vendredi 28 septembre 2018

22.

Élodie Tesquet fume dans la cour au pied de la statue de Johnny Hallyday. Quand elle aperçoit René, elle éteint sa cigarette et l'accompagne à la cantine.
  - Tu as l'air d'aller beaucoup mieux qu'hier.

  - J'ai pu dormir.
  J'ai fait la paix avec le criminel qui est en moi.
  - Cela me rassure de te voir comme ça, enchaîne Élodie en l'invitant à s'asseoir à leur table habituelle de la cantine.
  - J'ai écouté tes conseils, je suis retourné voir l'hypnotiseuse. Je lui ai demandé d'arranger ce qu'elle avait dérangé, selon tes recommandations, et elle a accepté.
  - Je me suis fait du souci hier, j'ai essayé de t'appeler. Je suis même allée là-bas, dans l'espoir de t'y trouver.
  - Nous y étions mais nous ne voulions pas être dérangés en pleine plongée dans ma mémoire profonde.
  Il lui raconte le défilé de ses anciens moi qui se sont succédé devant ses yeux.
  - Après cela, j'ai eu l'impression que le fait de connaître la vérité sur mon passé et sur ce que j'ai été avant d'être moi non seulement me permettait d'expliquer certains de mes comportements (comme le fait que je ne fonde pas de famille, que j'aie peur de ramer, que j'aime la solitude, la voile et le vin), mais m'a fait découvrir en moi des talents insoupçonnés.
  - Tu plaisantes ? Tu ne vas pas me dire que tu crois réellement à ces inepties ?
  - L'hypnose régressive me semble une voie d'accès à l'inconscient. C'est un mode d'introspection plus rapide et plus spectaculaire que la psychanalyse. J'imagine que si l'on pouvait utiliser cet outil de manière " courante ", on serait capable d'aller explorer l'esprit des névrosés et de dénouer les nœuds qui y sont enfouis. Cela fournirait des motifs pour expliquer leurs névroses. Peut-être qu'un type qui a la phobie de l'eau a été noyé dans une vie précédente, peut-être qu'une femme boulimique a connu la famine.

  Élodie affiche un air dépité.
  - Je te l'ai expliqué, ce n'est que de la manipulation mentale. De faux souvenirs qu'on t'a implantés sans que tu t'en aperçoives. C'est le principe de " proposition-acceptation " : on t'a proposé d'imaginer ce que tu étais avant et toi tu as accepté de le faire. Donc tu t'es inventé de jolies histoires parce que ton cerveau aime le jeu. C'est tout. Toi qui aimes la magie, tu dois pouvoir comprendre cela. Ce n'est qu'une illusion créée par ton propre esprit.
  Elle cherche une idée pour renforcer son propos.
  - Tiens, je vais te montrer comment on peut influencer une pensée qui se croit libre. Ferme les yeux.
  Il obtempère.
  - Imagine un citron qui est suspendu dans le ciel. Puis visualise une main qui se saisit d'un couteau, coupe le citron en deux, en presse une partie, faisant jaillir la pulpe. Maintenant, ouvre les yeux.
  Il soulève ses paupières.
  - Y a-t-il de la salive dans ta bouche ?
  - Oui ! répond-il, surpris.
  - Voilà, ce n'est pas plus compliqué que ça. Je t'ai soumis à une stimulation externe. En prononçant le mot " citron " et en te le faisant visualiser, j'ai envoyé à ton cerveau le signal citron, donc acidité, et tes glandes salivaires ont sécrété du liquide pour diluer l'acidité du jus à venir. Tu vois, il n'y a rien de magique là-dedans, simplement une manière d'influer sur ton esprit par des mots évocateurs. En fait, tu ne fais que répondre à des stimuli inconscients.
  - Ok pour ton expérience du citron, mais quand même, autant de détails sur la guerre de 14-18 et sur les galères romaines, ce n'est pas elle qui me les a implantés ! Cette Opale ne maîtrise pas sont art à ce point.
  - Ton imagination a été manipulée pour t'orienter dans une direction précise. Comme tu ne sembles toujours pas convaincu, pour enfoncer le clou je vais te soumettre à une seconde expérience. Tu verras, après tu me diras : " Bon sang, Élodie, comment ai-je pu être si naïf ? "
  La jeune femme note quelque chose sur un papier, le plie et le glisse dans la main qu'il referme.
  - Pense à un outil et une couleur.
  - Ça y est.
  - Dis-les-moi.
  - Marteau et rouge.
  Elle lui dit d'ouvrir la main et de lire le papier où elle a préalablement inscrit : " marteau ", " rouge ".
  - Comment as-tu fait ?
  - Je n'ai rien fait du tout. C'est un test auquel déjà naturellement 80 % des gens répondent " marteau rouge ". Très peu vont dire " tournevis bleu ", " vilebrequin blanc " ou " clef à molette orange ". Mais en plaçant dans mon discours introductif " enfoncer le clou " et " bon sang ", je t'ai envoyé des messages subliminaux qui t'ont influencé et je passais ainsi à 90 % de chances que tu proposes le bon outil et la bonne couleur. Tu vois, je ne suis pas plus télépathe que l'hypnotiseuse de La boîte de Pandore n'a de pouvoir magique. Par contre, toi, tu peux être influencé sans même que tu en aies conscience et croire ensuite sincèrement que c'est ton propre choix.
  René est intrigué, mais pas convaincu. La jeune femme insiste :
  - Il faut que tu arrêtes de jouer à ça. Ça va t'abîmer la cervelle.

  Il n'y a pas que ça, Élodie, il n'y a pas que ça. Si tu savais.
  - Je te rappelle que c'est toi qui m'as dit d'y retourner. Je n'ai fait que suivre ton conseil.
  - Eh bien je le regrette. Je croyais que cela allait te faire du bien, mais cela n'a fait qu'aggraver ton mal. Maintenant, voici mon nouveau conseil : coupe tout contact avec cette hypnotiseuse. Et puis ne joue pas trop avec ton esprit. Regarde ton père. Toi-même tu m'as déjà dit que c'était parce qu'il avait joué avec son cerveau qu'il avait soudain déclenché sa dépression, puis ses trous de mémoire.
  Le professeur d'histoire se lève et rejoint la file du self-service.
  - Je t'ai vexé ? demande-t-elle.
  - Mon père a été traumatisé par la mort de ma mère.
  - Mais tu m'as avoué qu'il fumait de la marijuana du matin jusqu'au soir.
  - Il voulait oublier le décès et peut-être même l'existence de maman. Pour effacer sa douleur. Une fois qu'il a mis la machine à détruire les souvenirs en marche, elle ne s'est jamais arrêtée. Comme un virus dans un ordinateur.
  Elle poursuit :
  - On appelle cela PTS pour post traumatic syndrom. Les psychologues américains ont commencé à étudier le phénomène chez les rescapés des camps de concentration qui, pour oublier, mettaient eux aussi en marche leur machine à détruire les souvenirs, sans retour possible. C'est arrivé à ton père, mais fais attention, peut-être que ta visite dans l'enfer du chemin des Dames peut provoquer la même chose chez toi.
  - Cela n'est pas comparable.
  - Si. Par moments, une simple pensée, fût-elle purement fantasmatique, peut devenir aussi destructrice pour le cerveau que de l'acide chlorhydrique.
  Une fois servis, ils s'installent à leur table et commencent à déjeuner. Après un temps, elle demande :
  - Tu y crois vraiment, hein ?
  - Tu n'as pas vécu ce que j'ai vécu, Élodie. Tu ne peux pas comprendre.
  La jeune femme cherche un argument décisif.
  - C'est toi qui ne veux pas comprendre, René ! C'est scientifique : on peut instiller une idée dans la pensée des gens sans qu'ils s'en aperçoivent.
  - Désolé. Tu ne m'as pas convaincu avec ton jus de citron ou ton marteau rouge. Mais je voudrais bien savoir où tu as appris ces trucs.
  - D'un ami. Il s'appelait Gauthier. On était à la fac ensemble et on faisait partie de la même bande. Il m'a longtemps tourné autour. Il aimait lui aussi la magie et les expériences de psychologie. Ce qui le passionnait, c'était l'art du mensonge et de la manipulation. Ça m'a plu et nous avons commencé à flirter, puis nous avons fait l'amour. C'était le premier. Je croyais que ce serait le dernier. Je me voyais mariée avec lui, avoir des enfants avec lui. Être heureuse avec lui.
  Elle poursuit, le regard dans le vague.
  - Toutes mes amies me disaient que c'était un dragueur invétéré, mais j'étais persuadée qu'en m'ayant rencontrée, il allait changer. Car, moi, il m'avait changée. Et puis peut-être que je me croyais capable de manipuler le manipulateur.
  Elle attaque son hors-d'œuvre à grandes bouchées nerveuses.
  - Mes amies avaient raison. Alors que je venais d'apprendre que j'étais enceinte et que je m'apprêtais à le lui révéler, ma meilleure amie m'a amenée dans une boîte de nuit. Là, j'ai vu Gauthier avec deux filles sur les genoux qu'il embrassait goulûment l'une après l'autre.
  Elle lâche un soupir.
  - J'ai avorté. Il a essayé de me voir après cela. On a eu une grande explication. Il m'a juré que ce n'était qu'un accident. Que, l'alcool aidant, il s'était laissé aller. Mais qu'il n'y avait rien avec ces deux filles qu'il ne connaissait même pas. Il m'a promis que cela ne se reproduirait plus jamais. Il s'est mis à genoux, il m'a suppliée de lui pardonner, mais non, c'était hors de question. À chaque fois que je faisais confiance à un homme, je perdais quelqu'un. Chob m'avait manipulée et mon oncle était mort. Gauthier m'avait manipulée et j'avais perdu mon embryon.
  - Désolé, dit René, comme s'il voulait s'excuser pour tous les hommes.
  - Après, le temps a passé et je lui ai pardonné. Nous sommes redevenus amis. Très amis même. Alors que je me préparais à devenir professeur de sciences, il est devenu journaliste à la télévision. Il est désormais chroniqueur scientifique sur la première chaîne, c'est une vedette, il s'est marié avec une actrice, avec qui il a eu deux enfants. On ne s'est jamais perdus de vue, mais je crois qu'il m'a irrémédiablement rendue méfiante.
  - " Chat échaudé craint l'eau froide " ?
  - Peut-être qu'après Chob et Gauthier, je n'ai plus voulu prendre de risques, alors j'ai préféré garder les hommes comme amis plutôt que comme amants. C'est aussi pour cela que nous deux nous ne sommes pas plus que des amis.
  René n'ose plus rien dire.
  - Tu sais la différence entre les amis et les amants ?
  - Je t'écoute.

  - Les amants, ça va et ça vient, les amis, ça reste. Et tu sais pourquoi ? Parce que aux amis tu peux tout dire et tu peux faire confiance, tandis que dès que la sexualité se met entre deux humains, il y aura toujours un gagnant et un perdant.
  Elle lui prend la main.
  - C'est aussi parce que tu es important pour moi que je ne veux pas que tu te fasses mener par le bout du nez par cette sorcière aux grands yeux verts qui visiblement te manipule comme un enfant.
  Élodie se dit qu'elle doit parler son langage pour achever de le convaincre. Il aime la mythologie grecque, l'histoire, le passé :
  - Tu sais, le fait que la péniche se nomme La boîte de Pandore devrait déjà te mettre la puce à l'oreille. Souviens-toi de cette légende, je crois qu'elle symbolise bien ce qu'il t'arrive.
  Il s'en souvient.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire