vendredi 28 septembre 2018

24.

Le tic à l'œil droit de René se manifeste de nouveau.
  Dans la cour de récréation, la plupart des adolescents jouent à des jeux de ballon ou sont rivés à leur smartphone. Le professeur d'histoire remarque que certains élèves l'observent de loin. Le proviseur, quant à lui, surveille l'ensemble en picorant des chocolats. S'invite dans l'esprit de René l'image d'un maquignon qui jauge la valeur du troupeau.
  D'abord ils seront tondus pour produire de la laine. Ensuite, quand ils ne seront plus assez rentables, ils seront envoyés à la boucherie pour finir sur des étals sous forme de gigots et de côtelettes.
  Mais d'ici là, il faut garder le troupeau au calme, pour qu'il fournisse de la bonne viande tendre. Il faut qu'ils ne se doutent pas des enjeux qui les dépassent.
  Toutes les révoltes, qu'elles soient punk, rock, gothique, anarchiste, communiste, skinhead, sont récupérées pour faire vendre des produits, musicaux ou vestimentaires.
  Juste avant la reprise des cours, René fait un détour par le CDI et recherche quelle civilisation, susceptible de connaître l'astronomie, existait avant l'an 300 avant Jésus-Christ.
  Il pense dans un premier temps aux Sumériens, mais le décor qu'il a pu observer ne correspond pas. Cette chaleur, ce sable fin et blanc, ces cocotiers, cette eau turquoise, ces dauphins, évoquent plutôt les Caraïbes, l'océan Indien ou le Pacifique.
  Il cherche quelles sont les autres civilisations antiques suffisamment évoluées. Ni les Égyptiens ni les Hébreux n'avaient de telles plages. Et Geb était certes bronzé, mais il avait les yeux bleus, ce qui exclut qu'il puisse être africain, chinois, polynésien ou aborigène d'Australie. Il était indubitablement de type caucasien.
  En plus, il avait parlé de " son île ". Or l'Égypte, Sumer, la Judée ou l'Inde étaient sur des continents.
  Il repense à la discussion avec Élodie.
  Si tu continues, tu risques de finir comme ton père.
  Après les cours, il se décide à lui rendre visite. La maison de retraite dans laquelle vit son père est spécialisée dans les problèmes de mémoire, démence et sénilité. La devise de la clinique des Papillons, " Tout est mémoire ", ajoutée à son logo qui représente un crâne fendillé d'où s'échappent des papillons, prend à ses yeux tout son sens. L'image lui paraît alors effrayante.
  Là encore, l'endroit n'est le fruit d'aucune recherche architecturale : murs de béton, baies vitrées, linoléum. La réception, faute de personnel, est déserte. Il n'y a aucun contrôle des entrées et des sorties, et René peut se diriger vers la chambre de son père sans rencontrer qui que ce soit.
  Il arrive dans un couloir avec des portes blanches, mais celles-ci ne sont pas numérotées. Elles indiquent des noms, dont celui de " Émile Toledano ".
  Il frappe à la porte. Personne ne répond, alors il ouvre.
  Son père est face à un écran de télévision en train de regarder un documentaire au sujet des grands complots internationaux sur une de ces chaînes qui diffusent des informations conspirationnistes en continu concernant ce que cacheraient aux citoyens Illuminati, francs-maçons, capitalistes, l'ordre de la Rose-Croix ou les extraterrestres. Émile semble passionné et René se dit qu'à force de remettre en question les vérités servies dans les médias officiels, son père est allé peut-être un peu trop loin dans son délire paranoïaque.
  - Papa ?
  Il ne se retourne même pas.
  - Qui êtes-vous ? Pourquoi m'appelez-vous papa ?
  - C'est moi, papa, ton fils, René.
  À nouveau, René songe que ne pas savoir, ne pas se souvenir, ne pas reconnaître est peut-être aussi en partie un choix.
  Un jeune médecin aux allures d'étudiant entre dans la chambre.
  - Vous êtes son fils, je présume ? Enchanté. C'est moi qui m'occupe de lui, dit-il à René avec un air cordial.
  Il lui serre la main. Il a beau connaître la réponse, René ne peut s'empêcher de lui demander :
  - Sa maladie peut-elle être soignée ?
  - Par la médecine actuelle, non.
  - Et est-ce que son état peut s'arranger ?
  - Vous savez comment fonctionne la mémoire ? On mémorise ce qui est lié à une émotion. Or votre père ne ressent plus d'émotions, pour lui tout est égal. Gris. Terne. Sans contraste. Son esprit circule dans un univers uniforme où tout est similaire. Ainsi, tout l'indiffère.
  - Sauf peut-être ces émissions sur les complots ?
  - En effet, on dirait qu'il trouve cela passionnant.

  - Mon père était professeur d'histoire.
  - Ah, je l'ignorais.
  - Il paraît que, dans sa jeunesse, il était hippie, en révolte contre la société. Et sa révolte consistait majoritairement à consommer de la marijuana et écouter du rock, plutôt que de se battre dans la rue contre les CRS.
  - Intéressant à savoir : la marijuana dégrade la mémoire.
  - Un jour, à la mort de ma mère, il en a pris en grande quantité et il a fait un bad trip plus long et plus profond que d'habitude... Il délirait, c'était comme s'il avait basculé dans une autre dimension. Il était passé de l'autre côté du miroir. Après ça, il n'a plus jamais été le même. Il a dû se passer quelque chose dans son cerveau, comme un effondrement de falaise. Il ne reconnaissait plus les gens. Par chance, cela s'est produit alors qu'il était sur le point de prendre sa retraite. Il a terminé son année scolaire, difficilement couvert par ses collègues et sa hiérarchie, avant d'atterrir ici.
  - Je vois. Cela arrive en effet que les drogues entraînent d'un coup l'effondrement de la mémoire.
  René voit des pilules colorées posées à côté d'un verre sur sa table de chevet. Il les désigne au médecin.
  - C'est quoi ça ?
  - Un somnifère pour bien dormir.
  - Lequel ?
  - Ce sont des benzodiazépines, cela aide aussi à le détendre, il serait probablement beaucoup plus nerveux et agressif sans cela. Vous savez, parfois, lorsqu'il regarde ce type d'émissions, il pique des petites colères, contre les banques, les élus ou tout simplement contre la société de consommation et, pendant ces épisodes, il peut être dangereux, pour lui comme pour les autres.
  René regrette de ne pas mieux s'y connaître en chimie pour comprendre comment les benzodiazépines peuvent transformer cet homme, jadis bélier combatif du réel, en mouton halluciné par des documentaires délirants. Il secoue la tête de dépit.
  - Et donc, on peut faire quelque chose pour que cela s'arrange ?
  - Il faudrait susciter en lui des émotions, mais nous ne savons pas comment faire.
  René ne peut s'empêcher d'imaginer des solutions.
  Il lui faudrait de l'aventure, du danger, du sexe et du rock'n roll. On ne prescrit pas ça dans cette clinique ?
  - Venez le voir plus souvent. Vous savez, ici, Émile a peu d'amis. Si on lui rend service, il oublie aussitôt. Alors les gens se lassent de ce qu'ils voient comme de l'ingratitude et finissent par ne plus l'aider.
  Déjà qu'il ne reconnaît même pas son unique enfant.
  - Je suis désolé d'avoir à vous le dire, mais votre père énerve même les autres malades. Les personnes comme lui sont peu à peu isolées et si leur propre famille ne vient pas les voir, les choses ne font que s'aggraver. Votre père n'en est pas encore là, mais sans stimulus extérieur, je crains fort qu'il passe toutes ses journées à regarder en boucle ces documentaires complotistes. Pour l'instant, il s'arrête encore pour les repas, mais je redoute que cela ne se dégrade.
  La télévision continue de diffuser le reportage devant son père, les yeux grands ouverts, la bouche légèrement pendante.
  René se retourne pour cacher la larme qui coule sur sa joue.



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