vendredi 28 septembre 2018

17.


  ... face à une plage de sable fin blanc bordée de cocotiers. L'océan turquoise est paisible, la surface des flots translucide. Au loin, des dauphins joyeux s'élancent hors de l'eau en poussant des sifflements aigus.

  Le soleil se lève, aux lueurs rosées. Il fait chaud, l'air exhale des relents de parfum de fleurs exotiques.
  René regarde ses mains et voit qu'il a les doigts d'un homme d'une trentaine d'années. Mais ce qui le trouble est qu'il a aussi sa montre de René Toledano.
  Il observe ses vêtements. Ils sont exactement semblables à ceux qu'il porte. Il se touche le visage et sent même ses lunettes d'homme du XXIe siècle.
  Comment est-ce possible ?
  Il se dit que, cette fois-ci, l'expérience a échoué. Il a trouvé un lieu où il habite exactement le même corps.
  Avec ses chaussures de ville, il marche sur la plage et il distingue au loin une silhouette humaine. Un homme en jupe beige est assis en position du lotus sur une pierre plate face à la mer. L'homme a les yeux clos, mais il les ouvre d'un coup.
  Ils échangent un regard.
  - Bonjour, dit l'inconnu.
  René se retourne et constate que ça ne peut qu'être à lui que cet homme s'adresse.
  - Oui, c'est à toi que je parle.
  - Vous... enfin... vous me voyez vraiment ?
  - Et je t'entends et je te parle aussi. Et nous nous comprenons car nous utilisons tous les deux le langage de l'esprit, qui est universel. Nous parlons d'âme à âme, à travers le temps et l'espace.
  - Et je suis " dans " quel corps ?
  - Dans l'apparence qui te convient le mieux. C'est moi qui l'ai souhaité : te voir de l'extérieur, tel que tu es à ton époque, et non pas de l'intérieur. Et c'est pareil pour moi.
  - C'est possible ?
  - Bien sûr, il suffit de le vouloir.

  - Je croyais que j'allais...
  - Arriver directement à l'intérieur de mon esprit, c'est cela ?
  - C'est comme ça que ça se déroule d'habitude.
  - En fait, c'est moi qui ai voulu, pour que nous puissions dialoguer naturellement, que nous soyons deux personnes différentes.
  L'homme lui tend la main.
  - Je m'appelle Geb, et toi ?
  - Je... je m'appelle René.
  Geb est particulièrement souriant et décontracté. Tout respire en lui la bonne santé et la tranquillité. Il est torse nu, bronzé, musclé, avec des yeux bleus très clairs et sa jupe beige est bordée d'un liseré de motifs bleus très fins. Il regarde René et lui fait un signe amical. Il s'approche.
  - Je suis ravi de te rencontrer, René. Tu sais qui je suis ?
  - Je crois savoir.
  - Je suis une incarnation de ton passé. Et toi, tu es une incarnation de mon futur. Je suis celui que tu as été et toi, celui que je vais devenir.
  - Ah, vous êtes aussi au courant de cela ?
  - Oui, grâce à la " méditation prospective ", qui me permet de voyager dans mes vies à venir. Et dans ce cadre, j'ai souhaité non pas entrer dans ton esprit pour voir ton époque, mais te convoquer dans la mienne pour que nous puissions discuter ici. Et toi, tu utilises quelle technique pour venir me voir ?
  - L'hypnose régressive. C'est une technique pour revenir dans ses vies antérieures. Je visualise dans mon esprit un couloir avec des portes numérotées. Chaque porte correspond à une vie.
  - Tu es derrière laquelle ?
  - La 112.

  - Et moi ?
  - Tu vis derrière la 1.
  L'homme approuve :
  - Il y aurait donc 111 réincarnations entre nous ?
  - Je suis le dernier et vous êtes le premier, en tout cas dans mon couloir. Nous avons beaucoup de chance de nous rencontrer.
  - Sache que tu peux contrôler beaucoup plus de choses que tu ne le crois simplement avec ton esprit. Il suffit de formuler clairement ta demande.
  Ce n'est pas si simple tant qu'on ne connaît pas les conséquences de ses choix.
  Face à lui, l'homme à la jupe beige semble satisfait de cette discussion.
  - Beaucoup de gens ne font rien parce qu'ils n'ont aucune idée de leurs capacités. C'est le problème. Chez nous on dit " ce que tu veux, tu peux ". On pense que tout ce qu'on désire vraiment se produit. Le seul problème, c'est que parfois, lorsque notre vœu est exaucé, on s'aperçoit que ce n'est pas ce qu'on voulait vraiment, ou bien on est tellement étonné de la facilité à l'obtenir qu'on en veut toujours plus.
  - J'aimerais bien que tout soit si simple.
  - Mais c'est si simple. Nous n'avons comme seules limites que celles que nous nous fixons nous-mêmes, dit l'homme d'un ton assuré, tout en lui proposant de s'asseoir face à lui.
  Ils observent mutuellement leurs vêtements et leur allure. Geb semble un peu intrigué par les chaussures, les lunettes et par la montre de René, mais il ne pose pas de questions à leur sujet.
  Pour lui je dois être un homme du futur, je suis de la science-fiction incarnée. Si je pouvais voir une de mes incarnations à venir, je serais probablement tout aussi décontenancé.

  - René, tu as dû émettre un souhait pour arriver ici. Qu'as-tu demandé ?
  - D'accéder à la vie dans laquelle j'ai connu ma plus grande histoire d'amour.
  L'autre éclate de rire.
  - Alors, la vie où il y a eu la plus grande histoire d'amour de toutes " nos " existences, c'est... la mienne ?
  - Il semblerait, concède René. Et vous, vous avez souhaité me rencontrer selon quel critère ?
  - J'ai voulu connaître la vie dans laquelle j'ai le plus influé sur l'histoire de l'humanité.
  Nouveau silence.
  - Et ce serait... la mienne ?
  - Je ne vois personne d'autre ici, René.
  Il se retourne machinalement, mais ne distingue pas le moindre autre humain.
  - Alors je dois vous avouer, monsieur Geb...
  - Appelle-moi Geb.
  - Eh bien, Geb, mon activité professionnelle ne me permet pas d'influer sur plus de quatre classes de trente élèves tous les ans. Je suis professeur d'histoire. J'enseigne la connaissance du passé aux enfants. Cela reste quand même limité comme action sur mes contemporains. Et vous, que faites-vous ?
  - Je suis astronome. C'est amusant, nous sommes complémentaires, toi et moi. Toi, tu connais ce qu'il se passe dans le temps, moi je connais ce qu'il se passe dans l'espace. Cela me plaît. Enfin je veux dire cela me plaît de devenir un jour... toi.
  - Cela me plaît aussi d'avoir été un jour... vous, répond René du tac au tac.
  - Pourquoi ?

  - Vous avez l'air tellement décontracté ! Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi relax que vous. Et puis votre lieu de vie semble sympathique, il fait beau, votre activité n'a pas l'air trop fatigante et paraît vous passionner. Mais où et quand vivez-vous précisément ?
  Tout à coup, la terre se met à trembler. Tout bouge. Des arbres tombent. Un deuxième mouvement de sol plus réduit suit, puis cela cesse. Une trompette retentit au loin.
  - J'aurais bien aimé discuter encore avec toi, René. Nous avons évidemment beaucoup de choses à nous dire, mais là, comme tu as pu le sentir, il y a eu un séisme sur notre île.
  - Un tremblement de terre !
  - Cela arrive de temps en temps. Sinon on s'ennuierait. Mais quand on y réfléchit bien, rien n'est grave. Tant qu'on est vivant, tout va bien.
  Tout cela a été énoncé avec flegme, comme s'il s'agissait d'une simple averse.
  - Par contre, même si ce n'est pas grave, lorsque la conque d'alerte résonne, nous devons tous accourir pour réparer les maisons qui ont été abîmées. Je propose qu'on se retrouve demain, au même endroit, exactement à la même heure. Enfin, à ce qui correspond à la même heure pour nos temps respectifs.
  Déjà, l'homme aux yeux bleu clair et à la jupe beige lui tourne le dos et s'en va par un sentier vers l'intérieur des terres.
  René reste seul sur la plage. Il se retourne et voit une porte posée sur le sable. Il la franchit en sens inverse. Il arrive dans le couloir avec les portes aux plaques de cuivre numérotées. Il rejoint la 112 qui lui permet de franchir le passage de son inconscient. L'escalier est là.
  Il remonte les marches.

  Il entend une voix extérieure, féminine, qui entonne le décompte :
  - 10, 9, 8...

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