vendredi 28 septembre 2018

4.


  De retour chez lui, René claque la porte d'entrée et reste plaqué, comme s'il craignait qu'un ennemi l'ait suivi. Il verrouille toutes les serrures. Il retrouve le décor familier de son appartement au septième étage de son petit immeuble du XVe arrondissement parisien, à la station Charles-Michel.
  Dans son salon, sa collection de masques de tous les pays du monde semble se moquer de lui comme le public de La boîte de Pandore. Le masque japonais du théâtre kabuki, le masque africain des Baoulés et celui du carnaval vénitien semblent les plus féroces.
  Il respire fort.
  J'ai tué un homme !
  René Toledano se rend dans la salle de bains, se lave les mains et s'asperge d'eau glacée. Il désinfecte sa petite blessure à la main sans se donner la peine de mettre un pansement. Il jette ses vêtements ensanglantés dans la machine à laver, puis se regarde dans le miroir au-dessus du lavabo et, d'un geste, rabat sa mèche frontale comme Hippolyte. Son tic à l'œil droit le reprend.
  - Qui suis-je ? articule-t-il, comme s'il parlait à son propre reflet.
  Je ne me reconnais pas. Qui est cette personne que je vois dans la glace ? Est-ce bien moi ? Pourquoi ai-je ce corps et ce visage-là ? Est-ce que cette apparence correspond à ce que je suis vraiment ? Quel est ce type qui se croit un héros, mais qui n'est qu'un monstre ? Tout ça c'est la faute de ma " mémoire profonde ". Cette cave secrète que j'aurais surtout dû ne jamais ouvrir.
  Il a un haut-le-cœur.
  - Qui ai-je été ? demande-t-il.
  Mais il n'ose prononcer ce qu'il pense :
  J'ai été un assassin, j'ai oublié, je m'en suis souvenu et maintenant... je le suis redevenu.
  Des images de tous ces Allemands qu'il a égorgés de sang-froid dans le tunnel se superposent dans son esprit.
  C'était la guerre. C'était autorisé. C'était ça être un héros.
  Nouveau tic à l'œil droit. Il ferme les yeux et presse ses mains sur ses paupières.
  D'aussi loin qu'il s'en souvienne, depuis sa plus tendre enfance, René a toujours cherché à avoir une vie tranquille. Il a eu une scolarité agréable et était curieux de tout. Sa mère était professeur de sciences. Elle était celle qui lui faisait la morale : " Si tu fais quelque chose de mal, il faut le dire. Faute avouée est à moitié pardonnée. Il est interdit de mentir ou de dissimuler. Retiens bien ça, René, faute avouée est à moitié pardonnée. " Son père était professeur d'histoire. C'est lui qui lui indiquait comment s'évader des cadres imposés par la société. Selon lui, la meilleure manière d'avoir une perspective sur sa propre existence était de connaître ce qu'il appelait le " passé de son propre troupeau ".
  Quand René était enfant, son père, Émile, l'avait abreuvé de vrais récits historiques et lui avait donné le goût et la curiosité de la vie de leurs ancêtres. Son chemin avait été tracé par son père et René s'y était inscrit tout naturellement.
  Grâce à lui, il avait aussi découvert avec passion la mythologie grecque, les grands textes latins, les récits du Moyen Âge. Il lui racontait les grandes batailles, puis, après un temps d'arrêt, il prenait la main de son fils et déclarait, tout à coup solennel :

  - Mon fils, sache que la guerre, la vraie guerre, c'est affreux. Des scènes ignobles de pauvres gens qui s'entretuent sans même se connaître. Ça se poursuit dans les hôpitaux avec des victimes estropiées, ou dans les prisons avec des innocents pourrissant dans des cages. Crois-moi, il n'y a rien d'exaltant ou de beau à une bataille. Et pourtant, c'est ce qu'on retient le plus de l'histoire. C'est dommage. Je verrais bien une histoire où l'on retiendrait les moments de plaisirs et de joie, mais cela n'intéresserait personne.
  Un jour, en revenant de l'école, il devait avoir 11 ans, René avait dit à son père :
  - Papa, on nous demande de retenir " 1515, Marignan ", mais on ne nous dit presque rien de cette bataille. C'était pourquoi ? Où est Marignan ? Cela a servi à quoi ?
  - Bonne question, fiston. Marignan c'est au nord de l'Italie. François Ier voulait asseoir son statut de jeune roi issu d'une lignée non légitime. Pour cela, il a attendu l'occasion de pouvoir faire un coup d'éclat. Il a profité des prétendues mœurs dissolues des nobles du Nord italien que désapprouvait le pape, pour faire du zèle en proposant au souverain pontife de moraliser deux cités censées être Sodome et Gomorrhe. Il est entré par les Alpes dans le nord de l'Italie. Les Milanais et les Turinois, pour le contrer, ont acheté une armée de mercenaires suisses. Car Marignan avait beau se situer en Italie, la bataille a opposé les Français aux Suisses. Et elle a été complètement ratée ! Les deux armées se sont cherchées dans la neige et le brouillard sans se trouver. Finalement, à cause du manque de visibilité, elles se sont autodétruites par erreur, parce qu'elles avaient pris leurs propres troupes pour les troupes ennemies. Au matin, les Suisses, un peu plus débrouillards, ont réussi à dénicher les Français et étaient sur le point de remporter la bataille, quand les Vénitiens sont arrivés en renfort des Français. Ils sont tombés sur les Suisses et ont remporté in extremis le combat. Après ça, les Français se sont retirés d'Italie.
  - Mais alors cette bataille n'a servi à rien, papa !
  - Beaucoup de pauvres gens sont morts dans la neige ce jour-là pour rien. Ce n'était qu'un coup de propagande. Alors oui, ça a permis à François Ier de faire sa propre pub, en s'autoproclamant grand vainqueur de la bataille de Marignan, et de passer pour un grand chef militaire charismatique. Tout le monde a oublié l'intervention décisive des Vénitiens et grâce à ce coup de com' François Ier a légitimé son statut de roi conquérant auprès de sa population. La leçon à tirer de tout ça, mon fils, c'est que l'important n'est pas ce qu'on accomplit réellement, mais ce que les historiens en rapportent.
  - Donc les plus forts de tous ce sont les historiens ? C'est pour ça que tu es historien, papa ?
  Son père n'avait pas répondu. Il avait poursuivi :
  - Par la suite, François Ier s'est réellement persuadé qu'il avait gagné la bataille et qu'il était un excellent stratège. Il s'est alors lancé dans une grande offensive contre son principal rival, l'empereur Charles Quint : la bataille de Pavie en 1525 où François Ier a été battu à plate couture, fait prisonnier et a dû payer pour sa libération une lourde rançon qui a ruiné le pays. Après ça, il a renoncé à la guerre pour se consacrer à la peinture, la musique et aux femmes légères. D'où son image de roi mécène et galant séducteur. Enfin, pour en revenir à Marignan, la vérité c'est que si les élèves et les profs connaissent cette bataille, c'est avant tout parce que 1515 c'est facile à retenir !

  Pour René cette discussion avait été une révélation.
  Son père avait ajouté :
  - Jules Michelet n'a pas aidé : il a écrit en 1840 une grande histoire de France qui était devenue la référence absolue sur ce qu'il fallait savoir et dire de notre passé. C'est lui qui avait sélectionné les batailles décisives, les rois qui lui semblaient déterminants et ceux qui étaient médiocres, comment interpréter les faits. Mais il avait tout déformé pour servir sa propre vision politique et personne n'était ensuite venu le contredire.
  René avait retenu que ce qu'on connaît du passé ce n'est qu'une caricature de propagande répandue par les historiens pour faire plaisir à leur puissant commanditaire. Et après cette conversation édifiante sur Marignan, René avait spontanément créé son fichier de texte " Mnemos ", livrant la vraie version peu connue d'événements historiques qu'il ne voulait surtout pas oublier. Il se souvient aussi des grandes discussions qu'il a eues par la suite avec Émile sur d'autres sujets aussi surprenants et qui lui ont permis de compléter ses fiches.
  Un jour René avait demandé à son père :
  - Papa, pourquoi tu ne le dis pas en cours, ce que tu me racontes ?
  Émile l'avait regardé d'un air sérieux :
  - Retiens bien ça : on ne peut pas révéler brutalement aux gens ce qui s'est réellement passé. Pour celui qui est habitué aux mensonges, la vérité semble toujours suspecte.
  René s'était alors fait une promesse : " Plus tard quand je serai grand, moi aussi je serai professeur d'histoire, sauf que moi, j'oserai dire la vérité à tout le monde, et tant pis si les gens ne me croient pas. "

  Sa mère, Pénélope, voyant la curiosité de son fils et la complicité qu'il avait créée avec son père, avait souhaité ne pas être en reste. Elle l'avait à son tour abreuvé d'informations, cette fois-ci plutôt scientifiques : elle lui parlait du fonctionnement du cerveau et de l'origine de l'univers. Elle était très nerveuse et fumait beaucoup. Elle avait été emportée des années plus tard par un cancer des poumons. Après son décès, Émile avait fait une dépression. C'est à ce moment-là qu'étaient apparus ses premiers gros trous de mémoire. Il entrait dans des pièces et ne se souvenait plus de ce qu'il venait y chercher. Il oubliait le début de ses phrases : " De quoi parlait-on déjà ? " " C'était quoi ta question ? " Il oubliait le code de son immeuble. Une fois, il s'était perdu et avait été incapable de retrouver sa propre adresse. Il n'avait que 55 ans. Il avait consulté un neurologue et le diagnostic était tombé, en un terrible mot allemand. Décidément ce pays ne leur portait pas chance dans la famille. " Alzheimer ". Son père avait pris aussitôt une retraite anticipée.
  René, alors étudiant de 23 ans, avait dû signer les papiers pour le faire admettre dans un centre spécialisé, la clinique des Papillons. La devise de cet établissement était simple : " Tout est mémoire ". Leur logo représentait un crâne fendillé d'où s'échappaient des papillons, symbolisant sans doute les souvenirs.
  Depuis, René rendait visite à son père au moins une fois par semaine. Il voyait bien en discutant avec lui que son monde se rétrécissait comme une peau de chagrin. Il devait chercher tous les noms et tous les prénoms : " Comment il s'appelle, déjà, le président de la République ? " ; " Comment elle s'appelait ta mère ? " ; " Comment tu t'appelles, déjà ? " Après les noms, c'était son vocabulaire qui avait disparu : " Tu sais ce truc qui sert à ouvrir les bouteilles avec un manche qui tourne ? " ; " Tu aurais une autre de ces boules de verre qui servent à faire la lumière, comment cela s'appelle déjà, tu sais avec un filament électrique dedans ? "
  René avait alors découvert une nouvelle source d'angoisse : il avait l'impression qu'en regardant son père sombrer, il voyait comment il allait lui-même finir. Car cette maladie était censée être héréditaire. C'est pour cela que ses récentes petites pertes de mémoire l'inquiétaient vraiment. Il visualisait son cerveau comme un sac à dos troué qui laissait passer les petits objets et qui n'allait que se détériorer de plus en plus jusqu'au moment où il laisserait passer de gros objets, puis tous les objets, tous les souvenirs, tous les visages, tous les noms, les prénoms, les tire-bouchons, les ampoules et enfin tous les mots.
  Tout disparaît pour mon père. Tout va disparaître pour moi. Ce n'est qu'une question de temps.
  Jusqu'à ce soir, il était un homme qui s'accrochait à sa mémoire comme un naufragé à un radeau. Un homme tranquille, un bon fonctionnaire, à la vie répétitive, un ami d'Élodie, un professeur d'histoire enthousiaste bien noté par sa hiérarchie, un futur retraité avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête qui se nommait " Alzheimer ".
  Voilà ce qu'il était jusqu'à il y a une heure, jusqu'à cette découverte de la " mémoire profonde ". Jusqu'à ce qu'il lui arrive quelque chose d'inattendu qui l'avait forcé à découvrir une part cachée de lui-même.
  Il y avait un tueur caché derrière la porte blindée de mon inconscient. Une mémoire enfouie derrière ma mémoire habituelle que ce spectacle a fait ressurgir. Si je n'y avais pas assisté j'aurais continué à vivre sans jamais y accéder.
  Il s'asperge le visage d'eau glacée.
  Il faut que je sache.
  Il allume son ordinateur et tape dans son moteur de recherche : " Bataille du chemin des Dames ".
  Il apprend que la ligne de front s'étendait entre Soissons et Reims. La première charge des Français contre les lignes allemandes avait bien eu lieu le 16 avril 1917 à 6 h 00. Du côté français il y avait 850 000 hommes contre 680 000 du côté allemand. Les Français étaient bien sous les ordres du général Nivelle. On s'était aperçu après la bataille que les Allemands, établis depuis 1914, avaient créé un vaste réseau de galeries souterraines profondes, solidement étayées, permettant de relier l'arrière du front et les premières lignes. C'est pour cela que, malgré les bombardements chargés de nettoyer la crête, les soldats d'infanterie français s'étaient retrouvés pris en tenaille par leurs ennemis qui surgissaient derrière eux par les tunnels. Rien que le premier jour d'offensive, les pertes s'étaient élevées à 150 officiers et 5 000 soldats, dont la moitié de tirailleurs sénégalais. Malgré la promesse du général Nivelle que l'offensive durerait au maximum deux jours, elle s'était étendue du 16 avril au 24 octobre 1917. À l'arrivée, il y avait eu 187 000 morts côté français contre 163 000 morts côté allemand.
  Pourtant, René s'en rend bien compte, personne n'a jamais vraiment fait le bilan de cette monumentale erreur stratégique. Dans l'enthousiasme de la victoire, on a oublié que cette bataille terrible avait été aussi meurtrière qu'inefficace.
  Lors de la Seconde Guerre mondiale, vingt et un ans plus tard, les généraux français, satisfaits de la dernière, se sont préparé à une nouvelle guerre de tranchées. Ils n'avaient pas prévu que les Allemands entretemps fonderaient leur stratégie sur l'utilisation de leurs tanks en première ligne, ce qui leur a permis de contourner rapidement et sans difficulté les lignes de défense françaises.
  Voilà le prix à payer lorsqu'on ne tire pas de leçons du passé.
  René Toledano cherche sur Internet la liste officielle des morts répertoriés de la Première Guerre mondiale. Il découvre qu'a réellement existé un caporal Hippolyte Pélissier, mort à 23 ans durant l'offensive du chemin des Dames.
  À tout hasard, René recherche s'il y a des photos de cet Hippolyte Pélissier. Il trouve une image qui laisse apparaître un visage qui ressemble en tout point à celui de la séance de régression. Mêmes yeux gris, même moustache, mêmes lèvres fines, même fossette au menton. René retourne sur la page du caporal.
  Hippolyte Pélissier faisait partie des corps francs, ces premiers commandos chargés des missions dangereuses derrière les lignes de front. Il était considéré comme un soldat d'élite qui avait déjà tué plus d'une dizaine de soldats ennemis lors de précédentes actions. Il est mort dans un tunnel. Il a été décoré à titre posthume.
  C'était un héros, et ce n'est pas forcément une bonne idée d'être un héros. Les héros sont ceux qui meurent en premier. Ce sont les lâches et les planqués qui survivent.
  Ce sont eux qui se reproduisent et meurent de leur belle mort. Et ce sont donc eux qui racontent leur version de ce qui s'est passé. Les vrais héros, étant décédés, ne sont pas là pour les contredire.
  Il observe à nouveau la photo du jeune soldat défunt.
  Dire que ce tueur était enfoui quelque part dans mon esprit. Sauf que lui a poignardé des ennemis pendant la guerre, c'est un acte héroïque ; ce que j'ai fait moi, cela s'appelle un crime.
  La photo d'Hippolyte Pélissier le trouble. Son incarnation semble le regarder à travers le temps.
  Réduire le temps de vie des autres. Je n'ai jamais voulu cela. Je n'y ai jamais pris de plaisir.
  J'ai tué pour obéir aux ordres de mes supérieurs. J'ai tué pour protéger mon pays des invasions étrangères. Et là je viens de tuer pour sauver ma propre vie. C'était de la légitime défense.
  Il observe son reflet dans son écran d'ordinateur.
  Deux corps différents pour une même âme ?
  Il souffle.
  Je dois me rendre à la police. Je le ferai demain matin au réveil.
  Il se met au lit mais reste les yeux ouverts.
  Passer tout le reste de ma vie en prison pour meurtre ? Parce qu'un ancien moi a ressurgi de ma mémoire profonde après une séance d'hypnose ?
  Par la fenêtre, la lune, tel un œil géant, maternel, l'observe avec réprobation.
  " Faute avouée est à moitié pardonnée. "
  Il essaie d'oublier ce qu'il s'est passé en se laissant glisser dans le sommeil.

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