vendredi 28 septembre 2018

28.

Ce mercredi matin, René Toledano a complètement changé de physionomie. Hier abattu, il semble désormais exalté. Il n'a plus son tic à l'œil droit et se retient presque de rire devant sa classe.
  Son intonation est joyeuse, comme si on venait de lui annoncer une très bonne nouvelle. Sur l'écran, apparaît une sculpture représentant le philosophe grec Platon.
  - Aujourd'hui, pour ce troisième cours, j'ai envie de vous parler de l'Atlantide. Alors, est-ce un mythe ou une réalité ?
  René Toledano convoque des textes issus d'autres cultures, celte, chinoise, indienne, coréenne, japonaise ou maya. Selon lui, les récits de tous ces peuples s'accordent sur l'existence d'une grande civilisation disparue qui aurait jadis inspiré toutes les autres civilisations.
  Au fond de la classe, un élève de grande taille à la large carrure, le visage grêlé d'acné, lève la main.
  - Mais, monsieur, tout le monde sait que ce n'est qu'une légende. L'Atlantide n'a jamais existé.
  René s'arrête et s'approche de l'adolescent.
  - Vous savez, rien ne prouve que l'Atlantide a existé, mais rien ne prouve non plus le contraire.
  L'autre rétorque :
  - Tout le monde sait que...
  Qu'est-ce qu'il a celui-là ? Il me cherche ?
  - Personne n'est sûr de rien. Et je ne pense pas que vous ayez accès à une source d'information exclusive sur ce thème.
  - Enfin les historiens sérieux disent que...
  - Les historiens " sérieux " n'ont eux non plus pas la moindre information précise sur le sujet. Alors ils prennent des positions et s'y tiennent sans savoir, sans vérifier. En guise de sources, ils se cramponnent à leurs habitudes, elles-mêmes fondées sur les textes des historiens qui les ont précédés, qui eux-mêmes n'en savaient guère plus. Ce n'est pas comme cela que la pensée va évoluer !
  Les bergers aveugles guident le troupeau vers les seuls sentiers qu'ils connaissent et les moutons considèrent que ces sentiers sont forcément les seuls bons.
  L'élève ne renonce pas si facilement. Buté, il poursuit :
  - Quand même... L'Atlantide ce n'est qu'une légende. Comme la petite souris, le père Noël, le diable, les sirènes... Personne n'a pu prouver que...
  Qu'est-ce qu'il lui prend ? Il veut épater les filles ou quoi en m'affrontant sur un sujet sur lequel il se dit que je ne pourrai jamais être complètement affirmatif ?
  - Levez-vous.
  Comme il s'en doutait, l'adolescent s'avère mesurer plusieurs centimètres de plus que lui.
  - Vous vous appelez comment ?
  - Philippe.
  Toute la classe est parfaitement attentive. L'élève s'enhardit :
  - Mon père dit que ce que vous nous avez déjà raconté sur les Romains et sur les Grecs ne sont que des idioties. Vous abusez de votre position de professeur pour nous raconter des trucs qui ne sont pas au programme et qui ne sont même pas vrais.
  Son tic reprend soudain René.
  Ne pas s'emballer. Ne pas laisser l'Hippolyte qui est en moi s'exprimer. Ce n'est qu'un élève, il te provoque.
  - Asseyez-vous, Philippe.
  L'autre reste debout avec une moue dédaigneuse.

  - Et si je refuse pour ne pas entendre plus de contrevérités ?
  Nouveau tic.
  D'un geste rapide, René saisit le poignet de l'élève, le lui tord jusqu'à ce que l'autre grimace de douleur et soit forcé de s'asseoir. Aussitôt la classe commence à réagir. René relâche brusquement sa pression.
  Qu'est-ce qui m'a pris ? C'est Hippolyte. C'est l'Hippolyte qui est en moi qui est ressorti d'un coup. Je n'ai pas pu le contrôler. Quand j'ai peur, il me submerge. Si je le laisse s'exprimer, jusqu'où ira-t-il ?
  Ne pas perdre pied. Vite, reprendre le contrôle avant que cela dégénère.
  - Taisez-vous tous !
  Bon sang, je ne comprends pas ce qu'il se passe. Ce n'est quand même pas l'Atlantide qui les rend aussi nerveux.
  L'élève continue de le toiser en se massant le poignet, à la fois effaré et satisfait de l'avoir fait sortir de ses gonds.
  La seule manière de ne pas laisser Hippolyte s'exprimer, c'est de laisser parler Geb. On ne peut pas enlever le monstre, mais on peut le tempérer par le sage.
  Alors, le professeur d'histoire fait un geste inattendu : il pose sa main sur le sternum de Philippe, sent son cœur. Il a l'impression de percevoir l'âme de cet élève.
  En un flash, des informations affluent.
  J'ai déjà connu ce type dans une vie antérieure. Nous nous sommes affrontés. Il aimerait que nous nous battions encore.
  Si je le frappe, je le vaincrai, mais je perdrai tout.
  L'autre a un brusque mouvement de recul, comme s'il sentait que le professeur, en lui touchant le cœur, était parvenu à le sonder.
  - Qu'est-ce qui vous prend, monsieur, vous êtes gay, ou quoi ?

  René Toledano va se rasseoir tandis que la rumeur ne fait qu'enfler. " T'as vu ? Il lui a touché la poitrine ! "
  - Bien, où en étions-nous déjà ? Ah oui, l'Atlantide a-t-elle ou n'a-t-elle pas existé ? Comme vous le voyez, c'est un sujet sensible.
  Et il poursuit son cours comme si cet incident n'était pas arrivé. Philippe, ne sachant plus quoi faire, hausse les épaules et refuse ostensiblement de prendre des notes sur cette prétendue civilisation inconnue qui aurait existé avant toutes les autres.

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