vendredi 28 septembre 2018

13.

Ses mains sont fines, veinées, très ridées et couvertes de taches brunes. Son corps est étendu sur un lit, entouré du côté droit d'un vieil homme aux cheveux blancs, de trois jeunes couples et de six enfants. À sa gauche un prêtre et un homme en costume ancien.
  René Toledano prend conscience de la forme de son corps et comprend qu'il est dans cette vie une vieille femme.
  - Oh ma très chère !
  René déduit que l'homme aux cheveux blancs qui a prononcé ces mots en lui prenant la main pour l'embrasser doit être son mari.
  - Vous voyez, le notaire et le curé sont venus pour vous.

  Celui qui est présenté comme notaire lui tend une feuille sur lequel est inscrit en gros " TESTAMENT ".
  René peut ainsi obtenir plus d'informations sur qui il ou plutôt " elle " est. Il voit, inscrit d'une belle plume :

  Suit une longue liste énumérant des bâtisses, des terrains, des chevaux, des ânes, des poules, mais également des objets aussi hétéroclites que des carrosses, des charrues, des meubles et de l'argenterie.
  Les yeux relisent, la main tremblante signe maladroitement, le notaire remercie et s'éclipse.
  Puis le curé s'approche, proposant de " libérer l'âme par la confession ". Elle lui parle à l'oreille.
  - Je confesse que j'ai passé beaucoup de temps à essayer de fuir les obligations mondaines imposées par mon rang : tous ces bals, tous ces importuns, toute cette société à honorer... Et mon mari et mes enfants qui passaient leur temps à me solliciter !
  - Vous êtes absoute.
  - Ce n'est pas tout. Je confesse que j'ai eu une relation charnelle avec le jardinier parce que mon mari a perdu depuis longtemps sa vigueur et que j'ai toujours gardé de l'appétit pour les choses de la chair.
  - Euh... Vous êtes absoute aussi pour cela.
  - Et sachez, ne vous en déplaise, que je n'ai pas seulement eu commerce avec le jardinier, aussi avec le garçon d'écurie et plusieurs de mes valets, et je n'ai pas honte de le dire : pourquoi seuls les hommes auraient-ils le droit d'afficher leurs conquêtes alors que nous, les femmes, ressentons nous aussi de tels élans pour l'autre sexe ? Plût à Dieu qu'un jour les femmes deviennent les égales des hommes et puissent, à leur instar, fréquenter des prostitués, ôtant par là aux hommes l'un de leurs nombreux privilèges.
  Le curé, surpris, tousse en espérant que les autres n'ont rien entendu.
  - Je dois aussi, mon père, vous dire que je méprise tous les bigots qui croient aux superstitions que l'Église alimente pour s'enrichir sur la crédulité des plus naïfs...
  - Eh bien je crois que tout a été dit, l'interrompt le prêtre.
  Le prêtre entonne une prière en latin qui couvre la voix de la vieille femme. Il lui impose le signe de croix sur le front.
  - Vous êtes absoute, madame la comtesse. Votre âme pourra rejoindre le paradis.
  Une fois le curé et le notaire partis, le comte s'approche.
  - Eh bien, ma bien-aimée, le moment est opportun pour me dire... où ?
  Il lui caresse le front.
  - Où quoi ?
  - Où avez-vous enterré la cassette avec les lingots ?
  - Vous le savez, Gonzague, je déteste cette familiarité qui vous pousse à me rappeler dans vos adresses que vous m'aimez : " ma bien-aimée ", " ma très chère ", nous ne sommes pas des gueux, que diable !
  - Très bien, Léontine. Dites-nous, où est cette cassette ? Si vous n'en révélez pas l'emplacement, cet argent patrimonial va être perdu pour toute la famille. Le médecin ne vous donne plus que quelques heures à vivre.
  - C'est en partie l'héritage que je tiens de mes propres parents et, si vous vous en souvenez bien, Gonzague, ils avaient quelque grief contre vous à la fin de leur vie. Si je vous transmettais cet argent, ce serait leur manquer de respect.
  - Mais il n'y a pas que moi, ma bien-aimée, il y a les enfants ! Mes enfants, allons, dites à votre mère et grand-mère que vous la chérissez.
  Le fils aîné s'approche, d'un air menaçant :
  - Allons, mère, parlez. On sait que la cassette est quelque part dans le parc derrière le château, mais où ? Près du lac ? Dans la zone forestière ?
  Les petits-enfants prennent le relais :
  - Où est l'or, madame ? Où sont les lingots ? Nous aimerions les voir...
  - Donc vous n'êtes là, autour de moi, que pour vous enquérir de l'héritage. Comme des vautours guettant que l'animal soit devenu charogne pour le dévorer.
  - Quelle infamie pour nous tous que vous puissiez croire cela !
  - Ma très chère épouse !
  - Mère !
  - Madame !
  Tous essaient de prendre sa main. Elle les repousse.
  - Vous me dégoûtez tous autant que vous êtes. Votre amour pour moi n'est que tartuferie !
  Léontine fixe sa famille. Ceux-ci font mine de n'avoir rien entendu et répètent leur discours sirupeux.
  - Allez, parlez ma bien-aimée. Où est le trésor ?
  - Où est le trésor, mère ?
  - Où est le trésor, madame ?
  La comtesse finit par lâcher :
  - Marsout.

  - Quoi " Marsout " ? Est-ce la commune où est dissimulé le coffret ?
  - Marsout ? C'est du patois je crois.
  - Moi je crois que c'est du latin, il faudrait faire revenir le prêtre, il pourra comprendre.
  La vieille femme se redresse avec difficulté.
  - Appelez la femme de chambre, j'ai besoin de me soulager.
  Celle-ci arrive et l'aide à marcher en direction du réduit dans lequel est installée la chaise percée et sa bassine. La comtesse referme alors la porte, puis rumine seule dans ses toilettes.
  René a la surprise d'accéder à ses pensées alors qu'elle ne parle pas.
  Tous des imbéciles. Ils prétendent m'aimer mais moi je ne les aime pas. Je les méprise. Je les hais.
  Je préfère les priver de mon argent que de le leur donner dans ces conditions.
  Et puis tant mieux, je ris déjà à l'idée de les imaginer fouiller le domaine de fond en comble alors que j'ai caché la cassette sous le grand chêne tout au fond à gauche du parc.
  Puis, depuis ses toilettes, elle hurle :
  - Marsout !
  Et elle s'effondre, alors que des pas se font déjà entendre dans le couloir. Ils trouvent son corps inanimé.
  L'âme de la vieille femme sort de son enveloppe de chair abîmée. Cela forme un ectoplasme dont la silhouette est exactement similaire à celle de son enveloppe charnelle.
  L'esprit de Léontine voit alors l'esprit de René.
  Elle fronce les sourcils, étonnée.
  - Mais qui diable êtes-vous ?
  Le professeur d'histoire est pris de court.

  - Je suis... enfin je suis... celui que vous allez devenir un jour dans le futur...
  - Et que faites-vous là, à cet instant ? J'espère que vous n'êtes pas vous aussi sur la trace de mes lingots.
  - Euh... non... je... enfin... vous...
  Mais l'âme de Léontine est attirée par une lumière au loin, qu'elle part rejoindre, alors que déjà toute sa famille hurle, crie, pleure en secouant l'enveloppe charnelle abandonnée.
  Derrière le professeur d'histoire vient d'apparaître une porte. Il l'emprunte, se retrouve dans le couloir, remonte jusqu'à la porte 112. Il l'ouvre, grimpe l'escalier alors que progressivement résonne une voix de femme qui égrène :
  - ... quatre, trois, deux, un, zéro. Ouvrez les yeux, monsieur Toledano.
  Claquement sec de doigts.

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