vendredi 28 septembre 2018

30.

René retrouve Élodie à la cantine. Les autres professeurs l'observent de loin.
  - Ils sont tous déjà au courant de ce qui est arrivé ce matin. Je suis désolée pour toi. Entre l'histoire du poignet et de la poitrine et les plaintes d'élèves qui racontent qu'on leur enseigne des légendes comme s'il s'agissait de la réalité... Il y en a qui ont enregistré ton cours avec leur smartphone. C'est déjà sur Internet et cela entraîne des moqueries et des blagues malveillantes.
  René hoche la tête.
  - J'ai vu Pinel.
  - Comment ça s'est passé ?
  - Mal.
  - Mais tu es dingue, aussi ! Qu'est-ce qui t'a pris de toucher un élève ?
  - Il me défiait.
  - Quand bien même... Tu ne peux pas agir de la sorte. Et ce sujet hors programme ! Depuis quand on enseigne l'Atlantide en cours d'histoire ?
  - Depuis Pythagore et Platon. Même si, à dire vrai, Platon lui-même était tourné en ridicule par les autres philosophes de son époque avec cette théorie.
  - J'ignorais ce détail.
  - On ricanait dans tout Athènes de sa " prétendue " civilisation de sages sur leur île au-delà des colonnes d'Hercule. Il était l'objet de quolibets, de moqueries, de caricatures.

  - Alors tu savais bien ce qui t'attendait, René. Pourquoi persistes-tu dans ton délire ?
  - J'ai découvert en séance d'hypnose que mon plus ancien moi se trouvait être atlante.
  - Quoi ? Tu es retourné voir l'hypnotiseuse ? Tu ne m'as pas écoutée, tu continues de te faire manipuler par cette bonimenteuse !
  - Non je l'ai fait tout seul, dans une séance d'autohypnose. Personne n'a pu m'influencer de l'extérieur cette fois. Et c'était encore plus extraordinaire que la fois précédente ! Je me suis retrouvé là-bas comme je suis ici à présent. Le plus étonnant, c'était la décontraction de Geb.
  Élodie secoue la tête en signe d'exaspération.
  - Je vais t'expliquer en termes scientifiques ce que tu as vécu. Ce n'était qu'un rêve. Tu as dormi et tu as rêvé, ensuite tu t'es persuadé que ce rêve était une séance d'hypnose. Cela n'a en soi rien de répréhensible. Par contre, si tu mélanges ton travail à tout ça, tu prends un risque professionnel démesuré.
  - C'est exactement ce que m'a dit Pinel.
  Ils se lèvent pour se servir. Devant la nourriture, René reprend :
  - Donc, pour faire plaisir à l'ordre établi par la majorité des ignares, il faut taire les vérités et diffuser les mensonges ?
  Elle se sert de couscous avec un gros morceau d'agneau cuit à la broche, lui prend des lentilles et du tofu.
  Ils retournent s'asseoir à la table.
  - Tu y crois donc vraiment ?
  - Désormais, oui. Je te jure que cela ne peut pas être un délire ou un rêve. C'est vraiment trop précis. Et l'homme auquel je parle est doté d'une vraie personnalité, différente de la mienne. Il est tellement serein et moi tellement angoissé. Aucun stress, aucune peur, pas la moindre inquiétude. La plus grande sagesse des Atlantes se résume en une phrase : " Ce n'est pas grave. " Je crois même qu'en lui signalant que 12 000 ans plus tard ils ne seraient qu'une légende, je lui ai provoqué la première contrariété de sa vie.
  Elle le regarde alors intensément.
  - Tu sous-estimes le pouvoir de manipulation que s'octroient les gens quand ils ont atteint une fois ton inconscient. René, je te connais. Tu aimes tout ce qui est merveilleux parce que tu es encore un enfant assoiffé de jolies histoires. C'est cela qui fait ton charme, mais aussi ta faiblesse. N'importe quelle femme arrive à te manipuler, surtout si elle est hypnotiseuse. C'est en cela qu'on se ressemble, René. Toi et moi, nous nous faisons avoir parce que nous avons envie d'être épatés. Alors, toute personne qui nous fait un petit numéro de charme obtient n'importe quoi de nous. Moi je me fais avoir par les hommes, toi, par les femmes.
  - Je ne vois pas le rapport.
  - Si je ne m'abuse, toi et moi, nous sommes célibataires. Nos histoires sentimentales ont mal tourné. Nos partenaires ont abusé de notre candeur...
  En guise de réponse, il se met à manger son plat. René se souvient de ses couples précédents et il doit reconnaître que, tout comme Élodie, il n'a pas rencontré jusqu'à ce jour la bonne personne. Tandis qu'il mastique, des souvenirs remontent.
  Adolescent, il était timide et son désir se manifestait par des bégaiements ou des tremblements. Il avait eu son premier rapport sexuel à 23 ans.
  Et puis, il avait rencontré Justine. Elle était étudiante en histoire, comme lui, très belle et délurée. Elle collectionnait les tenues très suggestives et tous les garçons essayaient de la séduire. Un jour, lors d'une fête de la faculté, parce qu'il avait bu, il avait trouvé le courage d'aller vers elle et de l'embrasser.
  Loin de le repousser, elle l'avait averti : " Je suis une destructrice d'hommes. Tous ceux qui t'ont précédé se sont suicidés ou se sont retrouvés en hôpital psychiatrique. Tu es sûr que c'est ce que tu veux ? "
  Par bravade, il avait répondu : " Éros et Thanatos sont indissociables car ce sont les deux émotions les plus fortes : la pulsion de vie et la pulsion de mort. "
  Elle l'avait embrassé à pleine bouche, entraîné dans les toilettes et là, elle l'avait enfourché, prenant toutes les initiatives.
  Ils avaient alors démarré une relation. C'était étrange, elle arrivait toujours en retard, elle annulait les rendez-vous au dernier moment, mais les rares fois où elle acceptait de le voir, c'était grandiose.
  Il était tombé amoureux et le mot " tombé " était le bon, car il percevait cette relation comme une sorte de déchéance. Il était fasciné, comme la mante religieuse mâle doit être fascinée de se voir progressivement dévorée par sa femelle.
  Justine aimait faire l'amour dans les endroits les plus insolites : au début, les toilettes, les ascenseurs, les voitures, puis les armoires dans les magasins de meubles, les arrière-cours d'immeubles, les forêts et même, une fois, un rail de train en rase campagne sur une ligne en usage.
  Éros et Thanatos.
  Elle était la meilleure des professeurs de sexe. Elle aimait les jeux de rôle. Elle possédait une valise remplie de sextoys et de déguisements en tout genre. Chaque fois qu'il faisait l'amour avec Justine, il s'attendait à une surprise. Justine avait été une initiatrice. Et il voyait bien les regards envieux de ses amis qui ne comprenaient pas pourquoi elle l'avait choisi.
  René avait appris qu'elle ne se contentait pas de lui, et couchait avec d'autres hommes, mais cela ne le gênait pas.
  Toutefois, cette relation avait affecté ses études. Il avait raté tous ses examens. C'était le prix à payer. En fait, il était obsédé par Justine. C'était son principal sujet de conversation, ce qui occupait en permanence son esprit.
  René pouvait donc dire qu'il avait connu une grande histoire d'amour, à ceci près que ce n'était pas réciproque ! Justine aimait être aimée, mais ne ressentait évidemment pas la même intensité de sentiment pour lui. Elle voulait savoir jusqu'à quel point elle pouvait rendre un homme fou d'elle, mais une fois qu'elle avait eu la preuve qu'elle voulait, elle se lassait, comme un enfant se désintéresse d'un jouet dont il a fait le tour.
  Alors, un jour, sans raison, elle lui avait annoncé qu'elle ne souhaitait plus poursuivre leur histoire. Il avait espéré qu'elle change d'avis, mais le lendemain elle s'affichait officiellement avec un autre étudiant de la promotion. Il avait tout senti s'effondrer autour de lui.
  Lorsqu'elle l'avait croisé, livide, le regard fixé sur elle, elle lui avait simplement rappelé : " Ne fais pas l'étonné, je t'avais averti dès le début. "
  Il avait mis longtemps à s'en remettre.
  Ensuite, il avait rencontré une autre jeune femme plus calme avec laquelle il avait l'impression de s'ennuyer. " Quand on a goûté au piment, tous les autres aliments ont l'air fade ", disait son père.
  Il avait encore enchaîné quelques relations jusqu'à ce qu'il rencontre Agrippine. Agrippine travaillait dans le cinéma en tant qu'infographiste des effets spéciaux. Agrippine était certes moins destructrice que Justine, mais elle avait un petit défaut : elle buvait. Et quand elle buvait, elle piquait des crises où elle perdait totalement le contrôle. Un jour, dans un accès de démence, elle lui avait planté une fourchette dans la main. Ce geste avait entraîné deux décisions chez René : quitter Agrippine et renoncer à bâtir un couple.
  Il s'était alors consacré à sa passion pour l'histoire et avait trouvé dans cette activité intellectuelle des émotions, certes moins fortes que celles provoquées par l'union d'Éros et Thanatos, mais suffisantes pour lui donner l'impression que sa vie avait un sens. Il était devenu professeur de lycée et avait pu transmettre ses connaissances. Puis, il avait rencontré Élodie et il avait constaté qu'une relation homme-femme n'était pas forcément ou fade ou pimentée, ou amoureuse ou guerrière, qu'elle pouvait simplement être une alliance apaisante.
  Ils avaient alors décidé d'être des complices unis par le désir de ne plus se prendre la tête avec le fantasme du couple idéal. Ils se voyaient tous les jours pour déjeuner et une fois par semaine pour dîner. " Tous les avantages d'être deux sans les inconvénients ", selon Élodie.
  Quant à la sexualité, René avait fini par s'apercevoir que moins on la pratiquait, moins elle semblait nécessaire. Dans son esprit, il avait remplacé le plaisir à court terme par le bonheur à long terme, ces deux notions lui semblant désormais antinomiques. Il avait remplacé l'amour par l'amitié.
  Élodie, semblant lire dans ses pensées, l'observe avec bienveillance.
  - Tu as fini de rêver ? Bon, je reprends. Mon dernier conseil, surtout ne revois plus cette hypnotiseuse. Si toutes les femmes sont des magiciennes, celle-ci semble plutôt relever de la magie noire que de la magie blanche.
  À ce moment, il sent une vibration dans sa poche. C'est un SMS.
René,
Merci pour votre message qui m'a autant surprise que réjouie. L'Atlantide ! Carrément. Il y a 12 000 ans... Vous m'intriguez. Je souhaiterais vous revoir. 16 h, 19 avenue Victoria, 75001, près de la place du Châtelet ?
Opale

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