vendredi 28 septembre 2018

32.

Le père d'Opale Etchegoyen était magicien dans un cabaret. Alors qu'elle n'était qu'une enfant, il l'émerveillait avec ses tours de prestidigitation, faisant surgir des fleurs, des cartes ou des foulards de ses manches, des balles de ping-pong de sa bouche, des lapins de son haut-de-forme. La petite fille applaudissait et riait chaque fois, complètement sous le charme.
  Son père lui avait appris que la magie fonctionnait ainsi : il fallait installer un suspense, entretenir une tension et, une fois la tension arrivée à son point culminant, surprendre par une révélation inattendue.
  Il lui avait expliqué que chaque tour recélait un secret et que quand on connaissait ce secret, on avait l'impression de détenir un trésor que les autres ignoraient.
  Au début, il lui avait appris des tours simples pour épater ses camarades de classe. Cela avait commencé par le pouce replié qui mime une amputation du doigt, la cuillère en équilibre sur le bout du nez, puis les balles en mousse rouges sous les gobelets. Elle avait enchaîné avec les tours de cartes. Elle avait vite compris qu'il fallait beaucoup pratiquer, sélectionner ses tours favoris et les travailler à fond.
  Naturellement, elle avait fini par monter sur scène pour participer au spectacle de son père. Elle était la femme coupée en morceaux. Elle se rappelait l'énorme émotion ressentie lorsqu'elle avait été applaudie la première fois, dans son vêtement à paillettes, sa main dans celle de son père, si fier d'elle.
  Sa mère était psychologue. Si son père lui avait appris la magie, sa mère lui avait rappelé que ce n'était qu'une activité de loisir et qu'il fallait trouver un métier sérieux pour gagner sa vie.
  Alors Opale avait suivi le cursus de sa mère. Elle avait fait en parallèle des études de médecine et de psychologie, puis avait voulu devenir psychanalyste. Elle avait ouvert un cabinet. Cependant, la pratique de la psychanalyse l'avait déçue. Cela consistait à écouter des patients raconter leurs petites misères quotidiennes, réelles ou imaginaires. Son métier lui semblait n'être qu'une variante de celui des curés qui écoutaient les gens confesser leurs malheurs pour finir par conclure qu'une prière arrangerait tout cela, ou celui des coiffeurs qui eux aussi avaient droit à la vie privée des clients dont ils shampouinaient le cuir chevelu.
  Ses patients venaient pour parler, sans être jugés ou sermonnés. Cependant, même lorsqu'on leur expliquait leurs erreurs et les conseillait pour ne plus les reproduire, très peu étaient prêts à changer leur comportement.
  La psychanalyse lui avait appris que tous les gens avaient des blessures enfouies et que tant qu'elles n'étaient pas cicatrisées, ils ne pouvaient rien construire de solide. Selon elle, la psychanalyse encourageait à entretenir ces blessures, mais n'apportait pas de solution réelle.
  Opale s'était donc sentie frustrée de ne pouvoir agir que de manière superficielle. C'était finalement la partie méthode Coué de sa pratique (" Si vous payez et si vous venez régulièrement pendant dix ans, vous guérirez ") qui était la plus efficace.
  Ses séances ne résolvaient rien d'autre que le paiement mensuel de son loyer.
  Elle avait cherché la raison de son impuissance et avait fini par déduire que les patients évoquaient leurs blessures superficielles, mais pas les vraies, les profondes. Or, tant que l'on n'aurait pas soigné les premières, on ne risquait pas de guérir les secondes. Il fallait remonter le plus loin possible en arrière.
  Opale avait donc exploré le passé plus lointain, la prime enfance, voire la période prénatale ou même la période fœtale.
  Elle avait fini par comprendre qu'il fallait remonter encore plus tôt. Jusqu'à cette intuition : et pourquoi pas revenir à avant la conception ? Selon elle, les vrais obstacles psychologiques prenaient leur source dans la genèse de l'âme. Seule l'hypnose avait le pouvoir de franchir cette frontière de l'inconscient.
  Elle avait donc abandonné sa carrière de psychanalyste et suivi une formation d'hypnose. Après tout, Sigmund Freud lui-même avait démarré comme élève du professeur Charcot et avait pratiqué le noble art de l'hypnose, avant d'y renoncer.
  Opale avait découvert qu'il y avait deux sortes d'hypnose. L'hypnose thérapeutique (qui visait surtout à vaincre l'addiction au tabac, les insomnies et les phobies) et l'hypnose de spectacle qui avait pour seule ambition de distraire un public.
  Elle avait étudié les deux en parallèle. La première pour être au fait des mécanismes du cerveau et la seconde pour expérimenter en direct. Elle avait travaillé la première dans les hôpitaux, proposant d'hypnotiser certains patients pour leur éviter une anesthésie. Elle s'était perfectionnée dans la deuxième en allant assister à des spectacles d'hypnose de cabaret. Elle se proposait spontanément comme cobaye pour voir de l'intérieur ce qu'elle ressentait.
  Elle s'était ainsi aperçue qu'une façon simple d'accéder au cerveau était le principe du 3+1. On fait accepter trois propositions peu dérangeantes à une personne, ce qui la pousse naturellement à accepter la quatrième. Par exemple, vous faites accepter des suggestions simples comme " Vous fermez les yeux ", " Vous respirez lentement ", " Vous vous détendez " et vous pouvez alors en formuler une quatrième plus difficile à accepter, comme " Vous n'avez plus envie de fumer ". La personne aura envie d'accéder à votre requête parce qu'elle a déjà accepté les trois premières. Ensuite, la difficulté est d'inscrire la suggestion dans le temps. On peut y arriver en faisant visualiser au patient des images à forte charge émotionnelle, comme des poumons transformés en cendrier.
  Cependant l'hypnose thérapeutique l'avait déçue. Comme l'avait pressenti Freud, cela ne marchait vraiment que sur 20 % des sujets, déjà naturellement " influençables ". Pas davantage. L'hypnose de spectacle l'avait encore plus déçue. Beaucoup d'hypnotiseurs désireux de ne pas prendre de risques utilisaient des trucs de prestidigitation. Ou alors, ils avaient recours à des complices qui se faisaient passer pour des gens pris au hasard dans le public.
  Elle en avait parlé à son père qui avait fait valoir que les hypnotiseurs, ne pouvant pas prendre le risque d'un échec devant le public, trichaient pour éviter d'être ridicules.
  À l'issue de ces discussions, elle lui avait exposé son idée de monter son propre spectacle d'hypnose " 100 % honnête ". Et c'est lui qui avait trouvé la péniche-théâtre et l'avait aidée à mettre en place un décor et un début de mise en scène. Mais après les premiers essais, il lui avait dit : " Tout artiste doit trouver un tour particulier qui soit sa marque de fabrique. Trouve une expérience d'hypnose qui n'est pas pratiquée par tes concurrents, démarque-toi. " C'est alors qu'elle avait eu l'idée de l'hypnose régressive dans les vies antérieures. Elle y croyait beaucoup et se disait qu'en la pratiquant sur les autres elle allait finir par apprivoiser cette technique.
  Et puis il y avait eu l'accident " Hippolyte Pélissier au chemin des Dames ".

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