pour l'offensive terrestre.
  Hippolyte vérifie qu'il a bien son poignard et sa gourde. Il fait très froid en ce mois d'avril. Il a même neigé toute la nuit. La respiration des soldats dessine des nuages de vapeur de plus en plus allongés. Sur la droite d'Hippolyte, René distingue le coin des Sénégalais. Ces derniers grelottent tellement qu'on entend leurs dents claquer.
  Le sergent hurle :
  - Tenez-vous prêts !
  La plupart des soldats s'emparent de leur gourde remplie de rhum et avalent une grande rasade pour se donner du courage. Hippolyte pour sa part a préféré y mettre du vin rouge sicilien. C'est sa seule excentricité, mais il y tient. Le jus de raisin fermenté le réchauffe et le rassérène.
  La lumière de l'aurore point à l'horizon. Autour d'eux quelques oiseaux gazouillent, indifférents aux préoccupations humaines. L'attente semble interminable et tous ont envie de s'élancer hors de leur trou à rats. Enfin à 6 h 00 précises le son strident du sifflet à roulette du sergent retentit, repris au loin par les autres officiers.
  L'un des premiers, Hippolyte monte à l'échelle et surgit hors de sa tranchée. La pente de la colline est raide, mais praticable. Tout d'un coup, un nuage passe, le ciel se couvre et il se met à pleuvoir. Le terrain déjà bien enneigé devient boueux et glissant.
  De là où il est, Hippolyte repère, sur sa gauche, les chars d'assaut Schneider qui commencent à avancer, avant de rapidement s'embourber. Les fantassins franchissent les premiers mètres sans résistance, au son des détonations des canons placés à l'arrière qui finissent de nettoyer ce qui pourrait rester des positions de défense ennemies. Le sommet de la pente s'éclaire de bouquets jaunes, en des explosions qui se transforment en torsades de fumée. Rassurés, ils accélèrent. Ils atteignent les barbelés. Les soldats du génie s'avancent avec leurs cisailles et entreprennent méthodiquement de couper les fils métalliques. Un passage est libéré.
  L'ascension peut reprendre. Soudain, des rafales provenant d'un nid de mitrailleuses adverses fauchent les soldats les plus en avant. Hippolyte et ses compagnons se couchent au sol, puis tentent de viser les casques sombres qui dépassent des abris en face d'eux. Un soldat blessé, placé en tête de l'offensive, sort une grenade, la dégoupille et la lance. Les soldats allemands du nid de mitrailleuses sont neutralisés. Certains, blessés ou estropiés, hurlent et sortent. Ils sont facilement achevés. La pluie redouble.
  - En avant ! En avant ! répète le sergent en ponctuant chaque phrase de sifflements.
  Ils poursuivent leur ascension et tombent face à un autre nid de mitrailleuses qu'ils doivent là encore nettoyer. L'artillerie française se déchaîne sur la crête alors que la pluie rend le terrain de plus en plus glissant et difficile à gravir. Un groupe de soldats ennemis apparaît. Hippolyte et ses camarades se plaquent au sol. Les tirs adverses se font de plus en plus précis. Hippolyte ramasse une grenade à proximité et a le réflexe de la relancer dans la direction d'où elle lui semble être partie. Il sent ses tempes qui battent fort et sa respiration qui s'emballe.
  - Allez ! En avant ! hurle le sergent qui s'est prudemment placé derrière ses troupes.
  Les hommes bleu horizon se dégagent de la boue collante et se mettent à courir. En face, ça tire de partout en rafales. Plusieurs soldats tombent sous les balles et la voix du sergent scande :
  - Avancez ! Avancez ! Bon sang !
  Puis d'un ton encore plus dur, le gradé lance :
  - Les lâches qui feront demi-tour seront abattus par les mitrailleuses qu'on a placées en bas de la côte spécialement pour eux. Et s'ils s'en sortent malgré tout, ils seront fusillés en tant que déserteurs !
  Son sifflet à roulette produit un son qui énerve plus les troupes qu'il ne les encourage. Certains reviennent sur leurs pas et sont abattus par des tirs de mitrailleuses en provenance de la tranchée française. Hippolyte constate qu'ils ne peuvent plus avancer ni reculer. Lui et ses compagnons d'armes restent bloqués dans leur position, à la recherche d'une solution. Soudain, venus du bas de la pente, des soldats les rejoignent. La pluie empêche Hippolyte de bien les distinguer. Il espère que ce sont des renforts, mais quand ils se rapprochent il est lourdement détrompé. À nouveau des camarades se font faucher par ces ennemis surgis de derrière. Privés de protection, les soldats sont désormais coincés entre deux lignes de feu. Finalement, le sergent, dissimulé derrière un amoncellement de cadavres, leur ordonne d'attaquer les soldats du bas en priorité.
  Ses hommes obéissent, tentent la manœuvre et multiplient les pertes. Les tirs les encerclent alors que le jour se lève. Les Français parviennent à tuer tous les Allemands surgis du bas de la côte, mais au prix de pertes considérables...
  Hippolyte est d'ailleurs l'unique survivant de cette première vague d'assaut. Plutôt qu'un héros, il se sent comme une bête traquée. Il lui faut vite prendre une décision. Sa respiration est hachée. Son cœur bat vite. Monter, cela veut dire affronter seul les nids de mitrailleuses ennemies. Descendre, c'est risquer d'être pris pour un déserteur.
  Alors, il suit les traces de pas des Allemands qui ont surgi par-derrière et découvre un tunnel dont l'entrée est dissimulée par une motte de terre. Il connaît bien les tunnels car, en tant que membre des corps francs, il a dû en emprunter à plusieurs reprises pour des missions commando. Côté français comme côté allemand, ceux du génie se sont transformés en taupes creusant la terre pour construire des galeries et poser des explosifs sous les lignes ennemies.
  Hippolyte pénètre dans le passage. Des marches conduisent à un couloir souterrain. Tout est étayé par des poutres. Il comprend que les Allemands, installés depuis longtemps, ont pris le temps de renforcer ce réseau de galeries souterraines pour éviter d'être touchés par l'artillerie française et pouvoir surgir, au moment de l'offensive, avec des troupes intactes. De ce fait, comme ils n'étaient pas au sommet de la crête, les bombardements des derniers jours ne les ont en rien affectés, contrairement à ce qu'escomptait Nivelle.
  Hippolyte avance dans le tunnel et découvre des caisses d'explosifs. Soudain, entendant un bruit, il se cache dans une anfractuosité et repère un soldat allemand. Il attend que ce dernier soit suffisamment avancé pour l'attaquer par-derrière, plaquer sa main sur sa bouche et l'égorger. Les gestes d'Hippolyte sont simples, précis, efficaces. De la carotide du soldat giclent des jets de sang tiède. Il le relâche et le corps s'effondre comme une poupée de chiffon.
  Une voix se fait entendre : " Heinrich ! Wo bist du ? Was passiert ? Heinrich ! " En l'absence de réponse, le soldat accourt. Hippolyte le surprend de la même manière que son camarade et le tue tout aussi rapidement. Son uniforme est taché du sang de ses ennemis.
  D'autres voix retentissent. Il s'agit cette fois de deux soldats qui transportent une caisse d'explosifs. Les prenant par surprise, Hippolyte poignarde et tue facilement le premier, mais le second, beaucoup plus grand et gros, le saisit au torse et l'enserre de ses énormes bras. Hippolyte, plus frêle, trouve l'énergie de se dégager d'un coup de coude, avant de lui faire face, son poignard brandi en avant.
  Leurs souffles à tous deux se font courts. Ils se tiennent en respect. L'autre est plus lourd, plus puissant, mais moins alerte. Hippolyte parvient à lui infliger plusieurs estafilades, mais aucune n'est suffisamment profonde pour mettre son adversaire hors jeu. Les couches de graisse le protègent comme une armure. Finalement, l'Allemand parvient à désarmer son adversaire et à le plaquer au sol, l'écrasant de tout son poids. Hippolyte retient à bout de bras le poignet ennemi, dont l'arme s'approche dangereusement de son visage, tout en essayant avec sa main libre de lui comprimer la pomme d'Adam. Mais, là encore, ses doigts glissent dans les plis du double menton huileux.
  Ce face-à-face lui semble durer une éternité. Hippolyte respire l'odeur aigre qui émane du visage de son adversaire à quelques centimètres du sien. Des gouttes de sueur coulent sur son front. Le couteau, pointé sur son œil droit, descend inexorablement. Hippolyte pousse, serre la gorge de l'Allemand mais, incapable de le retenir davantage, il relâche la pression et sent alors le couteau s'enfoncer dans son œil droit et traverser son cerveau dans un craquement de bois sec.



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