vendredi 28 septembre 2018

33.


  Autour d'eux, dans Le dernier bar avant la fin du monde, la musique est montée progressivement et, mécaniquement, tout le monde parle plus fort.
  Les immenses yeux verts semblent aspirer René.

  Je ne l'avais pas bien regardée. Je ne l'ai même pas vraiment observée. Je passe à côté des êtres humains sans les contempler, sans tenter de les comprendre.
  C'est si déroutant. Une autre vie que la mienne, et quelle vie !
  Elle fait virevolter gracieusement sa longue chevelure et pour la première fois, il s'imprègne de son parfum boisé.
  Opale Etchegoyen, que venez-vous faire sur mon chemin de vie ?
  Vous avez ouvert une porte dans mon esprit dont j'ignorais même l'existence. Et maintenant vous me demandez d'ouvrir la vôtre qui est bloquée...
  Ces derniers jours m'ont permis de découvrir un peu mieux qui je suis vraiment et je comprends désormais que je devrais peut-être me demander qui sont les autres. Tous ces gens qui apparaissent dans mon existence, qui sont là pour me faire évoluer et que je peux faire évoluer en retour.
  Elle boit son cocktail à petites gorgées. Elle recommence à parler avec enthousiasme.
  - Votre réaction m'a fortement impressionnée. Elle m'a permis de comprendre que j'étais allée trop loin, trop vite, insuffisamment préparée en cas d'incident. Lorsque vous êtes revenu le lendemain, j'ai paniqué. Quand vous m'avez suivie à la sortie du théâtre, j'ai cru que vous vouliez vous venger. Et puis il y a eu cette série de régressions... Et là, je suis passée de la méfiance à la jalousie.
  René la regarde différemment.
  - Grâce à vous, j'ai vraiment pu entrevoir toutes les perspectives qu'offre l'accès aux mémoires de nos vies passées. À mon avis, cette méthode est plus apte que la psychanalyse à résoudre les traumatismes, car elle ne s'attaque pas seulement à ceux de l'enfance, mais aussi à ceux de toutes les vies antérieures.

  Elle me plaît, mais jamais elle ne s'intéressera à un type comme moi. Je ne suis qu'un petit fonctionnaire de l'Éducation nationale.
  Un assassin, qui plus est.
  - Nous portons tous en nous des histoires d'amour, des crimes, des épreuves terribles, des moments héroïques qui influencent notre vie présente. Comme un bruit de fond, des petites musiques imperceptibles.
  - Se les rappeler distinctement peut être traumatisant, croyez-moi.
  - Mais cela peut aussi être très enrichissant. Je n'y suis pas arrivée, mais peut-être que je pourrais y parvenir avec vous. Comme vous commencez à avoir une grande expérience en la matière, je crois que vous pourriez me guider à votre tour. Rien de tel que d'apprendre à plonger avec ceux qui sont déjà allés au plus profond.
  Le professeur d'histoire jauge la jeune femme, scrute les alentours, puis dit :
  - Pourquoi je vous aiderais ?
  - Pour me remercier, ne vous ai-je pas fait découvrir vos vies antérieures ?
  - Et si je vous disais que je ne vous crois pas ? Si je vous disais que je pense que vous n'avez fait que me manipuler ?
  - Dans ce cas, pourquoi je vous demanderais de faire pareil pour moi ? Je ne suis pas masochiste à ce point.
  Il réfléchit.
  - Soyez honnête, vous savez manipuler les esprits ?
  - Oui.
  - Et vous m'avez manipulé ?
  - Pas vraiment.
  - Vous avouez que vous m'avez manipulé !

  - Je peux le faire, mais, dans votre cas, je vous jure qu'il n'y a pas eu de manipulation. Cela a vraiment marché.
  - Très bien, montrez-moi comment vous savez manipuler les esprits.
  Elle marque son étonnement.
  - Je ne comprends pas votre requête.
  - Faites-moi un tour de magie pour que je puisse mesurer la différence entre ce que je vis et une simple manipulation mentale.
  - Donc, si je vous suis bien, vous voulez que je vous manipule pour que vous puissiez avoir la preuve que je ne vous manipule pas, c'est cela ?
  - Je veux vous voir tricher pour pouvoir comparer et m'assurer que vous ne trichez pas.
  Elle hausse les épaules, puis fouille dans son sac.
  - Très bien, puisque vous le souhaitez, je vais vous faire un tour de magie simple que m'a appris mon père. Il illustrera comment on peut, disons, rapidement et facilement, influer sur un esprit. C'est cela que vous souhaitez, n'est-ce pas ?
  Elle sort un jeu de cartes et le place à hauteur de ses yeux.
  - Je vais faire défiler des cartes très vite et vous en choisirez une sans me le dire.
  Tout en serrant le paquet dans sa main droite, elle utilise le pouce de sa main gauche pour tordre et libérer les cartes du jeu. En trois secondes, les cinquante-deux cartes ont défilé devant les yeux de René.
  - Vous avez choisi une carte ?
  - Oui.
  Elle ferme les yeux.
  - Ne me dites rien, je pense pouvoir deviner laquelle c'est.
  Elle l'observe au fond des yeux, puis déclare :

  - Déjà je peux vous dire que c'est une rouge.
  - Une chance sur deux, mais en effet, c'est bien une rouge.
  - Cela a à voir avec les sentiments. C'est un cœur.
  - Une chance sur quatre. Mais, en effet, il s'agit bien d'un cœur.
  - Ce n'est pas un chiffre, c'est une figure.
  - Pas mal.
  Non, ce n'est pas possible, elle ne va quand même pas trouver.
  - Je vois une femme avec une couronne. C'est la dame de cœur.
  Bon sang.
  - Mais oui. Comment avez-vous fait ?
  - C'est un simple tour de magie.
  - Expliquez-moi.
  - Si je vous le dis, vous accepterez de diriger une séance de régression dans mes vies antérieures ?
  Il termine son cocktail, qu'il ne trouve finalement pas si mauvais que ça, puis repose le verre.
  - J'accepte.
  - En fait, je suis entrée dans votre inconscient et j'y ai inscrit cette carte précisément. Vous avez cru choisir, mais vous n'avez pas choisi. C'est ce qu'on appelle en magie " un choix forcé ".
  - Comment pouvez-vous me forcer à choisir une carte précise alors que vous en faites défiler en quelques secondes cinquante-deux différentes devant moi ?
  - C'est le principe de la " persistance rétinienne ", qui est à l'origine même du cinéma. On perçoit tout au plus vingt-quatre images par seconde. S'il y en a une vingt-cinquième, notre inconscient la verra, mais pas notre conscience. Dans le jeu de cinquante-deux cartes que j'ai fait défiler, il y avait en réalité trois dames de cœur. En produisant un effet de flip avec mon pouce, j'ai créé comme un petit film. Et comme vous avez vu trois fois la même image (une dame de cœur), celle-ci s'est un tout petit peu plus imprégnée dans votre rétine que les autres. Votre inconscient a donc cru la choisir librement. Mais c'était moi qui avais choisi ce que vous alliez dire avant même que le tour commence.
  René observe le jeu de cartes et remarque qu'en effet il y a trois reines de cœur.
  - Donc vous avez ce pouvoir. Vous pouvez décider que je pense à une carte et que je croie que cela vient de moi ?
  - Comprenez bien que si je vous ai montré ce tour, c'est précisément pour vous prouver que je peux tricher ; mais en l'occurrence, je ne l'ai pas fait.
  Il reste dubitatif, alors elle cherche un argument à même de le convaincre.
  - Et puis vous avez réussi à faire seul une séance d'autohypnose régressive. Personne n'a pu vous mettre depuis l'extérieur en tête d'autres images que celles qui venaient de votre intérieur.
  - Vous m'avez peut-être conditionné pour que je m'auto-influence.
  Elle hausse les épaules.
  - Je reconnais qu'en vous montrant ce tour j'ai pris un risque, mais c'est précisément pour vous prouver que moi je ne triche pas. Je sais comment opérer, mais je ne le fais pas. Je vous jure que, dans votre cas, cela a vraiment marché ! Bon sang, moi j'y crois à votre Atlante, René ! Sinon je ne serais pas là.
  Le son de la musique de fond augmente encore et dans l'esprit de René plusieurs sentiments s'entrechoquent : l'attrait pour cette si belle femme, le sentiment de culpabilité pour la mort du skinhead, la peur d'aller en prison, l'émerveillement lié à la découverte de Geb, la lassitude de sa vie de professeur de lycée, l'envie de revenir en Atlantide.
  - Et quand voudriez-vous faire cette séance de régression ?
  Elle laisse s'épanouir sur son visage un sourire ravi.
  - Demain après-midi, 18 heures chez moi. Ça vous va ? C'est au 7, rue des Orfèvres. Mon code d'entrée est 1936, facile à retenir, c'est l'année des congés payés. Troisième étage à droite. Vous ne pouvez pas savoir comme il me tarde de partager avec vous cette connaissance ! Franchir le mur de la conscience pour s'enfoncer dans ses mémoires antérieures les plus profondes, c'est l'expérience la plus grisante que je puisse imaginer.
  Avant qu'il ait eu le temps de changer d'avis, elle se lève, récupère sa veste et franchit le seuil du Dernier bar avant la fin du monde.
  René est envahi par une impression étrange.
  Si je l'aide à ouvrir la porte de ses vies antérieures, va-t-elle elle aussi trouver une femme criminelle qui lui donnera envie de tuer à son tour ?
  Il est amusé par cette perspective.
  Dans ce cas nous deviendrions " complices "... Je me sentirais moins seul.

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