vendredi 28 septembre 2018

26.

Il fait jour, la plage est beaucoup moins tranquille que la première fois, un vent humide souffle, fait ployer les cocotiers et provoque de grandes vagues. Aucun dauphin ne se manifeste. Au loin, Geb est assis en tailleur exactement comme la veille, à ce détail près qu'il a déjà les yeux ouverts. Le professeur d'histoire prend place face à lui.
  - Bonjour Geb. Comment s'est fini le tremblement de terre d'hier ?
  - Bonjour René. Merci de t'en inquiéter. Ce n'était pas grave. Ce n'était qu'un tout petit séisme. Comme je le pensais, quelques maisons ont vu leurs murs fendillés, mais rien de grave.
  Les deux hommes s'observent à nouveau intensément.
  - Il est quelle heure chez toi, René ?
  - C'est la nuit.
  - Alors j'aurais plutôt dû te dire " bonsoir ". Ce serait plus adéquat.
  - Et chez vous ?
  - Ici c'est l'aurore.
  Le vent redouble et les vagues affirment leur présence en se fracassant sur les rochers au loin.
  - À propos, j'aimerais savoir à quelle époque vous vivez, Geb.
  - Je vis en l'an 2020. Et toi René ?

  - Eh bien, à vrai dire... moi aussi, mais je pense que nous ne devons pas avoir le même calendrier.
  - Je vis en 2020 après Atoum, le premier humain.
  - Moi c'est en 2020 après Jésus-Christ, censé être le Messie.
  - Donc c'est bien ce que tu disais, nous n'avons pas le même calendrier. Le seul moyen de connaître nos époques respectives est que tu me montres ton ciel. En tant qu'astronome, je peux déduire en quelle année nous sommes en fonction de l'emplacement des planètes et des étoiles.
  - Mais comment vous montrer " mon " ciel ?
  - Ouvre les yeux.
  - Mais si je fais ça, je vais me déconnecter de vous.
  - Tu sais, on peut tout faire si on décide que c'est possible. Tu peux ouvrir les yeux et me fournir l'image de ton monde, tout en continuant à me parler en esprit.
  - Nous allons rompre la communication.
  - Fais-moi confiance. Essaye, tu verras bien.
  René ouvre lentement les yeux.
  - Vous êtes encore là ?
  - Bien sûr, je vois ce que tu vois. Et comme tu peux le constater, il nous est possible de continuer à discuter normalement. Maintenant peux-tu aller à ta fenêtre et regarder ton ciel ?
  René, encore surpris de ne pas avoir perdu le contact avec Geb, se lève lentement en répétant régulièrement :
  - Toujours là ?
  Il ouvre la fenêtre de son salon. Par chance, il fait chaud et le ciel étoilé n'est voilé par aucun nuage.
  Geb lui indique comment orienter sa tête : vers l'ouest, vers l'est, puis vers le point le plus élevé comme le plus bas.

  - C'est bon, tu peux retourner à ta position de départ, je vais procéder aux calculs.
  René se remet en position du lotus, ferme les yeux et, se projetant dans le monde de Geb, attend sur la plage.
  - 12 000 ans nous séparent, déclare-t-il après un temps.
  - Vous voulez dire 2 000 ans ?
  - Non. 12 000 ans.
  René sait pourtant bien que le monde civilisé est censé avoir commencé à apparaître en 5000 avant Jésus-Christ avec la première cité sumérienne, Eridu.
  S'il prétend qu'il y a 12 000 ans entre nous, Geb est donc censé vivre bien avant la première civilisation officiellement connue. Il est censé vivre en 10 000 avant Jésus-Christ !
  - C'est impossible, dit le professeur d'histoire. Vous avez dû faire une erreur, recommencez vos calculs.
  - Et pourquoi ?
  - Parce que, pour nous, il y a 12 000 ans, il n'y avait... (que des hommes préhistoriques ?)... pas d'astronome capable de fournir l'information que vous venez de me donner.
  L'homme en jupe ne semble pas désarçonné par l'argument.
  - Je pense que votre connaissance de l'histoire passée a quelques lacunes. Pourtant je te garantis qu'à mon époque il y a des astronomes et je ne suis d'ailleurs pas le seul à pratiquer ce noble art. Nous avons aussi des historiens qui essaient de connaître notre passé le plus lointain, mais ils semblent plus doués que ceux de ton époque !
  René préfère ne pas s'attarder sur le sujet.
  - Et où vivez-vous, monsieur l'astronome ?
  - Ma cité se nomme Mem-set. C'est évidemment la capitale de l'île d'Ha-mem-ptah.

  - Ces noms ne me disent rien.
  - Je n'ai jamais quitté notre île, qui est au milieu de la mer qui est elle-même au milieu du monde.
  Mais de quoi il me parle, " une île au milieu d'une mer au milieu du monde " ? Je ne comprends même pas dans quelle région de la planète il peut bien se trouver.
  Cependant, il note que Geb a évoqué une cité, ce qui signifie qu'il vivait dans une civilisation qui existait avant les Sumériens.
  Il demande :
  - Si j'ouvre les yeux, vous gardez la connexion ?
  - Bien sûr.
  René ouvre les yeux, se lève et va chercher une mappemonde.
  - Vous connaissez cet objet ?
  - C'est une représentation de notre planète sur une sphère, je présume. Je te rappelle que c'est mon domaine.
  - Alors dans ce cas vous connaissez l'emplacement des continents ?
  - Pour tout te dire, je n'ai jamais quitté l'île, aucun d'entre nous d'ailleurs. Mais par le voyage astral mon esprit a pu survoler tous les territoires qu'il souhaitait visiter.
  - Un voyage astral ? Vous n'avez pas de télescope ou de lunette, bref un outil quelconque pour observer les étoiles ?
  - Le voyage astral permet à mon esprit d'explorer tous les lieux, toutes les planètes et toutes les étoiles que je souhaite. Pourquoi irais-je m'encombrer d'un outil quelconque ?
  Devant cette réponse catégorique, René n'ose plus poser de questions.
  - Toi, René, montre-moi où tu vis.
  René pose son doigt sur la mappemonde.

  - Ici. Ma cité se nomme Paris, dans un pays qui se nomme la France, sur un continent que nous nommons l'Europe.
  - Ah ? J'ai déjà survolé cet endroit en voyage astral. On appelle ça " les territoires sauvages du nord-est " à mon époque. Pour tout t'avouer, je pensais qu'il n'y avait aucun humain dans ce coin.
  - Et vous, montrez-moi où vous vivez, Geb. Où se situe votre île ?
  Le professeur d'histoire fait glisser son doigt depuis Paris.
  - Plus bas, plus à gauche, plus à gauche, plus bas, encore un peu à gauche. C'est là !
  René regarde ce qu'il y a sous son index.
  - Mais c'est au milieu de l'océan Atlantique !
  - Ta carte, tout comme ta connaissance du passé, est incomplète.
  René ne peut quitter des yeux l'endroit où Geb est censé vivre.
  - Quand même, cela me surprend beaucoup que votre île d'Ha-mem-ptah ne soit pas indiquée sur ma mappemonde. Nos satellites ont détecté toutes les terres émergées. À moins que...
  Non ce n'est pas possible.
  - Quoi ?
  Le professeur d'histoire cherche ses mots.
  - Dans de très anciens textes, il est fait référence à une île qui existait dans cette région, il y a très longtemps. Elle s'appelait...
  Il hésite à continuer, quand le nom franchit ses lèvres.
  - ... Atlantide.
  - C'est quoi ?
  - Une île mythique.
  - Mythique ? Cela signifie quoi au juste ?

  - Cela signifie que pour nous, de nos jours, l'existence même de votre île est une... légende.
  René laisse passer un temps, puis précise :
  - À vrai dire, la plupart des gens de mon époque pensent même que vous n'avez jamais existé. Que l'Atlantide est une sorte de conte pour enfants.
  À nouveau, un long silence.
  - Geb, vous êtes toujours là ?
  René reprend sa position pour repartir là-bas. Geb semble perturbé par cette information.
  - Je ne comprends pas comment cela se fait que notre île ne soit pour vous qu'une... " légende " !?
  - Je suis désolé, Geb.
  - La meilleure preuve de notre existence est que je te parle maintenant, il me semble ?
  Le vent redouble, produisant un immense vacarme. Les vagues viennent lécher les rochers alentour.
  - Certains d'entre nous croient en votre existence, d'autres non. Il faut nous comprendre, c'est si ancien et nous n'avons aucune trace de ruines, pas de vestiges, pas le moindre objet issu de votre civilisation qui ait été clairement identifié. Vous avez dit que 12 000 ans s'étaient écoulés entre vous et moi... Cela fait long ! Désolé, mais je crois que notre civilisation a oublié l'existence de la vôtre.
  - Donc, selon toi, les gens de votre époque croient que nous n'avons même pas existé ?
  - Je suis vraiment désolé. Je comprends votre désarroi. Mais je ne veux pas vous mentir : on vous a non seulement oubliés, mais la plupart d'entre nous doutent même que vous ayez réellement vécu.

  - De mieux en mieux.
  L'homme en jupe le fixe. Autour d'eux le vent se lève, les cocotiers ploient et quelques-unes de leurs noix tombent sur le sable. Geb reprend :
  - D'ailleurs toi, tu penses quoi de tout ça, homme du futur ?
  - Eh bien, bafouille René, évidemment votre monde a l'air réel, mais tout ça n'existe quand même, pour l'instant, que...
  - Que... ?
  - ... dans mon esprit...
  - Et... ?
  - ... Et je ne peux pas exclure que tout cela ne soit que le fruit de mon imagination. Peut-être que je suis dans un rêve. Un rêve où j'aurais construit un monde utopique, issu de tous mes fantasmes d'un monde ancien qui serait meilleur que celui dans lequel je vis. Mon inconscient m'aurait proposé ce songe où vous me parlez.
  Geb le fixe avec dureté, puis tout d'un coup se lève et s'en va. René reste seul sur la plage, de plus en plus ventée. Les vagues produisent un bruit cinglant en se fracassant sur les rochers.
  Il rejoint et franchit la porte avec le sentiment d'avoir commis une bévue. Il remonte le couloir, franchit la porte blindée de l'inconscient, monte les marches. Cette fois-ci il n'y a personne pour lui faire le décompte et l'accueillir à la sortie. Il ouvre les yeux.
  Je l'ai vexé. Comme disait maman : il faut toujours que je gâche tout alors que tout va bien.
  Il inspire profondément.
  Se pourrait-il que cela soit vraiment l'ATLANTIDE ? Bon sang, quand même, si c'était vrai... Quelle découverte !
  Il se lève et se replace face à la fenêtre, contemplant le ciel étoilé qu'a observé Geb. Il fixe ensuite la mappemonde et ce point qu'a désigné Geb, face au Mexique.
  Au sentiment de culpabilité succède une sensation de fierté.
  J'ai peut-être parlé à un Atlante !
  Il prend son ordinateur, et note dans le détail tout ce qu'il s'est passé durant la séance. Puis il envoie un SMS :
Bonsoir Opale,
Comme promis, voici le résultat de mon expérience d'autohypnose régressive. J'en sais désormais davantage sur mon plus ancien moi-même qui est derrière la porte numérotée 1. À la question : quand vivait-il ? La réponse est : il y a 12 000 ans.
Où vivait-il ? Il prétend vivre dans la cité de Mem-set sur l'île d'Ha-mem-ptah, qui se situe au milieu de l'Atlantique (il pourrait s'agir de la mythique Atlantide). Je ne vous cache pas qu'en tant qu'historien je trouve cette expérience fabuleuse. Merci de m'avoir fait découvrir cet outil si simple et si efficace d'exploration de l'inconscient. Même si tout cela n'était qu'une illusion, c'était une illusion passionnante.
À bientôt. René Toledano, votre premier cobaye

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