vendredi 28 septembre 2018

15.

Ses mains sont grosses, calleuses, recouvertes de crasse, les ongles sont rongés jusqu'à la lunule, surmontés de bras recouverts de poils épais noirs et frisés. Il perçoit une longue barbe qui le gratte sous le menton.
  Son dos le picote et à côté de lui d'autres hommes torse nu sont assis sur le même banc que lui et enchaînés à une énorme rame de bois épaisse comme une poutre.
  Ils effectuent tous le même mouvement d'avant en arrière pour tirer puis pousser de manière synchrone. Il perçoit une odeur iodée, qui recouvre des relents de pourriture, de sueur, d'urine et d'excréments. En haut de la travée, un homme à la peau noire frappe lentement mais régulièrement un tambour pour donner la cadence. Un petit homme bedonnant avec une veste verte arrive en brandissant une marmite.
  - À la soupe, dit-il.
  Il sert à chacun une gorgée de soupe marronnâtre en s'aidant d'une longue louche pour rester à distance des visages. L'homme à la veste verte continue sa progression dans l'allée et arrive face à lui.
  - Non, pas pour toi, Zeno. Je sais que tu as fomenté une rébellion. Et comme tu sembles avoir un ascendant naturel sur les autres, si je te punis, ils comprendront ce qui les attend s'ils tentent quoi que ce soit.
  René déduit donc que son ancienne incarnation est un galérien du nom de Zeno.
  - J'ai faim, prononce la bouche du corps dans lequel il se trouve.
  - Alors régale-toi avec ça.

  L'homme à la veste verte pose sa marmite et sa cuillère. Il saisit son fouet et lui assène des coups qui sifflent. L'esprit de René placé dans le corps de Zeno ressent les brûlures de chaque coup.
  - C'est bon, tu n'as plus faim ? Ou tu en veux encore ? ricane le bourreau en exhibant ses chicots.
  Il reprend sa marmite et sa louche, continue sa tournée.
  La sensation de manque est atroce, mais Zeno, par fierté, serre les mâchoires.
  Un officier romain apparaît sur le pont. Il descend les marches qui mènent à la salle des rameurs. L'officier chuchote à l'oreille de l'homme à la veste verte, puis remonte vers le pont supérieur.
  - Alerte, alerte. Bateaux carthaginois en vue. Préparez-vous à livrer bataille. Si nous gagnons, double ration de pain et un morceau de viande pour tous, signale le fouetteur.
  Une rumeur d'enthousiasme circule parmi les galériens.
  - Et trois jours de repos dans la ville la plus proche de Drépane. Si nous sommes capturés, les Carthaginois vont vous donner en sacrifice à leur dieu Baal. Ce sont des barbares cruels. Je vous rappelle qu'ils pratiquent des supplices ignobles sur leurs prisonniers et qu'ils sont cannibales. Non seulement vous souffrirez de manière atroce, mais en plus vos cadavres n'auront même pas de sépulture décente. Donc si vous ne voulez pas terminer en déjection de Carthaginois, je vous conseille de tout mettre en œuvre pour que notre bateau soit le plus rapide et le plus puissant.
  L'homme à la veste verte indique à l'homme au tambour d'accélérer le rythme.
  L'esprit de René, se souvenant qu'il a eu accès à la pensée de Léontine, essaie de pénétrer celle de Zeno. Il fouille sa mémoire. Il y découvre des souvenirs d'enfance, en Sicile, avec plusieurs frères et sœurs qui jouent avec lui au milieu des champs d'oliviers. Des réminiscences d'une époque où il travaille avec son père sur le port de Syracuse. Des moments où il navigue sur des voiliers. Et puis un jour, les Romains débarquent et, sans donner d'explication, arrêtent et enchaînent tous les hommes. Ils annoncent que certains iront travailler dans les mines de fer et que d'autres deviendront galériens.
  À partir de là les souvenirs de Zeno doivent être les mêmes que ceux de tous les galériens : il est enchaîné à une rame à manger de la soupe, à dormir sur le banc, à ne plus pouvoir se mouvoir en dehors de cette cale de bateau, à regarder ses voisins mourir les uns après les autres, d'épuisement ou de maladie, à entendre les pulsations de ce maudit tambour, à recevoir des coups de fouet. René découvre qu'il a effectivement tenté de s'évader, essayé d'inspirer aux autres la rébellion, mais il a été dénoncé en échange d'une miche de pain, puis privé de nourriture et battu. Cela faisait partie des risques.
  René laisse de côté les souvenirs de Zeno et réintègre l'instant présent. Zeno distingue la mer à travers la fente qui recueille la rame. Il discerne au loin les bateaux ennemis. Du peu qu'il puisse voir, ceux-ci sont plus petits, mais ils ont des voiles plus larges, donc ils doivent être plus rapides et plus maniables. En tant que passionné de navigation avant sa capture, Zeno s'est intéressé à tout ce qui vogue sur la Méditerranée. Il sait que les Carthaginois sont d'excellents bâtisseurs de bateaux. Les Romains compensent la lenteur et la lourdeur de leurs vaisseaux par le nombre de galériens et par les énormes éperons de fer placés à la proue. Si bien que si le vent est puissant, les Carthaginois sont avantagés tandis que, si le vent est faible, ce sont les Romains qui s'avéreront les plus performants.
  Les bateaux carthaginois approchent et la bataille commence.

  L'homme au tambour accélère et le rythme se fait de plus en plus difficile à suivre. Tous les rameurs poussent un grand ahanement synchrone pour se donner de l'énergie.
  Soudain, un choc, un fracas de bois. La galère est stoppée. Zeno se doute de ce qu'il se passe. Leur bateau a éperonné et crevé la coque d'un bateau ennemi. Au-dessus de leur tête, les cris de victoire des soldats romains.
  Les galériens sont rassurés, ils sont dans un bateau vainqueur et vont obtenir pain, viande et repos. Mais une odeur d'huile et de bois brûlé se fait sentir. Là encore, Zeno sait de quoi il s'agit et cela ne le rassure pas : les Carthaginois ont dû lancer des étoupes enduites de poix à partir de leurs catapultes. S'ensuivent des cris. Tous les soldats romains sautent à l'eau pour rejoindre à la nage un autre bateau, abandonnant les galériens enchaînés au navire en flammes.
  Zeno réagit aussitôt. Au bout de la travée, un seul gros cadenas contrôle toutes les chaînes. De là où Zeno est attaché, il est par chance accessible. Il s'en rapproche, fait levier avec une lance, arrache deux clous au banc et tente de faire sauter la serrure. Autour de lui les autres galériens sont tétanisés.
  Zeno parvient à ouvrir le cadenas. Une clameur accueille son exploit. Enfin libre, il monte sur le pont et indique aux autres comment procéder pour éteindre le feu.
  Une fois l'incendie péniblement arrêté, le galérien sicilien cherche de la nourriture, mais les provisions dans l'habitacle ont été réduites en cendre. Il va vers la poupe, saisit le gouvernail du bateau, qui, malgré l'attaque, n'est pas encore une épave et reste dirigeable.
  Il observe le décor de la bataille. À droite les Romains, reconnaissables à leurs voiles rouges avec l'insigne de l'aigle noir tenant dans ses serres les lettres de la République romaine, SPQR, à gauche les Carthaginois avec leurs voiles blanches où est représenté un dauphin bleu surmontant un soleil jaune.
  Il faut choisir un camp.
  À droite, il sera récompensé comme le sauveur du bateau, mais il restera galérien. À gauche, il ne sera plus galérien, mais il risque d'être offert en sacrifice à Baal ou de servir de nourriture aux festins locaux. Même s'il ne les aime pas, il connaît les Romains, alors qu'il ne connaît pas les Carthaginois.
  Que vaut-il mieux, un ennemi connu ou un ennemi inconnu ? Puisqu'il est parvenu à ouvrir le cadenas et à éteindre l'incendie, les autres galériens lui font confiance et attendent qu'il prenne sa décision.
  René comprend que c'est le moment d'intervenir.
  - Allez vers les Carthaginois, murmure-t-il.
  Il espère ainsi découvrir si la communication fonctionne dans les deux sens. D'autant qu'il ne parle pas la même langue, se dit-il avant de remarquer que si lui peut le comprendre, alors l'autre doit aussi y parvenir.
  - Rejoignez les Carthaginois ! répète-t-il plus fort.
  Zeno secoue la tête, et se presse les tempes comme s'il avait une migraine. Il finit par murmurer :
  - Mais qui parle à l'intérieur de ma tête ?
  - Je suis le futur vous-même. C'est un peu compliqué à expliquer maintenant, mais acceptez la possibilité que je sois l'esprit de l'homme que vous serez dans...
  Si je lui dis 2 000 ans, il ne va jamais me croire.
  - ... quelques années.
  - Mais comment pouvez-vous me parler à l'intérieur de ma tête ? Vous êtes un dieu ?
  - C'est une technique moderne qu'il serait un peu long de vous expliquer. Retenez simplement que je suis une évolution de votre esprit dans le futur, dans un autre corps, mais que je peux revenir en arrière pour vous parler.
  - J'ai mal à la tête. Partez. Je suis très occupé.
  - Je comprends que c'est difficile à accepter pour quelqu'un qui n'a jamais été confronté à tout ça, alors je vous en supplie, écoutez mon conseil. Je connais l'issue de cette bataille et je connais les Carthaginois. Je peux vous affirmer que ce ne sont pas des barbares, ni des cannibales. Les Romains vous ont raconté cela pour légitimer leurs guerres. Les Carthaginois ne sont que leurs concurrents sur les routes maritimes de commerce. Ils sont raffinés et pacifiques. Vous pouvez aller vers eux sans crainte.
  - Mais ils ont quand même détruit ce bateau et ont tenté de tuer tous ses occupants avec leurs étoupes enflammées ! Nous aurions pu tous mourir brûlés !
  - Ils visaient les Romains, pas les galériens. Souvenez-vous de ce que vous avez vécu, Zeno. Vos vrais ennemis, ce sont ceux qui vous ont mis des chaînes, vous ont privé de nourriture et vous ont assommé de coups de fouet.
  Alors Zeno, écoutant sa voix intérieure, dirige le bateau romain vers les Carthaginois. Les galériens sont chaleureusement accueillis sur le bateau arborant les symboles puniques du dauphin et du soleil.
  Une femme carthaginoise aux longs cheveux ondulés et à la robe mauve vient vers Zeno, le regarde. Il lui fait signe qu'il a faim. Alors elle va chercher du pain qu'elle lui tend.
  Il approche l'aliment de son nez, le renifle comme s'il s'agissait d'une fleur et le porte à sa bouche en tremblant. La mie fondant entre ses dents, la saveur de la farine, le contact de la croûte lui apportent une sensation extraordinaire. La femme lui tend un verre d'huile d'olive dans lequel il plonge le pain. Le goût de ces deux substances mélangées est encore plus extraordinaire. Un plaisir décuplé se fraie un chemin en lui. C'est à ce moment que la femme lui tend un bol rempli d'un liquide rouge. Il n'ose deviner de quoi il s'agit. Du vin. Ce troisième produit qui pénètre entre ses lèvres accroît les sensations des deux premiers.
  Jamais il n'a senti sur sa langue et dans sa gorge des stimuli aussi délicieux. Chaque miette de pain, chaque goutte d'huile d'olive ou de vin est un pur ravissement. Toute sa bouche lui envoie des décharges de plaisir.
  La Carthaginoise lui sourit et lui caresse les cheveux. Elle lui chuchote à l'oreille :
  - Prends ton temps. Tu es libre, désormais.
  Puis elle lui pose un délicat baiser sur son front. Après tout ce qu'il a vécu, après toutes ses souffrances, après toutes ses peurs, ce vin, ce pain, cette huile d'olive, cette phrase précise prononcée à cet instant, ce doux baiser de cette ravissante Carthaginoise, tout cela provoque de délicieux picotements dans son cerveau et dans tout son corps.
  Un premier frisson de plaisir le parcourt, suivi d'un second. Ses membres sont agités de spasmes. Incapable de se contenir plus longtemps, il pleure et rit en même temps.
  Alors, René se retire délicatement. Il est encore un peu vibrant, irradié de l'instant de joie et d'extase que son ancien lui-même a ressenti. Il observe la scène de l'extérieur.
  À ce moment une voix de femme résonne, toute proche.
  Cinq, quatre...




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