vendredi 28 septembre 2018

16.

... trois, deux, un, zéro.
  Claquement de doigts. La sonnette retentit.
  René est encore ravi de l'expérience qu'il vient de vivre.
  Opale va voir à l'œilleton et revient en annonçant :
  - Je crois que c'est votre collègue.
  - Zut, elle se fait du souci pour moi. Mieux vaut ne rien faire, elle finira par repartir.
  Après plusieurs nouvelles sonneries, un long silence s'installe.
  Opale se tourne vers lui.
  - Elle est quoi pour vous ? Juste une collègue ?
  - Une amie.
  - Elle a l'air de beaucoup tenir à vous.
  - Nous sommes très liés et elle m'a vu décomposé ce matin, cela l'a inquiétée. C'est elle qui m'a conseillé de revenir vous voir.
  Opale jette un coup d'œil dans le judas, puis annonce :
  - C'est bon, elle est repartie.
  Puis elle place sa chaise face à lui.
  - C'était comment cette fois ? Cela avait l'air formidable, n'est-ce pas ?
  - Hippolyte, je l'ai vu, Léontine, je l'ai vue et entendue, Zeno - il s'appelait Zeno -, je l'ai vu, je l'ai entendu et je lui ai parlé. Chaque fois, j'arrive à améliorer l'échange avec mes réincarnations précédentes.
  - Donc c'était bien.
  - C'était instructif.
  - Je dois reconnaître, René, que vos progrès sont impressionnants. On dirait que vous avez un don pour ce genre d'expériences de l'esprit.
  Elle va lui chercher un verre d'eau fraîche, qu'elle lui tend. Il le porte à ses lèvres, et ce geste lui rappelle celui qu'il a fait lorsque la femme carthaginoise lui avait versé à boire.
  - C'était ce que vous vouliez ? Votre vie où vous avez connu le plus grand plaisir ?
  - Je viens de comprendre que le plaisir est relatif. Il consiste parfois dans la cessation de la douleur. Plus la douleur est forte, plus son arrêt va procurer un sentiment de ravissement. Et une longue période d'inconfort suivie d'un plaisir simple peut s'avérer un grand moment d'extase.
  - Par effet de contraste ?
  - Absolument.
  Il boit l'eau à petites gorgées, comme s'il s'agissait d'un nectar.
  - Je comprends aussi certains de mes choix. Au lycée, j'ai toujours refusé de faire de l'aviron. Par contre, j'ai une passion pour la voile. J'ai gagné des régates sur des petits voiliers, catamarans ou monocoques.
  L'hypnotiseuse lui tend un biscuit.
  - Et ce n'est pas tout. J'adore le vin italien, c'est en Sicile que je pars systématiquement en vacances, surtout la côte sud, je me passionne pour les guerres puniques et je déteste tout ce qui ressemble de près ou de loin à un tambour ou une batterie.
  Il saisit son téléphone portable et tape dans la barre de recherche : " bataille navale Rome Carthage Sicile ".
  - C'est bien ce que je pensais, ce devait être la bataille de Drépane, en Sicile, en 249 avant Jésus-Christ. La plus grande victoire navale carthaginoise où l'amiral Adherbal a battu le consul Publius Claudius Pulcher. Cent vingt navires dans les deux camps. Bon sang, c'est extraordinaire, j'y ai assisté, j'y étais !
  - Vous avez vraiment apprécié cette dernière expérience, apparemment. Donc ça y est, vous avez réglé votre traumatisme d'hier ?
  Déjà elle se relève et remet sa veste, prête à quitter le théâtre.
  - Vous plaisantez ? J'étais galérien ! En dehors de ce plaisir final par simple contraste, ma vie était quand même ignoble ! Vous ne m'avez pour l'instant amené que dans des endroits et des époques où mon existence a été très éprouvante. Si on récapitule : la première fois c'était dans la boue des tranchées de 14-18 où je me suis fait transpercer le crâne avec un poignard, la deuxième fois j'ai agonisé entouré d'une famille qui n'en voulait qu'à mon argent, la troisième fois je me faisais fouetter sur un banc de rameurs ! On a fait mieux comme voyage touristique.
  Opale laisse échapper des signes d'impatience.
  - Je n'y peux rien si la vie de nos ancêtres était si âpre. Je pense qu'il y avait peu de gens qui dans le passé avaient des vies de plaisirs réguliers. La plupart vivaient une vie de devoir, de travail, de maladie, de faim, terminée par une mort douloureuse.
  - Je veux visiter une autre de mes existences passées.
  Elle relève les mèches tombées sur son front dans un geste d'impatience.
  - Et moi je vous dis que vous êtes un enfant capricieux qui vient de découvrir un nouveau jouet et qui trépigne parce qu'on le lui a confisqué.
  - Je suis un homme blessé. Par votre faute. Un homme qui cherche à cicatriser sa blessure pour pouvoir dormir.
  - Cette fois, ça suffit. Je rentre chez moi.
  Il saisit ses poignets pour la retenir.

  - Vous allez faire quoi ? Me tuer, comme vous avez tué... l'Allemand ?
  Elle sait !?
  Saisi d'un moment d'inquiétude, il finit par se reprendre.
  Non, elle doit faire allusion à l'un des Allemands d'Hippolyte.
  - Je veux que vous m'ameniez dans une vie passée " agréable " de bout en bout.
  Elle consent à se rassoir.
  - La notion de " vie agréable " est subjective. C'est aussi votre faute tout ça, vous n'êtes pas clair dans vos requêtes.
  - Très bien, je reconnais que jusque-là j'ai eu ce que j'avais demandé et qu'en effet c'est parce que je n'ai pas été suffisamment précis que j'ai obtenu des résultats décevants.
  - Alors vous voulez quoi maintenant, René ?
  - Je veux revenir dans la vie passée où j'ai connu...
  Que demander ? Qu'est-ce qui m'a manqué précisément dans les trois autres vies que j'ai visitées ? Qu'est-ce qui me manque actuellement comme expérience forte ?
  - ... où j'ai connu ma plus grande histoire d'amour.
  Elle sent qu'il n'a pas fini et, en effet, il ajoute :
  - Et je veux y revenir juste avant la rencontre pour la vivre à fond.
  Elle continue de garder le silence, alors il conclut :
  - Et je veux la vivre en pleine force de l'âge, serein et en bonne santé, dans un lieu qui n'est pas en guerre et de préférence sous une météo clémente.
  Opale regarde sa montre. Il embraye.
  - De toute façon vous avez annulé votre dîner. Vous avez du temps devant vous.
  Elle hausse les épaules.

  - C'est la dernière fois, nous sommes bien d'accord ? Si vous vous retrouvez dans une situation qui ne vous plaît pas, cela ne sera plus mon problème.
  - Je pense avoir bien circonscrit mon souhait.
  - Dans ce cas, détendez-vous et fermez les yeux.
  Le rituel reprend jusqu'à la porte blindée de l'inconscient. Au début, René ne distingue aucune porte éclairée, avant de s'apercevoir que c'est celle qui porte le numéro 1 dont la lampe rouge clignote. Un rayon de soleil filtre sous le pas de la porte.
  Il se dit que comme le numéro 1 renvoie forcément à une époque antérieure à Zeno, qui vivait en 200 avant Jésus-Christ ; il risque donc de tomber sur un homme préhistorique ou, pire, un primate. Une fois de plus, il regrette de ne pas avoir été plus exhaustif dans la formulation de son souhait.
  Certes, il devrait être en bonne santé, dans la force de l'âge, serein, dans un pays qui n'est pas en guerre, au soleil, mais si c'est pour être une sorte de singe... Quant à l'histoire d'amour, elle risque de l'unir à qui ? Une femme des cavernes, une primate, une... guenon ?
  Tant que je n'aurai pas franchi cette porte je ne pourrai pas savoir.
  Il tourne avec appréhension la poignée de la porte 1 et se retrouve...

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