vendredi 28 septembre 2018

12.

L'œil vert trône au milieu de la scène, la silhouette de l'hypnotiseuse est illuminée par le projecteur.
  - Vous n'êtes pas seulement ce que vous croyez être. Alors je vous pose la question : saurez-vous vous rappeler qui vous êtes vraiment ?
  Opale scrute la salle de La boîte de Pandore, et repère René Toledano. Saisie aussitôt d'un infime tressaillement, elle poursuit quand même son laïus :
  - Il va me falloir un volontaire. Qui veut se livrer à une expérience extraordinaire qui le marquera à tout jamais : l'expérience de la compréhension totale de lui-même ?
  René s'empresse de répondre :
  - Moi.
  Avant qu'elle n'ait pu l'y inviter, il se lève.
  - Non, pas vous, vous êtes déjà venu hier.
  - Justement, j'aimerais que vous recommenciez l'expérience pour " arranger " les choses que vous avez " dérangées ".
  Les gens dans le public ne comprennent pas ce qu'il se passe et le professeur d'histoire est conscient que cette gêne est à son avantage. Alors qu'elle ne l'y a toujours pas autorisé, il monte sur scène.
  - Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Je vais désigner quelqu'un d'autre.
  - J'insiste. Je veux être votre prochain cobaye.
  - Eh bien je suis navrée, mais cela ne sera pas possible.
  Il prend la salle à témoin.
  - Et pourquoi ? Ah si, j'ai peut-être un début d'explication. Parce que vous m'avez introduit un faux souvenir, c'est cela ?
  - Non. Parce que vous avez déjà fait cette expérience hier. Je vous en prie, monsieur...
  - Toledano, René Toledano, vous avez déjà oublié ? Ironique pour quelqu'un qui travaille sur nos souvenirs.
  - Non je n'ai pas oublié, mais je vous demanderais de retourner à votre place pour que je puisse poursuivre mon spectacle.

  - Et si je refuse ?
  Opale est un peu désarçonnée, mais elle ne veut pas céder.
  - Je vous en prie, monsieur Toledano, ne compliquez pas les choses.
  La salle réagit alors. Un homme siffle René, quelques spectateurs le huent. Il sent que s'il continue à vouloir défier cette hypnotiseuse, il risque de se faire sortir par le public, apparemment disposé à soutenir la jolie artiste contre cet importun qui vient gâcher le spectacle.
  Opale et René se défient tous les deux pendant de longues secondes, quand son tic le reprend à l'œil droit.
  Mon corps me trahit. Qu'est-ce que je fais ?
  Alors, après une hésitation, il retourne à sa place en haussant les épaules sous les regards réprobateurs de ses voisins.
  - Donc je disais qu'il va me falloir un volontaire. Qui d'autre veut venir vivre cette expérience unique et extraordinaire ?
  Une femme très distinguée lève la main et se fait aussitôt chaleureusement applaudir.
  - Venez me rejoindre sur scène, madame.
  Le nouveau cobaye semble ravi d'être là.
  - Avant de commencer, j'aimerais en savoir un peu plus sur vous, madame. Comment vous prénommez-vous ?
  - Caroline. J'ai 42 ans et je travaille dans un bar à ongles, ma spécialité, c'est les ongles des orteils.
  René Toledano assiste à la suite du spectacle. Au moment fatidique, la femme déclare :
  - Je vois la porte de l'inconscient, mais lorsque j'appuie sur la poignée cela résiste comme s'il y avait un loquet fermé de l'autre côté.
  - Essayez encore, madame.

  - J'essaye mais cela résiste vraiment.
  - Essayez encore, cela va finir par céder.
  - Mais c'est une porte blindée, épaisse, avec une énorme serrure !
  - Vraiment vous n'y arrivez pas ?
  - J'essaie pourtant : je tire, je pousse, mais c'est trop lourd, et trop bien fermé. Je n'y arrive pas.
  - Bien, alors remontez. Nous avons essayé, mais cela ne peut pas marcher à tous les coups, Caroline. Mesdames, messieurs, on l'applaudit quand même très fort pour son courage.
  Opale ne peut cacher sa déception, mais comme elle ne veut pas clore son spectacle par un échec, elle ajoute un numéro improvisé et elle enchaîne avec un tour d'hypnose plus classique où elle demande à un nouveau cobaye d'imaginer qu'il est dans le désert. Ayant de plus en plus chaud, l'homme finit par se déshabiller et enlève sa chemise sous le regard amusé de la salle.
  L'artiste aux longs cheveux roux et aux grands yeux verts reçoit de chaleureux applaudissements, suivis d'une standing ovation. Elle effectue une courbette modeste, le rideau rouge est tiré, la salle se rallume et les gens quittent en file indienne la péniche-théâtre.
  Opale se démaquille lentement dans sa loge, se change pour enfiler des vêtements plus confortables et des chaussures de sport. Elle quitte La boîte de Pandore après avoir fermé la porte et éteint le néon placé sur le toit du bateau éclairant l'affiche : " OPALE, L'HYPNOTISEUSE QUI VOUS FERA DÉCOUVRIR VOTRE PASSÉ OUBLIÉ ".
  Elle s'engage sur les berges de la Seine pour rejoindre sa voiture. Après une centaine de mètres, elle a l'impression que quelqu'un la suit. Elle perçoit nettement les pas d'un homme derrière elle, alors elle accélère, mais celui-ci fait de même. Elle sent qu'il se rapproche. Elle sort son smartphone et, par précaution, affiche le numéro d'urgence de la police. Il continue d'approcher. Elle saisit la bombe lacrymogène cachée dans son sac. D'un geste vif elle se retourne et en pulvérise un gros nuage directement sur le visage de son poursuivant.
  Ce dernier, surpris, met les mains sur les yeux, puis s'effondre à genoux, convulsé par la toux et les pleurs.
  - Je vais appeler la police ! le menace-t-elle.
  Surtout pas.
  - Non ! Ne faites pas ça ! Je ne vous veux aucun mal, je suis...
  Elle le reconnaît.
  - Le casse-pied de tout à l'heure. Qu'est-ce que vous me voulez encore ?
  Il met du temps avant de pouvoir s'exprimer. Ses yeux le démangent, sa gorge le brûle. Il crachote et larmoie.
  - Vous m'avez implanté un faux souvenir, je souhaite que vous me le retiriez.
  - Je n'ai pas implanté le moindre faux souvenir, comme vous dites, je vous ai juste permis d'accéder à votre mémoire profonde.
  - Vous m'avez plongé dans un cauchemar.
  - C'est vous qui avez choisi d'ouvrir la porte de votre comportement le plus héroïque, n'est-ce pas ? Les héros finissent mal en général. C'est juste un coup de " pas de chance ".
  Il se relève et retrouve l'intégrité de sa voix.
  - Pas de chance !?
  - Parfaitement, c'est " pas de chance " que l'offensive du chemin des Dames ait été aussi mal préparée par vos supérieurs, ce n'est pas de chance que le terrain ait été boueux, qu'il ait plu et neigé, ce n'est pas de chance que votre général Nivelle ait été un aussi mauvais stratège, ce n'est pas de chance que vous soyez tombé sur un soldat ennemi plus puissant que vous. Moi, je n'y suis pour rien. Quant à vous... eh bien, vous avez visité la vie que vous vouliez connaître, votre vie de héros. J'ai rempli mon engagement.
  Il lui agrippe le poignet et le serre avec rage.
  - RETIREZ-MOI CE FAUX SOUVENIR !
  Elle tente de le forcer à lâcher prise. En vain.
  - Lâchez-moi !
  Il consent à desserrer son emprise.
  - Désolé, mais je me dois d'insister. C'est comme si vous étiez venue chez moi, que vous m'aviez demandé d'ouvrir ma cave, que vous aviez sorti une sorte de vieux fromage moisi et puant, et que vous m'aviez laissé avec cette immondice nauséabonde au milieu du salon. Je vous demande juste de l'enlever.
  À nouveau les deux se défient du regard. Yeux bruns contre yeux verts.
  - À cause de vous j'ai... (tué un homme), je n'ai pas dormi de la nuit. Débrouillez-vous pour réparer le mal que vous m'avez fait. C'est votre métier après tout, fouiller dans les esprits pour y mettre de l'ordre.
  - Je ne vous dois rien. Je ne pouvais pas savoir que c'était cela qui se cachait au fond de votre esprit.
  Il cherche un moyen de reprendre le contrôle et se souvient du stratagème d'Élodie pour faire plier son psychiatre.
  - Je vous rappelle que je suis venu voir votre spectacle, que j'ai payé ma place et pour seul résultat je suis reparti traumatisé. Vous voulez que je signale ce regrettable incident sur les réseaux sociaux ? Je pense que si je raconte ce que j'ai vécu, cela devrait intéresser beaucoup de spectateurs potentiels qui réfléchiront à deux fois avant de vous donner 30 euros pour voir votre représentation et ne plus arriver à dormir.

  - C'est une menace ?
  - Absolument.
  Cette fois-ci c'est elle qui baisse son regard et d'un geste relève sa mèche rousse.
  - On ne peut pas effacer un souvenir qui surgit de la mémoire profonde. Quand il est remonté, il est remonté, c'est trop tard.
  - Si, vous pouvez, je le sais.
  - Vous ne savez rien du tout. Le passé est immuable. On ne peut rien soustraire. Par contre, on peut tenter autre chose.
  - Je vous écoute.
  - Ajouter. On peut ajouter un souvenir positif, avec des émotions équivalentes, pour faire oublier un souvenir négatif ou en tout cas minimiser son impact.
  René semble dubitatif. Opale continue :
  - C'est comme quand on est enfant : on se fait mal, mais votre mère vous console avec un bon goûter. La plaie au genou est toujours là mais le gâteau au chocolat vous a fait un temps relativiser votre accident.
  - Ne me parlez pas comme à un gamin.
  - C'était une métaphore pour vous faire comprendre comment nous pouvons procéder.
  - Trouvez la méthode qui vous convient, mais réparez le mal que vous m'avez fait.
  - Très bien, suivez-moi.
  Ils reviennent vers la péniche-théâtre. Opale ouvre la porte de La boîte de Pandore, rallume un projecteur, puis invite René à se rasseoir sur le fauteuil de velours rouge face à l'énorme œil vert qui sert de décor. Il obtempère. Le téléphone de René sonne alors. C'est Élodie qui veut certainement savoir où il en est.

  - Il faut le mettre en mode avion, rappelle Opale. C'est un spectacle, sur mesure certes, mais cela reste un spectacle.
  - Excusez-moi.
  - Quelle vie voulez-vous connaître ?
  - Après cette vie " héroïque " dans laquelle je suis mort jeune, violemment et sans famille, je voudrais découvrir le contraire : celle où j'ai vécu jusqu'à un âge très avancé et où je suis décédé de mort naturelle entouré de ma famille dans un pays en paix.
  - Comme vous le souhaitez.
  Elle lui propose de fermer les yeux, de se détendre, de visualiser l'escalier, la porte de l'inconscient, puis de retrouver le couloir aux 111 portes numérotées.
  Il se concentre sur tous les éléments qu'il a formulés : " âgé ", " de mort naturelle ", " avec une famille ", " dans un pays en paix ".
  La lampe rouge de la porte 95 s'éclaire. Il l'ouvre.



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