vendredi 28 septembre 2018

14.

René bat des paupières.
  - Alors ? lui demande Opale, visiblement à la fois curieuse et inquiète.
  Il respire fort, encore bouleversé par la scène à laquelle il vient d'assister. Il réclame un verre d'eau. Opale va en chercher un en coulisse. Son souffle se stabilise. Puis il allume son smartphone, ouvre le fichier " Mnemos " et note rapidement tous les détails de la fin de la comtesse Léontine de Villambreuse.
  - J'étais une vieille femme. J'ai eu accès à ses pensées ! Le soldat de 14-18, je le voyais agir de l'extérieur comme dans un film, mais cette vieille femme, je pouvais l'entendre penser comme si j'étais dans sa tête.
  Opale est impressionnée. Il reprend, exalté par son expérience.
  - C'était incroyable, je pouvais la voir de l'extérieur et l'entendre penser de l'intérieur.
  Il se relève et respire amplement comme un plongeur revenu d'une descente particulièrement éprouvante.
  - Donc ça va mieux ? Vous êtes guéri ? Je vous ai retiré le traumatisme de la première descente ?
  Il ne l'écoute pas et poursuit.
  - Je crois que je sais maintenant pourquoi j'ai toujours été mal à l'aise avec le concept de famille. Cela pourrait expliquer que je sois toujours célibataire à 32 ans. Et que je m'enfuis dès que je sens qu'une femme veut s'installer dans ma vie. Ce qui me trouble, c'est que les derniers mots de la comtesse ont été " Marsout ".
  - Marsout ?
  - Oui, elle l'a prononcé comme on prononcerait un anathème.
  Opale est intriguée.
  - Marsout ? Vous êtes sûr ?
  - Je sais que ce n'est pas une insulte, ni l'emplacement du trésor.
  - J'adore les énigmes et je crois que je peux résoudre celle-là.
  - Je vous écoute.
  - Les mois. Si vous comptez les doigts sur vos mains, mars est le troisième mois. Donc cela correspond au troisième doigt, le médium de la main gauche. Août est le huitième mois. Cela correspond aussi au troisième doigt de la main droite, là encore le médium. " Mars-août ". Votre Léontine a souhaité leur faire visualiser deux doigts d'honneur tendus en guise de révélation de l'emplacement de son héritage.
  René admire la sagacité de l'hypnotiseuse.
  - Vous voulez dire qu'avant de mourir elle leur a fait un double doigt d'honneur pour leur dire qu'ils pouvaient aller se faire voir ?
  Madame la comtesse Léontine de Villambreuse était une vieille dame espiègle qui n'était pas dupe. Du peu que j'en ai perçu, elle devait être une " marrante ".
  Opale se détend elle aussi. Elle remet sa veste, et s'apprête à éteindre le projecteur pour évacuer la scène.
  - C'est quand même extraordinaire, votre hypnose. Vous m'avez révélé qu'il y a une machine à remonter dans le temps cachée dans mon cerveau. Une machine sans technologie, une machine qui ne fonctionne qu'avec la puissance de l'imagination.
  - À mon avis ce n'est pas que votre imagination. Sinon vous n'auriez pas accès à autant de détails. Et puis vous ne pouvez pas aller n'importe où dans le temps, vous ne pouvez explorer que les lieux et les époques où vos karmas précédents ont vécu, n'est-ce pas ?
  - Appelez cela comme vous voulez, mais je commence à trouver tout ça de plus en plus passionnant. Je veux recommencer.
  - Il est tard.
  - Imaginons que ce soit le " service après-vente " de votre spectacle.
  - Vous en avez déjà bénéficié de mon service après-vente, maintenant il faut partir de ce théâtre. Levez-vous.
  - Juste une autre fois.
  Elle le fixe, étonnée, regarde sa montre.
  - C'est-à-dire que j'ai un dîner prévu et...

  - Vous appellerez pour dire que vous avez un empêchement de dernière minute. Vous me " devez " bien cela.
  - Qu'est-ce que vous me voulez à la fin ? Je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé dans vos vies antérieures.
  - Je ne suis pas n'importe qui. Je suis votre premier cobaye et votre client. Vous ne voudriez pas laisser à un client l'impression d'avoir été abusé. Ce que je vous demande est légitime, je veux retrouver ma sérénité et arriver à dormir ce soir. La découverte de la vie de Léontine m'a certes permis de prendre un peu de recul, mais pas au point de compenser le stress qu'a provoqué chez moi la vie d'Hippolyte. Après tout, il n'est pas mort heureux, mais elle non plus. Ce sont deux vies qui ont mal fini.
  - Vous allez encore me menacer de raconter votre aventure sur les réseaux sociaux ? Je considère pour ma part que vous abusez de ma patience. Je ne vous dois rien.
  - Vous me devez la " paix de l'âme ". Une paix que vous avez troublée à mes dépens pour amuser des spectateurs.
  Elle hésite, puis consent à envoyer un texto pour annuler son dîner.
  Il s'étend sur le fauteuil de velours rouge et affiche une mine déterminée, tel un sportif prêt à battre un record.
  - Donc il faut que je sois précis dans ma demande. Alors cette fois-ci je veux ouvrir la porte du couloir correspondant à...
  Il ferme les yeux et cherche la meilleure formule.
  Que demander pour être sûr de ne pas vivre une expérience trop désagréable ? Il faut que je pense satisfaction, joie.
  - Je veux aller explorer la vie où j'ai connu le plus grand plaisir.
  Opale, résignée, lui propose de respirer amplement et entame le décompte de la descente des marches. Un, deux, trois...


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