vendredi 28 septembre 2018

3.


  René Toledano se réveille en sursaut, l'œil gagné par un tic. L'hypnotiseuse intervient aussitôt.
  - Non ! Surtout n'ouvrez pas encore les yeux ! Comme pour la plongée sous-marine, il faut respecter des paliers pour sortir de la transe hypnotique. Refermez les paupières.
  Le professeur d'histoire ne tient pas compte de son injonction. Tous les spectateurs peuvent constater qu'il est livide, qu'il a la respiration saccadée et qu'il tremble de tout son corps. Il pousse un cri de rage, quitte la scène, s'enfuit vers la sortie. Son amie Élodie veut l'arrêter, mais il la repousse, et franchit la porte de La boîte de Pandore. Il court droit devant lui sur les berges du quai de la Seine, son œil droit n'en finissant pas de s'ouvrir et de se fermer sans qu'il puisse le maîtriser. Il court longtemps, avant de s'arrêter essoufflé pour vomir dans le fleuve.
  Son tic à l'œil commence à disparaître. Il repense au général Nivelle qui leur annonçait une victoire certaine : " Soyez des héros ! "
  Tu parles ! Nous étions des moutons guidés par des bergers aveugles.
  Il comprend que, comme il le redoutait, cette hypnotiseuse ne maîtrise pas sa technique de plongée dans l'inconscient. Il a servi de premier cobaye à une expérience mal contrôlée. Elle a raté son guidage dans sa descente, elle a raté sa remontée, elle a surtout échoué dans son désir de lui faire vivre un moment réjouissant.
  Je n'aurais pas dû y aller. Tout ce qu'elle a fait, c'est me plonger dans un cauchemar devant un public de voyeurs qui a dû me trouver pitoyable.
  Les images précises de l'offensive du chemin des Dames lui reviennent comme un film, sauf qu'il en ressent maintenant toutes les sensations physiques : le froid, le sol qui tremble sous les obus, les odeurs de poudre et de chair brûlée. Il ne peut pas avoir inventé tout cela dans son esprit.
  Dire que des gens ont vraiment vécu cet enfer. Tant qu'on n'y est pas allé on ne peut pas se rendre compte.
  Un nouveau haut-le-cœur le gagne quand il repense à un de ses camarades dont il a vu la jambe se séparer du corps et s'envoler sous le coup d'un obus.
  - Eh ! toi !
  René relève la tête. Une silhouette s'approche de lui. C'est un jeune homme qui arbore toute la panoplie du skinhead : blouson militaire, tête rasée, rangers, piercings au nez et aux oreilles. Il lui lance :
  - Je veux ton fric et vite.
  L'homme parle avec un fort accent allemand. Il a des symboles nazis tatoués sur tout le corps. Croix gammée, tête de mort et signe des SS.
  Il dégaine un couteau à cran d'arrêt. René recule, mais derrière lui, il n'y a que le fleuve.
  L'autre insiste.
  - Allez ! File-moi ton portefeuille.
  À mesure qu'il se rapproche de lui, le professeur d'histoire perçoit son haleine fortement chargée de bière. Il est tétanisé, incapable de bouger ou de parler.
  - Tant pis. Je vais le prendre sur ton cadavre et après je te jetterai dans le fleuve où tu serviras de dîner aux poissons.
  Le skinhead sourit en exhibant ses dents dorées, puis il change de physionomie, serre les mâchoires et avance d'un air menaçant, couteau en avant.
  C'est un rêve. Me voilà dans un autre cauchemar, plus contemporain. Ou alors je suis encore sous l'influence de l'hypnotiseuse. Je crois que c'est réel, mais tout se passe dans mon imagination. Il va y avoir un décompte et il va disparaître. 10... 9... 8...
  Quand le skinhead lance sa lame en avant, René Toledano l'esquive presque machinalement. La pointe de l'arme blanche lui égratigne la main. Il éprouve une sensation de brûlure et voit son sang couler. Il regarde sa main comme si elle ne lui appartenait pas.
  Si c'est un rêve, pourquoi ai-je mal ?
  Lorsque le deuxième coup arrive, René parvient à le retenir en croisant ses deux mains qu'il tend en avant. Puis, instinctivement, le professeur d'histoire saisit le poignet du skinhead, le retourne et le force à lâcher l'arme. Lorsque l'autre lui paraît déséquilibré, il lui fauche la jambe pour le faire tomber. René Toledano se sent des capacités de combat dont il ignorait totalement l'existence.
  Il donne un coup de pied dans le couteau qu'il fait voler dans le fleuve. Le skinhead fulmine et l'insulte en allemand. Il se penche tel un taureau prêt à charger. Il dégaine un deuxième poignard à la lame plus large et plus longue, dissimulé dans un étui attaché à son mollet. Quelques rats intrigués passant par là s'arrêtent pour observer cette lutte réjouissante entre mâles humains.
  Nouvel assaut du skinhead.
  Corps à corps. Les combattants chutent au sol et roulent. Leurs mains cherchent à agripper, leurs ongles à griffer, leurs dents à mordre. Leurs yeux sont révulsés et leurs bouches grimaçantes. La lame du poignard les sépare, tantôt repoussée, tantôt brandie.
  D'un mouvement, René Toledano retourne l'arme contre l'assaillant qui, en roulant sur lui-même, s'enfonce la lame dans le thorax.
  Oh non.
  Le professeur d'histoire relâche son étreinte, l'autre tente de se relever ; le manche du poignard dépasse de sa poitrine ; il a un rictus, puis après avoir tenté maladroitement de se remettre debout, il tombe à genoux et bascule en avant. L'arme s'enfonce plus profondément.
  Non, non, non, non, non.
  Les rats sont étonnés que cela s'arrête si rapidement.
  René s'approche lentement, au cas où son adversaire ferait semblant d'être mort. Il le retourne. L'autre, les yeux grands ouverts, ne bouge plus. Du sang déborde de la commissure de ses lèvres.
  Cela ne s'est pas produit, cela n'existe pas, je vais me réveiller de ce cauchemar.
  Comme il ne se passe rien, René Toledano met la main devant la bouche et le nez de son agresseur pour voir s'il respire encore, puis lui touche la poitrine et constate qu'elle ne se soulève plus. Il lui palpe les poignets à la recherche du moindre battement. En vain.
  Je crois que là ce n'est plus de l'hypnose ni un rêve... Cela se passe ici et maintenant dans cette vie.
  Le cœur de René bat à tout rompre, il respire amplement et ressent un goût amer dans la gorge. Il recule, s'éloigne du corps, tourne la tête pour voir si quelqu'un arrive.
  Mais qu'est-ce que j'ai fait ?
  Il se remet face au corps de sa victime qui n'en finit pas de déverser son liquide rouge. Déjà des rats approchent pour renifler le sang, qu'il éloigne à coups de pied.
  C'est affreux. Il faut que j'aille au commissariat le plus proche et que j'explique ce qu'il s'est vraiment passé... C'était de la légitime défense. Cela arrive tous les jours de se faire menacer dans des coins déserts... Je n'ai fait que protéger ma vie.
  Il tourne encore la tête. Cette partie très à l'ouest du fleuve est peu touristique car excentrée, et donc peu fréquentée.
  Il faut que je dise la vérité.
  Il reste là à contempler le corps du skinhead.
  Les policiers ne me croiront pas. Ils se diront que j'ai poignardé un clochard. Rien ne prouve que j'étais en état de légitime défense.
  Même ma blessure à la main ? Une simple égratignure, ils se moqueront de moi.
  Il regarde partout autour de lui et ne repère toujours aucun témoin. Alors, obéissant à une pulsion, il tire le corps de son assaillant jusqu'au bord de la berge. Il retire le couteau et le jette au loin dans le fleuve. Du bout du pied, il pousse ce corps pour le faire basculer dans l'eau.
  Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? J'ai tué un homme et maintenant, voilà que je me débarrasse de son corps en le jetant dans le fleuve.
  Au loin, la péniche La boîte de Pandore, illuminée, continue d'émettre des bruits d'applaudissements réguliers. Le tic à son œil droit reprend.
  Dans quel pétrin suis-je allé me fourrer ?
  Il rejoint alors sa voiture garée un peu plus loin et s'enfuit dans la nuit.
  Les rats, déçus, lèchent la petite flaque de sang, seule trace de l'affrontement, et apprécient l'arrière-goût de bière.




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