vendredi 28 septembre 2018

25.

La pendule affiche 22 h 51.
  Il a le trac. Que va-t-il se passer ce soir ? Sera-t-il capable de descendre tout seul, sans l'aide de l'hypnotiseuse, jusqu'aux étages les plus profonds de son inconscient, là où se trouve le couloir avec les portes et, surtout, là où se trouve la porte numéro 001, celle où s'est produite cette incroyable rencontre ?
  " Geb " ? Drôle de nom.
  René Toledano se prépare un dîner rapide composé d'aliments censés être bénéfiques pour la mémoire : un verre d'huile de foie de morue qu'il boit d'un trait ; une assiette de maquereau et de choux de Bruxelles. Puis des abricots, des raisins secs et des noix.
  Il cherche pendant ce temps sur son ordinateur s'il y a du nouveau au sujet du SDF repêché dans la Seine.
  Il repense à ses cours au lycée et à l'hostilité montante des élèves. La phrase de son père lui revient alors à l'esprit : pour celui qui est habitué aux mensonges, la vérité semble toujours suspecte.
  René se souvient du roman d'anticipation de George Orwell, 1984, où chaque matin l'histoire est réécrite par des propagandistes officiels afin de s'adapter aux exigences politiques du moment, sans risque de contradiction, puisque tout le monde est éduqué pour oublier.
  Et le troupeau suit, sans même s'interroger sur les histoires qu'on lui raconte... Il ne cherche pas à vérifier. Il ne cherche pas à obtenir des preuves. Tous veulent adhérer au consensus pour bêler ensemble sur la même note.
  René inspire profondément.
  L'histoire devient de plus en plus un enjeu politique. Jules Michelet, en écrivant son Histoire de France, a établi un récit de souvenirs officiels pour l'ensemble des Français des générations futures. C'est lui qui a sélectionné les vedettes qui avaient droit au souvenir : Vercingétorix, Louis XI, Jeanne d'Arc, Henri IV, François Ier, Louis XIV, Napoléon...
  Et les autres pays ont fait de même, instaurant la vérité officielle d'un passé officiel, légitimant systématiquement le gouvernement en place, comme s'il était le résultat d'une évolution darwinienne inéluctable.
  Les faibles sont rayés de la carte. Seuls les forts survivent. Mais la nature ne fonctionne pas ainsi. Elle ajoute, elle n'élimine pas. C'est l'homme qui livre ensuite son interprétation selon ses intérêts.
  Darwin lui-même voulait légitimer les systèmes politiques violents selon le principe de : " S'ils ont gagné c'est forcément qu'ils avaient raison. "
  Penser à cela met René dans une colère sourde. Il serre le poing.
  Si tout cela me touche, ce n'est pas un hasard. Au fond de moi, je sais que j'ai un combat personnel à mener. Un devoir de mémoire. La mémoire des vaincus. La mémoire des victimes insultées par leurs bourreaux parce qu'elles ne peuvent plus témoigner ou que leurs versions des faits ont été détruites.
  Il se sert un café serré pour tenir aussi longtemps qu'il le faudra, puis il se prépare un coin spécialement dédié à la séance sur le canapé de son salon. Le coin " autohypnose ".

  Il dispose des coussins en rond et un au centre. Il installe des bougies. Il est 23 h 06.
  Les masques accrochés sur les murs de son salon semblent se moquer de lui. Sans cet " incident " avec le skinhead, il se sentirait privilégié, mais la mort de cet homme ne cesse de le hanter malgré le caractère apaisant de la rencontre avec Geb.
  J'ai tué. Comme si c'était le prix à payer pour avoir ouvert la boîte de Pandore de mes vies antérieures.
  Il se sent nerveux. Il allume toutes les bougies et éteint les lampes pour ne pas être gêné par la lumière artificielle. Il regarde sa montre : 23 h 22.
  Plus que quelques secondes avant la séance. Je vais enfin savoir.
  Il s'installe, se place en position du lotus, la colonne vertébrale bien droite, les épaules bien écartées, comme il a vu Geb le faire.
  S'il adopte cette position, c'est que c'est la meilleure. En tout cas, c'est forcément mieux que d'être avachi dans un fauteuil, comme je l'ai fait jusqu'à maintenant.
  Il inspire profondément et souffle longuement.
  23 h 23.
  Il baisse le rideau de ses paupières. Il ralentit sa respiration, diminue son rythme cardiaque et, enfin, convoque l'image de l'escalier.
  Il descend lentement les dix marches. Première marche, deuxième, troisième. À la dixième, il se retrouve face à la porte blindée de l'inconscient. Il sort la clef, l'enfonce dans la serrure, tourne, ouvre l'épaisse porte, se retrouve dans le couloir à la moquette rouge avec ses portes numérotées.
  Il marche d'un pas assuré en direction de la plus éloignée, la numéro 1.

  Il a un moment d'appréhension, puis, d'un coup, saisit la poignée et ouvre la porte.

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