vendredi 28 septembre 2018

21.

Sa paupière se soulève lentement, tel un rideau qui s'ouvre sur une scène. Sa pendule annonce 7 h 30. Le sommeil est donc revenu. Il a pu dormir. Il s'étire.
  Il se sent mieux. Il va dans la salle de bains et boit au creux de ses mains. Il se voit dans le miroir et il repense à sa mère.
  Maman m'a toujours culpabilisé.
  " Tu n'aurais pas dû. " " Tu t'es trompé. " " J'étais sûre que tu n'y arriverais pas. "
  Jusqu'au fameux : " Faute avouée est à moitié pardonnée. "
  Il se souvient que, subrepticement, elle lui avait appris à se sentir coupable de tout. Au point qu'il s'était souvent demandé s'il n'était pas indirectement la cause de tout ce qui arrivait de mauvais sur terre.
  Sa mère lui disait :
  " Il suffit d'une goutte de vinaigre dans le lait pour le faire tourner. C'est l'effet papillon : une petite bêtise entraîne une avalanche de catastrophes irréversibles. Et cette petite bêtise, c'est comme par hasard toi qui la fais. "
  Ma mère n'avait aucun respect pour moi, mais moi je dois en avoir pour moi. Il faut que je sois plus indulgent envers moi-même.
  J'ai reçu assez de réprimandes et de leçons de morale, il est temps que je console l'enfant blessé qui est en moi.
  D'abord me soigner, après me sermonner si nécessaire.
  Geb m'a montré une manière de vivre différente, il faut que j'arrête de me flageller, d'avoir des regrets, de me faire du mal, d'entretenir le fantôme réprobateur de ma mère sur mon épaule.

  Bon, j'ai tué ce skinhead, c'est fait, cela ne sert à rien de ne penser qu'à ça, on ne peut pas remonter le temps.
  Il s'habille, allume Internet et interroge son moteur de recherche : " Cadavre repêché dans la Seine ". Rien. Puis, " skinhead noyé ". Mais nulle mention de l'assassinat.
  Il se sent soulagé.
  Peut-être qu'il a coulé, qu'il s'est fait dévorer par les poissons, ou broyer par un moteur de péniche. Peut-être que je peux m'en tirer comme ça, sans la moindre enquête.
  Pendant qu'il prend son petit déjeuner, il retrouve sa routine, celle qu'il pratiquait machinalement avant sa rencontre avec Opale. S'apercevant qu'il a oublié de se raser, il revient dans la salle de bains.
  Il faut que je change de visage.
  Dans son miroir, il voit en surimpression l'image d'Hippolyte Pélissier, celles de Léontine de Villambreuse, de Zeno et de Geb.
  Je suis tout ça. Je suis aussi constitué des choix de 111 personnes qui ont dû se dire que, dans leur prochaine vie, ils ne voulaient plus rencontrer les mêmes difficultés.
  Il se dirige vers le lycée. Dans un embouteillage, il songe :
  Alors l'âme serait comme un conducteur qui change de voiture. L'esprit change de corps, vie après vie.
  Après sa vie éprouvante de galérien, mon âme a souhaité probablement une vie confortable. Après la vie dépourvue d'amour familial sincère de Léontine, elle a voulu probablement une vie sans famille. Après la vie de simple soldat soumis aux ordres de 14-18, elle a souhaité reprendre les rênes de son destin.
  Machinalement, il allume la radio. Le présentateur annonce : " Un homme a foncé avec son camion dans la foule d'un supermarché. Il y aurait au moins trois morts et une vingtaine de blessés. Même si l'homme a poussé un cri religieux, la piste terroriste a d'ores et déjà été évacuée. La police privilégie l'acte isolé d'un homme souffrant de problèmes psychiatriques.
  " Le Conseil constitutionnel a bloqué la loi autorisant les individus nés sous X à connaître l'identité de leurs vrais parents. Il semble en effet que plus de 30 % des pères devant la loi ne soient pas les pères biologiques et les membres du Conseil constitutionnel craignent que ce genre de révélation ne crée plus de troubles qu'il n'en résoudrait.
  " Mort du dernier survivant des camps de concentration qui vivait à Londres. Cet événement arrive au moment précis où des rumeurs laissent entendre que l'Angleterre aurait décidé de ne plus faire référence à l'existence des camps de concentration dans les programmes d'histoire pour ne pas heurter les convictions de certains parents d'élèves. Rappelons que les théories révisionnistes sont actuellement très en vogue dans plusieurs pays, notamment du Maghreb et du Moyen-Orient, où les thèses négationnistes sont officiellement enseignées dans les écoles. Le ministre de l'Éducation français a pour sa part signalé qu'il maintiendrait l'enseignement de la Shoah, malgré les pressions de plus en plus fortes de certains parents d'élèves.
  " Suite à l'affaire Fiona où, rappelez-vous, Cécile Bourgeon, sa mère, avait demandé en mai d'être soumise à l'hypnose pour tenter de se souvenir de l'endroit où elle avait enterré le cadavre de sa propre fille (qu'elle avait assassinée avec la complicité de son compagnon Berkane Makhlouf), la France, succédant ainsi à la Belgique, a décidé de reconnaître la valeur des témoignages sous hypnose dans les enquêtes criminelles.
  " Météo : le beau temps va se maintenir avec des risques de fortes chaleurs. "
  Une fois sa voiture garée au parking du lycée, René Toledano rejoint la cour de récréation, saluant au passage la statue de l'idole des jeunes.
  Le proviseur lui adresse un signe d'encouragement depuis la porte d'entrée de son bureau.
  Avant d'affronter les élèves, il va aux toilettes. Par acquit de conscience, il consulte encore son smartphone pour voir s'il est question d'un noyé dans la Seine.
  Et puis soudain son sang se glace :
  " Un corps a été repêché dans la Seine, il a été identifié comme étant celui d'un certain Helmut Krantz, un sans domicile fixe vivant principalement sur la berge ouest de la Seine. Tout témoin ou toute personne ayant des informations est prié de se signaler à la police. "
  Ça devait arriver. Ils l'ont retrouvé et ils vont bientôt m'identifier et me rechercher.
  Il est à nouveau tenté de se rendre à la police. Et à nouveau il se ravise. Plus vite que la fois précédente.
  Ma rencontre avec Geb commence à produire des effets. Je me sens moins anxieux. C'est grâce à son mantra : " Rien n'est grave. Tant qu'on est vivant tout va. "
  Il opère une sorte d'effet relaxant sur René.
  Et puis, de toute façon, que la police me retrouve ou non, le fait que je m'angoisse n'y changera rien.
  Il tire la chasse et se sent prêt à affronter la suite de sa journée, quelle qu'elle soit.
  Il entre dans l'arène. Il regarde les élèves un par un.
  Et eux, qui étaient-ils avant de naître ? Peut-être qu'eux aussi ont fait des guerres et tué de sang-froid. Peut-être qu'eux aussi, dans leurs vies antérieures, ont revêtu des personnalités monstrueuses.
  Il inspire profondément et entame son cours comme il l'a prévu. Le titre s'affiche sur l'écran : " Mensonges de l'histoire officielle et vérités à déterrer ". Il commence :
  - Puisque vous réclamez les exemples précis, en voici un : Carthage.
  Apparaît à l'écran un tableau représentant une bataille où s'affrontent des galères antiques.
  - Les guerres puniques sont les guerres d'un peuple libérateur contre un peuple esclavagiste. Le général carthaginois Hannibal Barca, en 218 avant Jésus-Christ, a envoyé une armée en Espagne, puis en Gaule, qui a libéré les peuples sur son chemin. Il les a poussés à mettre en place des systèmes de gouvernements démocratiques. Il a franchi les Alpes avec ses éléphants lors de la deuxième guerre punique et, en fin stratège, a battu l'armée romaine dans le nord de l'Italie, notamment durant la fameuse bataille de Cannes. Il a ensuite libéré du joug des Romains les peuples du nord de l'Italie qu'il trouvait sur son chemin. Et lors du siège de Rome, il a épargné ses ennemis au lieu de les massacrer, convaincu que la violence n'était pas la solution et dans l'espoir que les Romains comprendraient qu'ils devaient respecter les autres peuples au lieu de les soumettre.
  Un élève lève la main.
  - Mais alors, monsieur, pourquoi on apprend autre chose avec les autres professeurs ?
  - Toujours à cause de Michelet, cet historien du XIXe siècle qui a repris à son compte les boniments précédents pour les ériger en vérités incontestables. Il a écrit à la gloire des Romains, peuple envahisseur mais qui avait des historiens vivants, quand les historiens carthaginois s'étaient fait massacrer.
  - Et nos ancêtres les Gaulois ? demande timidement un autre élève.

  - On ne connaît pas la vraie histoire de nos ancêtres les Gaulois parce qu'ils n'avaient pas d'historiens, seulement des druides ou des bardes. Chez les Celtes par exemple, c'était la communication orale qui prévalait. Pour se faire son opinion sur l'invasion de la Gaule, on ne dispose que du livre La Guerre des Gaules écrit par César, mais fruit là encore d'un coup de propagande de son auteur pour lutter contre son rival Pompée et affermir son pouvoir à Rome. César, en racontant son invasion, a créé un feuilleton suivi par des centaines de milliers de Romains et c'est ainsi qu'il est devenu populaire. César avait compris que les gens s'ennuient et que rien ne les charme plus qu'une histoire dans laquelle un Romain vient conquérir des territoires de peuplades censées être barbares. Le souci de réalisme était secondaire par rapport à la volonté de ménager du suspense. Il est même possible que Vercingétorix n'ait jamais existé mais ait été inventé par César pour se trouver un adversaire à sa mesure.
  - Un peu comme les Grecs avec le minotaure ? questionne un élève du premier rang.
  - Exactement. L'invention de faux adversaires permet de légitimer les pires exactions.
  Un élève semble préoccupé. René l'invite à s'exprimer.
  - Pourquoi Jules Michelet est-il devenu l'unique référence officielle du passé, monsieur ?
  - Parce qu'il racontait les histoires avec passion, enthousiasme, fougue, et qu'il arrivait ainsi à susciter une émotion. Il savait mettre en scène les drames et les événements heureux, là où les autres historiens ne faisaient qu'égrener des faits, des noms, des dates. Dommage qu'il n'ait pas mis son talent au service de la vérité, mais d'une interprétation très personnelle de la réalité.
  René essaie de trouver la bonne formule :

  - Parmi les peuples qui possèdent l'écriture et des historiens, ce seront ceux dont l'historien raconte l'histoire de la manière la plus touchante qui obtiendront une place de choix dans la mémoire collective.
  Il poursuit son diaporama.
  - Ainsi, les constructeurs de notre mémoire antique se nommaient Tite-Live, Suétone, Tacite, Cicéron pour Rome, Thucydide et Hérodote pour la Grèce.
  - Donc tout ce qu'on sait sur les Romains est faux ?
  - Non, pas tout, mais il ne faut pas oublier que ce ne sont là que des visions parcellaires et partisanes. Elles nous empêchent de comprendre la complexité du réel, plus indulgente envers les civilisations envahies. Tout comme pour le cas de la Crète, Carthage était un peuple de commerçants, une civilisation évoluée, subtile, aux navigateurs de talent. Et avec le recul, il me semble que les barbares étaient plutôt les Romains qui passaient leur temps dans les arènes à assister à des combats de gladiateurs, à mettre en scène les supplices les plus horribles pour distraire le peuple, et à s'entretuer entre dirigeants. Tenez, sur cent soixante-quatre empereurs romains, quarante-huit seulement sont décédés de mort naturelle. Cela signifie que cent seize ont été assassinés. C'était un peuple sanguinaire et violent. C'est pour cela qu'ils ont détruit des peuples pacifiques comme les Carthaginois ou les Gaulois puis ont effacé toutes les traces de leurs forfaits. Tuer ne leur a pas suffi, ils ont aussi souillé la mémoire collective.
  Un élève du centre de la salle lève la main :
  - Mais alors, notre histoire n'est que celle des crimes impunis ?
  Aurait-il compris quelque chose ?
  - J'en suis persuadé. Mais il y a prescription. On ne peut plus juger les coupables, alors il faut pardonner. Pardonner ne veut pas dire oublier. C'est là qu'intervient l'histoire, non pas pour juger mais pour rappeler la vérité objective des faits.
  - Donc il faudra dire cela au bac, monsieur ?
  Il fixe l'élève au fond des yeux, y perçoit une lueur de défi. René se demande qui il pouvait être avant de naître.
  Un casse-pied.
  L'autre le fixe toujours d'un air moqueur.
  Peut-être même était-ce un type qui m'a déjà agacé dans d'autres vies.
  René ne se donne même pas la peine de répondre. Il sent toutefois soudain un début d'animosité dans la classe, hostile au discours " décalé " qu'il propose, bien éloigné des versions officielles dont ils sont coutumiers. Mais cela ne lui importe pas. Il conserve un calme souverain, ce qui lui fait plaisir.
  Ça y est, je commence à me détacher de ma culpabilité, à accepter le risque de me faire arrêter par la police et passer le restant de mes jours en prison : ce n'est pas grave, tant que je reste vivant. Merci pour ta décontraction contagieuse, Geb.
  Je vais simplement continuer à éveiller les esprits tant que je le peux.
  Il observe un instant les nuages qui passent par la fenêtre.
  Je suis vivant et j'agis. Le reste est accessoire.



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