vendredi 28 septembre 2018

29.


  À l'heure du déjeuner, René Toledano est convoqué chez le proviseur Pinel.
  Au-dessus de lui, des photos le montrent en train de serrer la main de plusieurs ministres de l'Éducation nationale ainsi que de divers autres hommes politiques.
  Une photo un peu plus grande, dédicacée, le montre avec Johnny Hallyday en personne.
  Le maître des lieux lui tend un chocolat.
  - Tous les hommes sont fascinés par les civilisations disparues, mythiques. Tous les hommes sont de grands enfants qui aiment les contes. Et puis ils deviennent adultes et ils rêvent de redonner vie aux légendes. Alors ils deviennent archéologues, explorateurs, ethnologues. Ils partent sur le terrain brosser des cailloux. Mais très peu, vous m'entendez, Toledano, très peu se contentent de leur simple imagination. Très peu, sauf vous. Et non seulement vous êtes affirmatif, mais vous avez la prétention d'enseigner votre " intuition personnelle " comme une vérité historique. Sans la moindre preuve. C'est osé. Malheureusement pour vous, l'enseignement n'est pas un lieu qui récompense l'audace, a fortiori lorsqu'elle n'est basée sur rien. Ici, on privilégie la transmission des connaissances vérifiées et acceptées de tous. Rien d'autre. Pourtant, à en juger par ce qu'il s'est passé ce matin, cela ne vous suffit pas.
  Le professeur d'histoire ne bronche pas.
  - Cela ne peut pas se passer ici, dans cet établissement qui a une réputation de sérieux. Vous imaginez si on disait : " Au lycée Johnny-Hallyday, on apprend que l'Atlantide a existé " ?
  Il consulte ses notes.
  - Il paraît aussi que vous avez tordu le poignet d'un élève ?
  - Il défiait mon autorité. Il est plus grand et plus costaud que moi. J'ai préféré agir avant que cela ne dégénère. J'ai juste voulu le forcer à s'asseoir.
  - Et puis vous lui avez touché la poitrine ?
  - J'ai posé ma main sur son cœur.
  - On ne va pas jouer sur les mots. Il s'avère qu'il a déjà averti son père de l'incident, qui m'a appelé. Il m'a signalé l'altercation, mais aussi la nature " décalée " de vos cours. Il paraît que pas plus tard qu'hier vous avez présenté les Grecs comme les destructeurs de civilisations plus raffinées, comme celles des Crétois ou des Troyens. Est-ce vrai ?
  - Absolument.
  - Ce n'est pas le programme. Vos élèves sont là pour avoir le bac, pas pour se voir bourrer le crâne par des théories controversées sur ce qu'il s'est passé il y a 2 000 ans.
  Le proviseur lui tend à nouveau un chocolat, qu'il décline.
  - Ce n'est pas parce qu'ils sont nombreux à croire le même mensonge que cela devient une vérité.

  - Vous voyez en tout cas que la pression des parents d'élèves suffit à faire changer les programmes. Pour l'instant, nous n'avons pas de tels cas en France, mais ça montre que la ligne qui sépare le vrai du faux est ténue et que les parents d'élèves sont avant tout des contribuables, donc nos employeurs. Il faut les satisfaire et cela ne se fait sûrement pas en leur parlant de l'Atlantide, en risquant de faire échouer leurs enfants au bac, en tordant les poignets ou en touchant la poitrine des élèves lorsqu'ils remettent en question vos théories fumeuses.
  René, sachant que chaque phrase qu'il va prononcer risque de se retourner contre lui, préfère s'abstenir et se contente de hocher la tête.
  Ne pas répondre. Retenir l'Hippolyte enfoui en moi, laisser émerger le Geb.
  - Allons, soyons sérieux, Toledano, je vous ai convoqué parce que je vous estime et en souvenir de votre père qui était, enfin, excusez-moi, qui " est " toujours un ami. Je vais devoir signaler ce geste scandaleux et vous risquez une mise à pied.
  - Je poursuivrai mon cours sur l'Atlantide tel que j'estime qu'il doit être fait.
  Le proviseur Pinel lève son sourcil gauche.
  - Pourquoi cette histoire d'Atlantide vous importe-t-elle tant ?
  - Cela m'importe.
  - Vous faites quoi déjà comme métier, Toledano ?
  - Professeur d'histoire, pourquoi ?
  - Eh bien, faites votre métier, c'est tout ce qu'on vous demande.

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